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Les acteurs essentiels de la médiation assurée par le système de la présentation, telle que la télévision en assure la continuité, sont i) un produit culturel (film, livre, pièce, disque, etc.), ii) la per- sonnalité de la star chargée de sa promotion, iii) le présentateur et iv) le public. L’ensemble n’arrive pas par hasard sur un plateau de télévision. Chalvon-Demersay et Pasquier montrent, dans leur ouvrage Drôles de stars, que les présentateurs vedettes n’acceptent pas de recevoir n’importe qui195 : il faut que la notoriété de l’invité

soit égale à celle du présentateur afin que ce dernier juge accepta- ble de le recevoir. On voit donc qu’une première contrainte struc- turelle pèse sur la médiation par la présentation. Celle-ci concerne l’appartenance au monde des stars : un produit culturel ne devient présentable que dans la mesure où il peut être introduit par une star. Ainsi, deux liens sont établis qui s’ajoutent à celui qui attache le présentateur avec son public selon le schéma tracé plus haut : tout d’abord le lien de fraternité entre stars qui unit le présentateur et son invité ; ensuite celui qui associe le produit à l’invité.

Ces liens font l’objet de la discussion médiatisée et je me bor- nerai ici à en reconstituer la thématique. Commençons par définir l’attachement de la star à son produit. Si le produit culturel est précieux, c’est parce que la star y a déposé quelque chose d’elle- même : le premier doit être littéralement imprégné par le fluide de la seconde. Si la star se prête parfois à décrire le travail qu’a nécessité la production de l’objet, elle s’y arrête rarement et pré- fère insister sur le caractère charnel de son engagement : elle s’est « donnée » à la production afin d’y laisser, inscrite au plus pro- fond de l’objet, son empreinte. Tout se passe comme si le produit culturel était le résultat d’une opération chimique opérant sous la cathalyse du désir : séduite par une « rencontre », la star a été

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immédiatement gagnée par la volonté de participer à un projet. Sa participation naïve, intuitive, a été totale : elle s’est littéralement offerte à sa réalisation. La star invitée peut ainsi faire valoir son engagement absolu, physique, dans la fabrication de l’objet : s’il est acteur, il racontera comment il a pris certains risques corpo- rels ou psychologiques ; s’il est écrivain, il montrera combien il est personnellement impliqué dans son récit196. Cet engagement

est évidemment parfaitement désintéressé : seul l’intérêt pour le projet a conduit la star à accepter de participer à la production. Notons que cette générosité de la vedette n’est pas contradictoire avec la vie luxueuse qu’elle est supposée mener : celle-ci ne résulte que de son état de star et il est naturel de ce point de vue que sa fortune soit assurée.

L’invité est également amené à définir le produit comme un produit collectif : il a partagé le travail avec des « gens formida- bles », d’autres stars, des stars en devenir ou des individus qui mériteraient de l’être. Car le produit ne peut pas être le produit d’un individu isolé, il doit reposer sur la solidarité du monde des stars. On pourrait y voir un paradoxe : une star étant par défini- tion un individu hors norme, elle devrait pouvoir se passer de la référence à une quelconque communauté. Mais c’est justement son caractère unique qui nécessite son ancrage à l’intérieur d’un monde humain197 : il est rassurant que la star et ses succédanés

soient aussi « comme tout le monde ». En outre, il s’agit d’une forme de garantie : l’estampille « monde des stars » est apposée sur le produit qui ne peut donc qu’être attachant.

Dernier caractère décisif de la relation à l’objet, l’investis- sement qu’il représente. Hollywood avait montré l’exemple en se servant de ses propres mises de fonds pour faire la publicité des films : si on y a mis tant d’argent, ce n’est quand même pas pour rien, pouvait-on entendre dans les bandes-annonces de Ben Hur ou d’Autant en emporte le vent. Le libéralisme ambiant et l’idéologie de la transparence198 ont sans nul doute renforcé cette

tendance, qui prend souvent la forme d’une glorification de la technologie, grande dévoreuse de fonds. Ainsi l’invité n’hésitera pas, s’il en a la possibilité, à insister, en même temps que sur son désintéressement, sur le fait que le monde de la production n’a pas lésiné pour réussir à mettre sur le marché un produit exemplaire.

