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À cette époque, Jeanson réalise beaucoup d’interviews. Comme il l’écrit dans Bonsoir, en avril 1920, « interviewer un contempo- rain, c’est le mécontenter ». Il faut dire que le jeune journaliste y met tout son talent et une certaine mauvaise foi. Il renonce à interviewer Tristan Bernard parce que celui-ci l’a fait attendre dix minutes avant de le recevoir ; mal installé dans un théâtre, où il ne voit que la moitié de la scène, il ne rend compte que de la moitié de la pièce dans une moitié d’article. Les Achard, Scize, Béraud ne procèdent d’ailleurs pas autrement. « Nous ne nous prenions pas au sérieux, se défendit Jeanson au micro de Farnoux-Raynaud qui l’interviewait lui-même avec beaucoup de déférence en 1956165.

Mais nous avions la dignité de notre profession. Et, par exemple, quand nous interviewions un personnage important, nous tenions à bien marquer que l’interviewé, quel qu’il fût, était l’obligé de l’intervieweur. Il devait nous accueillir avec quelques égards. » Il fallait se faire respecter, et d’autant plus que l’on était un jeune journaliste appartenant à un petit journal. Du reste, cette obliga- tion s’appliquait à l’intérieur du journal lui-même ; pas question, par exemple, de laisser couper ou modifier un article.

Bonsoir consacre quotidiennement une page aux spectacles, « Les bons soirs et les mauvais » ; Jeanson en est l’un des collabora- teurs les plus assidus. « Page incendiaire, dit-il encore à Farnoux- Raynaud. Nous ne ménagions personne. Lorsque nous étions tentés de nous montrer indulgents, le jacobin Béraud nous rap- pelait à l’ordre en nous lisant d’anciennes critiques dramatiques de Barbey d’Aurevilly dont les partis pris nous remettaient en train. “Prenez exemple sur le vieux !” nous disait Béraud.” Jeanson

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n’a guère besoin d’encouragement dans cette voie. « Moi, je ruais dans les brancards, écrit-il dans Soixante-dix ans d’adolescence. Ma politique tenait tout entière dans cette question : “Qui vais-je en- core éreinter aujourd’hui ?” » Léon Daudet, adversaire pourtant détesté, trouve grâce à ses yeux pour avoir suscité « des polémiques extrêmement vivifiantes et d’une brutalité salutaire. On secouait le lecteur, on l’indignait, on le ravissait, bref, on l’obligeait à exis- ter… »

À ce jeu, Jeanson se montre l’un des plus doués de la jeune génération. Il bâtit son succès sur sa plume acérée ; les lecteurs l’apprécient, les confrères la redoutent, les directeurs des journaux veulent se l’attacher. « L’Académie française a reçu hier M. Bor- deaux. M. Bordeaux a envahi le fauteuil de Jules Lemaître. Il y a des fauteuils qui ne sont pas dégoûtés », écrit-il dans Bonsoir en 1920. De Maud Loty, actrice : « un mégot de femme ramassé sur le trottoir ». Yves Mirande, naguère complimenté (dans La Bataille), est raillé, sifflé, flagellé. « À cette époque, se souvenait Jeanson dans un article de 1937 publié par La Flèche, nous avions, Marcel Achard, Scize et moi, une sorte de vice : le Mirande. Nous passions notre temps à l’insulter, à le traîner dans la boue : nous le traitions d’épicier, de voleur, de plagiaire, de marchand de cartes transparentes, de pipeur de dés, de pornographe, d’ivrogne et de tout et tout166. » Ce qui n’empêchait pas les mêmes de trinquer

avec leur victime dès que l’occasion s’en présentait (Mirande san- glotant sur la jeunesse d’Achard et celui-ci sur ce qu’il appelait la vie gâchée de Mirande) et la victime d’offrir un jour à Jeanson la radiographie de ses reins avec cette dédicace : « À l’homme qui m’a le plus éreinté ».

