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Situer le modèle capacitant, entre approche dominante et approche critique

B Une double insertion : le cadre des bureaucraties professionnelles et la théorie de la contingence

2) Situer le modèle capacitant, entre approche dominante et approche critique

Afin de mieux saisir le modèle conceptuel capacitant nous avons opté par une compréhension au travers des travaux de recherche de son instigateur, Paul Adler, et son positionnement vis-à-vis du courant dominant de la recherche en contrôle de gestion.

a) Une explication par l’étude de travaux de Paul Adler

Il n’est guère aisé de positionner le modèle capacitant. En effet, Paul Adler a toujours revendiqué une approche critique, depuis le choix de son directeur de thèse en France, Michel Aglietta, l’un des chefs de file de l’école de la régulation qui constitue l’une des deux principales approches hétérodoxes de l’économie en France, avec l’économie des conventions. Adler montre un intérêt particulier pour l’approche marxiste qu’il propose, dans plusieurs de ses écrits, de relire dans la mesure où « il est évident que les organisations d'aujourd'hui partagent de nombreuses caractéristiques fondamentales avec celles que Marx voyait prendre forme en son temps » (Adler, 2009, p. 62)38. Il déplore alors que :

« […] de nombreux chercheurs en organisation sont aujourd'hui basés dans les écoles de commerce, où ils travaillent sous le poids des normes instrumentalistes, et la perspective marxiste offre peu si la recherche n’est considérée comme valable que dans la mesure où elle aide les gestionnaires à remplir une mission de maximisation de la richesse des actionnaires » (Adler, 2009, p. 71)39.

Paul Adler estime que la pensée de Marx est de nature à contribuer à « changer le monde » (Adler, 2009, p. 83) et se range du côté des marxistes qui « soutiennent qu'il est plus productif de prendre position en faveur de l'émancipation des opprimés » (Adler, 2008, p. 83 ; voir aussi Adler et Jermier, 2005)40.

38 « It is obvious that organizations today share many fundamental features with those Marx saw taking

shape in his time » (Adler, 2009, p. 62).

39 « […] many organizational scholars today are based in business schools, where they labor under the

weight of instrumentalist norms, and the Marxist perspective offers little if research is seen as valuable only insofar as it helps managers fulfill a mission of shareholder wealth maximization » (Adler, 2009, p. 71).

40 « Marxists argue that it is more productive to take a stand in favor of the emancipation of the oppressed

De telles assertions l’ont conduit à fonder le concept de base du modèle capacitant. Pourtant, l’étude de cas emblématique de ce modèle, l’usine automobile NUMMI en Californie, présente une organisation à la fois très productive et où les employés apparaissent très majoritairement satisfaits de leur travail, si bien qu’Adler n’hésite pas à la qualifier de « taylorisme démocratique » (Adler, 1993b, p. 5 ; Adler et Cole, 1993, p. 89). Il anime en outre la session « marxiste » des colloques du Groupe européen d’études organisationnelles, dont l’appellation officielle est European Group

for Organizational Studies (EGOS 2014 Rotterdam, session 24 Markets, Sociality and

Citizenship in Crisis: Marxist and Other Critical Approaches ; EGOS 2015 Athènes, session 44 Marxist Organization Studies: Structures, Systems and Power ; EGOS 2016 Naples, session 18 Marxist Organization Studies: Institutional Forms of Power and

their Legitimacy). Adler, et à travers lui le modèle capacitant, pourrait donc être perçu comme relevant du courant critique en sciences des organisations si l’on n’approfondissait pas cette analyse (Morales et Sponem, 2009, p. 7).

