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La notion de « passeur culturel » recouvre une très grande diversité d’objets : en premier lieu des individus comme l’enseignant, l’uni- versitaire, l’hispaniste, le curé, le notaire, la prostituée, la femme indigène brésilienne, le père ou la mère et plus généralement l’adulte, mais aussi l’enfant ; en second lieu des institutions socia- les comme les bibliothèques et plus généralement les médiathè- ques, les associations musicales mais aussi la – ou les – religion(s) ; en troisième lieu des catégories comme la littérature de jeunesse, la littérature glagolitique ; enfin, d’autres éléments difficilement classables comme des groupes ethniques (par exemple les Juifs dans l’Espagne musulmane), des villes, Istanbul (entre Orient et Occident), etc. En bref, le concept de « passeur culturel » est très largement employé pour circonscrire des objets dont l’hétérogé- néité paraît problématique ; d’autant plus problématique qu’un concept anthropologique comme celui de cultural brokerage (qui est sans doute un équivalent jusqu’à un certain point discutable), montre clairement cette fois qu’il est possible de circonscrire plus strictement cette notion dès lors qu’elle appartient à un langage forgé en dehors de la pratique des acteurs qui en constituent sou- vent la source.

La notion de « passeur culturel » ne va pas de soi en de- hors d’une tradition anthropologique – essentiellement anglo- saxonne, ou africaniste en France – qui a ses logiques d’analyse

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et ses champs d’expérimentation propres. Et il faut souligner le risque, trop souvent sous-estimé, des transferts conceptuels mal maîtrisés, transferts en soi légitimes, et dont il faut savoir user sans réticence, mais trop souvent pratiqués sans réflexion préalable.

Il faut d’autant plus insister que, pour en revenir à la littérature française, lorsque l’on cherche dans le champ des sciences humai- nes, et plus précisément en histoire – mais le constat pourrait sans doute être étendu vers d’autres disciplines –, l’utilisation du con- cept de « passeur culturel », un grand désert bibliographique se fait jour : à côté des notions de « diffusion culturelle », de « médiation » et/ou d’« intermédiation culturelle » qui, par exemple, sont large- ment employées, celle de « passeurs culturels » demeure largement en retrait. Du reste, deux colloques seulement ont été menés sur ce thème : le premier, ancien, mais qui fit date alors, à l’Université de Provence, en 1978, sous la direction de Michel Vovelle245, et

le second récemment à l’Université de Marne-la-Vallée, sous la direction de Louise Bénat-Tachot et Serge Gruzinski246. Dans

ce dernier cas, soulignons que Serge Gruzinski, parce qu’il en est un spécialiste247, avoue d’emblée la difficulté à cerner la notion,

qui reste ainsi d’une médiocre efficacité heuristique248. Le terme

de « métisses culturels » était employé déjà par Michel Vovelle dans l’introduction du colloque d’Aix-en-Provence et se situait alors plus précisément au carrefour d’une problématique marxiste confrontée au couple déculturation-acculturation, notamment à propos des rapports entre « culture populaire » et « culture d’élite », contribuant ainsi à en affaiblir la distinction249. Ce qui ressort en

tout état de cause de ces travaux, c’est l’idée du passeur culturel comme agent de liaison, « agent de diffusion », « relais » entre deux univers culturels a priori éloignés, se rejoignant justement dans l’idée que les frontières étanches et les distinctions claires de l’un à l’autre sont en fait largement artificielles, voire reconstruites250.

En fait, de l’analyse de Michel Vovelle, on peut retenir ici essentiellement deux éléments. D’abord, l’idée de l’intermédiaire culturel comme un « agent de circulation », comme « courroie de transmission » ; en bref, une perspective d’analyse de type fonc- tionnaliste reposant toujours sur une base dynamique, ou plutôt sur la nécessité d’étudier des structures dynamiques. En second lieu, comme le note Vovelle, que la dimension historique – et

on ajoutera volontiers sociale – est une condition sine qua non de l’étude. De ce point de vue, prolonge Michel Vovelle, « à partir du xixe siècle, ce tableau relativement stable […] se brouille, devient

moins limpide, sous la pression d’une évolution sociale plus encore que culturelle qui modifie profondément les données. On assiste, à un rythme accéléré, à un développement considérable du livre, puis, grâce à la pression des médias, des moyens de diffusion (et/ ou) de domestication idéologique, en même temps peut-être qu’à une relative dépersonnalisation du contact, moins direct251 […] »

C’est, comme l’écrit Christophe Charle, le temps des « hommes doubles » marquant, à la fin du siècle, « l’achèvement du système de production culturelle fondé sur la multiplication des intermé- diaires entre auteurs et publics252 ».

Partant de ce dernier constat, c’est bien ici dans une ère du papier qui s’inscrit dans un schéma production-diffusion-récep- tion, et dont les revues participent largement, que les « passeurs culturels » trouvent naturellement leur place. On verra dans un premier temps comment on peut articuler la notion de « passeurs culturels » avec l’étude des revues, en partant de l’élément le plus simple et le plus immédiatement repérable, à savoir l’importation des cultures étrangères au sein de l’espace culturel français. En second lieu, on se placera au sein de l’espace médiatique lui-même pour interroger la notion de « passeur culturel » en se demandant dans quelle mesure elle peut aider à en éclairer les structures et les modalités de fonctionnement. Mais avant d’en venir à ces deux points, quelques remarques préalables s’imposent pour détermi- ner, au moins grossièrement, ce que l’on entend par revue.