Dans les colonnes de Bonsoir, Jeanson fustige également les directeurs de salles qui se font marchands de soupe et les criti- ques complaisants. Gustave Quinson, tout-puissant propriétaire de théâtres, est campé en empereur bouffi d’orgueil, régnant sur des troupes stipendiées et des auteurs serviles ; Félix Gandéra, cri- tique et auteur dramatique, est accusé de « maquiller son talent » et de ne songer qu’à « séduire cet ami sérieux qu’est le cochon de payant ». Jeanson peut se permettre de poser ces banderilles parce qu’il n’est l’obligé d’aucune de ces puissances et qu’il fait partie d’un groupe, d’une bande, voire d’une meute, dont les membres

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s’épaulent. Quand il répond à Lucien Farnoux-Raynaud, qui s’in- quiétait du nombre de ses ennemis : « Nous étions invulnérables car notre désintéressement était total », c’est bien à cette réalité double – indépendance et solidarité – qu’il fait référence. Jean- son ajoutait, par ailleurs : « J’étais encouragé dans cette besogne par l’accueil – pas toujours désintéressé – que l’on faisait à mes articles. J’avais la dent de lait dure… Et puis aussi le goût du mot pour le mot. Aucune méchanceté mais le cabotinage de l’effet. » Il craint, parfois, d’aller trop loin. « On me dit partout que j’ai la dent trop dure ! confie-t-il à Béraud. Même, il m’est arrivé de retourner à l’imprimerie, rue Louis-le-Grand, corriger un papier que je trouvais trop vache ! — Tu avais tort ! rétorque l’irascible Lyonnais. Ne corrige jamais rien167. »

Si Béraud encourage ses amis à étriller les assis, c’est qu’il sait que c’est la seule manière de se ménager une place au soleil dans cette République du Croissant – le quartier de la presse, entre Réaumur et Opéra – où la concurrence est si rude. L’ex-Lyonnais a lui-même une plume redoutable, qu’il n’a pas mise encore au service de la presse d’extrême droite. Avec sa voix de stentor, sa faconde, son brio, il déplace beaucoup d’air (et pas seulement en raison de son impressionnant tour de taille). En fait, tous les té- moignages le désignent comme le chef de cette bande de mauvais garçons dont fait partie Jeanson. Il les rassemble chez lui ou dans les cafés qui bordent la rue Royale pour de longues discussions qui tournent souvent au monologue inspiré. « Ce qui nous mettait aux prises, raconte-t-il dans ses propres Mémoires, était un amour des lettres dont la violence même attestait le désintéressement. Je revois Marcel Pagnol, si jeune et déjà triomphant, assis sur le marchepied de la bibliothèque, place qu’il disputait à Henri Jeanson, page insolent et sentimental, qui, tout ébouriffé, avait l’âge du collégien monté en graine qu’il demeurera jusque sous la neige des ans168. »

Mais Jeanson ne se contente pas d’écorner des réputations : il aime aussi louer des auteurs, encourager des directeurs de salle, des metteurs en scène. Dans l’article déjà cité qui vise Félix Gan- déra, il oppose « deux sortes d’auteurs : il y a ceux qui tracent eux-mêmes leur route, qui abattent pour la tracer des forêts de préjugés. Ce sont les Novateurs. Il y a ceux qui marchent sur la

route des confrères. Ce sont les Autres. Bataille, Becque, Tristan Bernard, Bouhélier, Claudel, Courteline, de Curel, Duhamel, Feydeau, Ghéon, Gide, Sacha Guitry, Hervieu, Lenormand, Méré, Mirbeau, Renard, de Porto-Riche, Rip (mais oui !), Ro- mains, Savoir, Sée, Vildrac sont des Novateurs. Capus, de Flers, Frondale, Hennequin, Kistemacckers, de Lorde et Gandéra sont des Autres169. […] »

À ces deux listes nettement séparées, les autres articles du Jeanson de cette époque ajoutent quelques noms, en particulier, du côté des novateurs, celui d’Eugène Brieux, auteur naturaliste qui fournit le prétexte d’une petite polémique entre Pierre Va- renne et Henri Jeanson dans les colonnes de Bonsoir (dont ils sont tous les deux rédacteurs) en juin 1920. Brieux a vu l’une de ses piè- ces refusée par le comité de lecture du Théâtre-Français ; Jeanson s’en indigne et réclame la suppression du comité de lecture : le directeur ou, à défaut, le public, est apte à juger de la qualité d’une pièce. Varenne prend la défense du comité, pense que le jugement de la « foule » est rarement équitable et que les directeurs sont parfois incompétents – ce que ne songe pas à nier Jeanson. Mais l’auteur écrit d’abord pour le public, rappelle le jeune homme, et seuls ses suffrages lui importent, non ceux d’acteurs toujours prompts à le trahir. L’auteur et le public : telles sont pour Jeanson les deux instances principales, les autres étant accessoires. Dans ces articles de Bonsoir est déjà énoncé ce qui sera le credo de Jean- son dans les années qui suivront, y compris pour le cinéma.