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L’ensemble de ces thèmes forme le contenu principal délivré au téléspectateur. S’y ajoute un message secondaire, cependant fort important, du moins pour l’institution télévisuelle : il s’agit, non pas de dire, mais de montrer la participation du présentateur au monde de l’invité, celui des stars. Des formules, des questions, des remarques, plus encore des attitudes de complicité, sourires, clins d’œil, etc. sont faits pour exhiber la connivence, réelle ou fictive, du présentateur avec son invité et donc avec le monde des stars. Des indications concernant une vie antécédente consti- tuent l’atout maître dans le domaine : « L’autre jour, vous m’avez dit… », ou bien : « Lors du festival de Cannes, vous m’avez glissé à l’oreille… » Il s’agit dans tous les cas d’évoquer des confidences, des aveux, une intimité qui révèlent une participation commune à la vie intime des stars. Quand le présentateur ne dispose pas du statut qui lui permette de suggérer cette familiarité, il montrera une très grande connaissance des objets produits par la star et surtout il indiquera son attachement à certains d’entre eux, ce qui constitue le meilleur moyen de toucher à la fois le téléspectateur et l’invité.

De façon générale, nous dirons que le système de la présen- tation implique une prolifération d’actes de parole rituels destinés à étayer la familiarité du présentateur avec le monde des stars. Ces actes concernent « la façon dont chacun doit se conduire vis- à-vis de chacun des autres, afin de ne pas discréditer sa propre prétention tacite à la respectabilité, ni celle des autres à être des personnes dotées de valeur sociale199 ». La formule de Goffman

trouve ici une application exemplaire dans sa simplicité : dans la présentation culturelle, les enjeux touchent beaucoup plus à la place des personnes qu’à celles des objets puisque ceux-ci dépen- dent de la valeur marchande de celles-là.

Aussi n’est-il guère étonnant d’assister à la multiplication ré- cente d’émissions dont le principe repose sur un ensemble d’actes rituels éclatants (on peut préférer « tapageurs »). Citons le Vrai journal où chaque interview commence par la demande tradition- nelle de Karl Zéro à son interlocuteur de pouvoir le tutoyer ; sa question a le mérite d’expliciter le principe de connivence que la présentation requiert. Les émissions de Marc-Olivier Fogiel ont au contraire tendance à dissimuler la prégnance des actes ri-

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tuels au bénéfice d’une prétention au sérieux, mais ils demeurent extrêmement présents au moins dans la conduite de l’interview par Fogiel, son art des interruptions calculées, des mimiques expressives, etc. Mais c’est sans nul doute Thierry Ardisson qui gagne la palme en la matière. Il a enserré son émission Tout le monde en parle dans un tissu serré de sonneries, jingles, lumières, formules, gestuelles, etc., qui imposent à ses invités un encadre- ment cérémoniel étroit et précis. Le ton ludique de l’émission lui permet de jouer explicitement au maître d’œuvre : le médiatique ne cache plus son rôle de metteur en scène du monde des stars.

Bien sûr ces actes rituels sont accomplis au bénéfice du qua- trième joueur, le téléspectateur : sa complicité est activement recherchée, qui permet d’entériner, à travers les médiascores, la valeur représentative des différentes émissions. L’écoute de l’émission semble signifier l’accord du téléspectateur au présen- tateur afin que celui-ci le représente au sein du monde des stars. De telle sorte que, dans le système de la présentation, le rapport à l’objet culturel est pour le spectateur une image de la relation du présentateur à son invité : l’appropriation par le spectateur de ce qu’a laissé d’elle-même la star dans l’objet constitue la répli- que symbolique de la participation du présentateur au monde des stars.

Pour fonctionner correctement, le système de la présentation nécessite une participation complice des téléspectateurs. Celle-ci est donnée de moins en moins facilement, d’où l’utilisation de dispositifs paroxystiques ou paradoxaux. La présentation de soi à travers des dispositifs de confession cède la place aujourd’hui à la transparence fictive de la téléréalité. Il me semble difficile de prétendre que la présentation culturelle perdurera uniformément ; cependant, rien ne semble devoir entamer la capacité de l’écono- mie du star system à se maintenir. Je ne me risquerai donc pas à prévoir l’avenir… LE P RÉ SE NT AT EU R, U N « PA SS EU R » G RA ND P UB LI C

Chapitre 9

Le miroir culturel :