Il nous semble que la réalité est plus complexe. En effet, Adler ne se revendique pas en tant que « marxiste ». Il se réfère à l’analyse marxiste quant à la compréhension des organisations tout en proposant de relire Marx pour développer une nouvelle argumentation : « J’offre une lecture non conventionnelle de Marx comme un moyen de donner du sens à cette ambivalence » (Adler, 2012, p. 244)41 et « j’espère montrer qu’une lecture alternative élargit l’horizon des connaissances » (Adler, 2012, p. 248)42. Il se fonde en effet sur des écrits de Weber pour évoquer une aliénation bureaucratique au prix de l’efficacité pour contester cette vision qu’il qualifie de trop pessimiste et fait valoir un chemin esquissé par Gouldner (1954), selon lequel la bureaucratie peut aussi être vécue favorablement (Adler et Borys, 1996, p. 85). Il propose dans une contribution récente, témoignant de son intérêt continu pour le modèle des bureaucraties capacitantes, de considérer l’aspect ambivalent du modèle bureaucratique qui peut être de façon simultanée capacitant et coercitif (Adler, 2012, p. 245). Ce faisant, il ne s’inscrit pas dans la tradition marxiste mais entend utiliser les paradoxes soulevés par cette analyse pour appuyer son analyse initiale des bureaucraties capacitantes opposées aux bureaucraties coercitives (Adler et Borys, 1996) : d’une part, la bureaucratie est un

41 « I offer an unconventional reading of Marx as a way to make sense of this ambivalence » (Adler,

2012, p. 244).

ensemble puissant de techniques d’organisation qui permettent d’atteindre la coordination voulue, et, d'autre part, la bureaucratie fonctionne comme un moyen d'exploitation et de contrôle coercitif ; à ce titre, elle menace d'étouffer la collaboration nécessaire pour que les tâches soient bien assurées (Adler, 2012, p. 260). Dans ce sens, une bureaucratie n’appelle-t-elle pas nécessairement des contrôles coercitifs ?

Adler emprunte le sillage pris par d’autres, tel Gordon (1976) qui « propose une variante plus sophistiquée [que la] lecture conventionnelle [et] interprète Marx en affirmant que les entreprises capitalistes maximisent l'efficacité technique sous la contrainte que l'exploitation soit maintenue » (Adler, 2012, p. 248)43. C’est pourquoi Adler ne doit pas être compris comme un partisan de l’analyse marxiste telle qu’elle est diffusée. Cela nous paraît clair lorsqu’il écrit que la congruence étant éphémère ou illusoire pour les néo-marxistes, en raison de la nature antagoniste de la lutte des classes, l’approche capacitante constitue pour ceux-ci un simple mirage (Adler et Borys, 1996, p. 80). En revanche, il s’intéresse au courant sociologique des organisations, inscrivant par exemple ses recherches dans l’analyse wébérienne ou la théorie des processus de travail (labor process), et mobilise des cadres théoriques alternatifs, même s’il n’hésite pas à prendre de la distance pour proposer, développer et compléter une analyse originale qu’il poursuit encore de nos jours (Adler, 2006 ; Adler, 2012).

Adler s’inscrirait donc dans le courant sociologique des sciences de gestion qui a commencé à émerger durant les années 1970 et qui est vivace en France, même si « les travaux qui y sont réalisés n’ont pas pour autant un caractère nécessairement critique » (Morales et Sponem, 2009, p. 7). Ce courant ne constitue pas un champ de recherches unifié dans la mesure où l’on « peut y inclure les approches contingentes, institutionnelles, marxistes ou apparentées (Labour Process) et foucaldiennes » (Morales et Sponem, 2009, p. 6-7). Par conséquent, le positionnement de Paul Adler dans le courant sociologique et alternatif apparaît cohérent ; nous proposons d’étendre notre analyse pour situer le contrôle capacitant vis-à-vis des grands courants de la recherche en contrôle de gestion.