Jeanson a aussi ses préférences parmi les metteurs en scène. Dans un article de La Bataille du 21 mars 1918, déjà, il portait aux nues le travail de Copeau, Gémier, Antoine, ce « brelan de purs novateurs », ces « dynastes de l’art dramatique » issus du peuple et y retournant. « Connaissez-vous Antoine ? » C’est Henri Jeanson qui pose la question à Gustave Téry, dans l’article qu’il lui consa- cre dans Bonsoir, en novembre 1922 (décernant au passage à celui qui est quand même son directeur le titre de « meilleur journaliste de ce temps » !). Mais Téry, qui a dîné avec des ministres, des rois, des savants, des académiciens, confie à Jeanson : « Je ne connais pas Antoine. Je l’admire trop, il m’intimide, je n’ai jamais osé l’aborder. » Outre l’hommage révérencieux au Maître, un autre intérêt de ce papier est de préciser les ambitions et les limites de

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la critique dramatique telle que la conçoit Henri Jeanson. À une question que lui pose Téry sur « l’influence » de cette critique, Jeanson répond : « Mon Dieu, je crois que la critique d’une co- médie ou d’un vaudeville représentés à Déjazet, à la Renaissance, à Cluny, à la Scala ou à l’Eldorado importe peu. Par contre, je suis sûr que le public qui se rend à l’Odéon, au Vaudeville, au Vieux-Colombier ou au Gymnase lit les papiers de Pawlowski, de Gignoux, de Sée ou d’Antoine. »

En d’autres termes, le théâtre de Boulevard se passe fort bien des critiques de la « petite » presse ; en revanche, le théâtre exigeant (sans être intellectuel), créatif (sans être d’avant-garde) a besoin de la critique éclairée que pratiquent les modèles de Jeanson, et Jeanson lui-même. « Nous avons finalement bien servi la cause du spectacle, confia-t-il à Farnoux-Raynaud en 1956. Copeau, Jou- vet, Lugné-Poe nous trouvèrent toujours à leurs côtés. Quand un de leurs spectacles démarrait mal, ils nous alertaient et nous fon- cions. » Il serait vain, toutefois, de chercher à dégager une « esthé- tique » privilégiée par Jeanson. Si Antoine passe pour le meilleur représentant du naturalisme au théâtre (non sans malentendus et équivoques qui perdurent jusqu’à nos jours), Lugné-Poe est, quant à lui, l’héritier du symbolisme ; cela ne dérange absolument pas Jeanson qui les associe dans son admiration.

Au reste, cette querelle du théâtre qui agita les esprits dans les années 1890 n’était pas inexpiable ; vingt ans plus tard, à lire les souvenirs d’un de ses principaux protagonistes, Paul Fort, elle lais- sait plus de cicatrices que de plaies ouvertes. Deux lettres de Paul Fort à Henri Jeanson sont particulièrement intéressantes : dans l’une, datée du 6 février 1918 et qui accompagne l’envoi de livres, l’ancien « prince des poètes » assure Jeanson de sa sympathie (on se souvient qu’ils s’étaient rencontrés, peu d’années auparavant, dans les cafés du boulevard Saint-Michel) et répond à l’enquête de La Bataille sur les écoles (« Romantisme ? Symbolisme ? Tra- ditionalisme ? Unanimisme ? Cubisme ? Il faut être poète. Rien n’est bon, hors cela. »). Mais la seconde de ces lettres, surtout, est passionnante : Paul Fort revient sur l’aventure du Théâtre d’Art, ce laboratoire du symbolisme qu’il fonda en 1890 et que reprit Lugné-Poe pour en faire le théâtre de l’Œuvre. Certes, le Théâ- tre-Libre y est désigné comme l’adversaire mais Fort reconnaît en

Antoine un « hardi navigateur » et un « merveilleux homme » et le crédite d’avoir « réussi à redonner une simplicité vigoureuse à la parole et au jeu des acteurs170 ».