43 « Gordon (1976) proposes a more sophisticated variant of this conventional reading […]: he interprets

Marx as asserting that capitalist firms maximize technical efficiency under the constraint that exploitation be maintained » (Adler, 2012, p. 248).

b) Les filiations instrumentales et comportementales du contrôle capacitant

Nous allons, dans un premier temps, nous intéresser au courant dominant de la recherche en contrôle de gestion. Précisons que par approche dominante nous entendons l’approche instrumentale et financière qui fonde le contrôle de gestion (désormais CDG), ou, autrement dit, « le courant dominant de la recherche en contrôle de gestion repose sur des théories économiques ou fonctionnalistes de l’organisation » (Morales et Sponem, 2009, p. 2001). Ce courant dominant fait d’ailleurs l’objet d’une description éclairante dans la réponse apportée par Anthony Hopwood, fondateur d’Accounting,

Organizations and Society, à Jerold Zimmerman quant à sa critique d’Ittner et Larcker (2001) :

« Une fascination pour "le courant dominant", une retraite de la communauté académique internationale vers une préoccupation primaire pour "l'Amérique du Nord" et une glorification de l'état et du potentiel de l'économie, "la première science sociale", tout infuse l'analyse de Zimmerman » (Hopwood, 2002, p. 777)44.

La critique d’Hopwood fait ainsi écho à des questionnements de Zimmerman qui s’interroge sur la raison pour laquelle Ittner et Larcker citent souvent des études publiées dans des revues non nord américaines (Contemporary Accounting Research est incluse, mais pas Accounting, Organizations and Society) et hors du courant dominant (Zimmerman, 2001, p. 412)45. Dans ce sens, s’intéresser au contrôle de gestion

mainstream signifie s’intéresser d’une manière générale à la question des gains de productivité et de la « recherche de performance » organisationnelle financière, ce qui implique de se pencher sur la définition du CDG. Les termes de CDG nous renvoient à l’idée que la gestion mise en place au sein d’une organisation, ou plus prosaïquement les procédures et dispositifs qui permettent de gérer, doit faire l’objet d’un contrôle. Or, cela n’est pas si simple et explique pourquoi depuis plus de cinquante ans la littérature de notre champ en propose sans cesse de nouvelles définitions.

44 « A fascination with ‘the Mainstream’, a retreat from the international academic community towards a

primary concern with ‘North America’ and a glorification of the status and potential of economics, ‘the premier social science’, all infuse Zimmerman's analysis » (Hopwood, 2002, p. 777).

45 « Why are so many of the studies cited by IL published outside the mainstream, North American

Un point de départ peut consister en l’étymologie latine du contrôle qui vient de

contre rôle, un document qui permettait de vérifier le rôle, à savoir « un registre tenu en double pour la vérification d’un autre » (Fennis, 1995, p. 628). En outre, le terme « contrôle de gestion » a une origine américaine où il s’appelle management control (même, faut-il le préciser, s’il y a d’autres dénominations comme management

accounting qui est largement employé aux États-Unis et se perçoit de façon plus restrictive en se limitant à la prise de décision, à l’instar de la « comptabilité de gestion » française). Comme le précise Bouquin (2006), il s’agit d’une méthode de management dont on a l’habitude de dire qu’elle est née durant les années 1920 dans de grandes entreprises américaines, sous l’impulsion notamment d’Alfred Pritchard Sloan et de Donaldson Brown, dirigeants des entreprises General Motors (GM) et Du Pont de Nemours46. Bouquin (2005a) rappelle, toujours en se référant aux cas de GM et Du Pont durant les années 1916–1920, que ces grands groupes étaient confrontés à une complexité croissante, liée à leur taille, à la dispersion géographique de leurs unités, et surtout à leur stratégie de diversification. C’est pourquoi, d’une part, ils avaient adopté une structure décentralisée en divisions et, d’autre part, leurs dirigeants développèrent une méthode de management dite de « décentralisation avec contrôle coordonné » (Sloan, 1963). Le type de contrôle qui suivit annonça ce qui est devenu un modèle classique de contrôle de gestion : le modèle Sloan-Brown. Puis, le management control fut théorisé dans les années 1960 par Robert Newton Anthony, professeur à la Harvard Business School (Bouquin, 2006). Cette approche instrumentale et économique est à rapprocher de la première définition qu’Anthony donna du CDG : « processus par lequel les managers obtiennent l’assurance que les ressources sont obtenues et utilisées de manière efficace et efficiente pour réaliser les objectifs de l’organisation » (1965, p. 17). Cette définition confère ainsi au CDG un rôle essentiel de vérification. Certes, le CDG en action inclut nécessairement des tâches de vérification qui sont formalisées, mais il doit aller au-delà.

Parallèlement, la mise en œuvre de dispositifs de CDG dans des organisations décentralisées a posé la question de la congruence entre les intérêts des individus membres de l’organisation et les objectifs organisationnels, et par ricochet les intérêts des propriétaires (actionnaires). Cette approche de type agence fera l’objet d’une

46 Précisons qu’Alfred Pritchard Sloan, Jr. a dirigé GM et que Donaldson Brown fut d’abord directeur

analyse spécifique dans la discussion de nos résultats en seconde partie (cf. chapitre IV), sachant que la majorité des recherches en CDG publiées « dans les revues nord- américaines les mieux classées […], s’appuie essentiellement sur des théories contractuelles de la firme, et plus particulièrement sur la théorie de l’agence » (Morales et Sponem, 2009, p. 5 ; voir aussi Lambert, 2006, p. 247).

L’approche comportementaliste du contrôle est mise en évidence dans une seconde définition proposée par Anthony : « Le contrôle de gestion est le processus par lequel les managers influencent les membres de l’organisation pour mettre en œuvre les stratégies de manière efficace et efficiente » (Anthony, 1988, p. 10)47. Ainsi, on verra que la qualité capacitante du CDG fait aussi sens quant au débat sur le Relevance Lost en proposant une voie de performance des organisations autre que celle de la performance financière. Un parallèle peut être fait avec les travaux précurseurs de Mary Parker Follet (1924) pour laquelle « contrôler, c’est créer les conditions pour que les managers n’apprennent pas seulement à agir, mais aussi et surtout à penser » dans la mesure où « une dimension souvent oubliée dans le modèle dominant du contrôle de gestion [est] la relation nécessairement interactive pour garantir la cohérence entre la stratégie et le quotidien » (Eggrickx, 2014, p. 107). Pour autant, on peut penser que la première approche, économique et fonctionnaliste, a laissé une profonde empreinte qui marque l’approche behavioriste, « première forme de "critique" du courant dominant économique » (Morales et Sponem, 2010, p. 6). Ralph Adler adopte une position tranchée en la matière en considérant que :

« Alors qu’il est fait référence au comportement humain, les descriptions se concentrent principalement sur les systèmes comptables. En conséquence, la littérature n'a pas réussi à dépasser l'affirmation d’Anthony (1956, p. 115) selon laquelle le centre d'un système de contrôle de gestion doit être un système financier » (Adler, 2011, p. 252)48.

Le contrôle capacitant ne renie ni sa filiation instrumentale, ni sa filiation comportementale. Au contraire, nous montrerons qu’il les conjugue. C’est pourquoi nous sommes enclin à situer l’approche capacitante du contrôle en tant qu’approche

47 « Management Control is the process by which managers influence other members of the organization

to implement the organization’s strategies » (Anthony, 1988, p. 10).

48 « […] while reference is made to human behavior, the expanded descriptions predominantly

concentrate on accounting systems. As a result, the literature has failed to move beyond Anthony’s (1956: 115) assertion that the center of a performance management system “must be a financial system” » (Adler, 2011, p. 252).

alternative modérément critique puisqu’elle ne s’inscrit pas pleinement dans le courant dominant. Nous avons montré qu’elle s’appuie sur le courant de la contingence qui avait dominé les années 1970 et 1980 en proposant une critique du one best way taylorien ; toutefois, l’école de la contingence elle-même ne remet pas en cause les hypothèses du courant dominant telles qu’identifiées par Caplan (1966, p. 114-115) (voir infra encadré I.1.) qui « portent sur les buts de l’organisation, les comportements des salariés et des managers et sur les rôles de la comptabilité de gestion » (Morales et Sponem, 2009, p. 4).

Encadré I.1. Les hypothèses du contrôle de gestion selon Caplan, E. H. (1966), repris par