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Le modèle bureaucratique au centre des organisations modernes

B Une double insertion : le cadre des bureaucraties professionnelles et la théorie de la contingence

1) Le modèle bureaucratique au centre des organisations modernes

Le cadre capacitant témoigne d’un regain d’intérêt dans la recherche d’outils et d’usages adaptés pour conférer davantage de pertinence et de légitimité aux bureaucraties, modèle dominant des organisations, à une période où elles sont particulièrement affectées par des restrictions qui touchent plus particulièrement les ressources humaines et les ressources financières. Plusieurs études montrent effectivement la « tendance vers une bureaucratisation croissante dans la société occidentale » (Dumaine, 1991 ; Hecksher et Donnellon, 1994 ; Bélanger et Mercier, 2006). À ce titre, la majorité des employés31 travaillent au sein d’organisations ayant mis en place une large formalisation du travail puisque les trois-quarts d’entre eux disposent de fiches de poste écrites et 80 % doivent suivre des règles et des manuels de procédures écrites (Marsden et al., 1994), illustrant en cela la dimension technologique

31 Nous reprenons à dessein « employés », terminologie utilisée par Adler et Borys (1996, p. 61) qui

de ces organisations bureaucratiques au sens adopté par Adler et Borys (1996) avec la formalisation des flux de travail (workflow formalization).

On peut ainsi aborder la question des bureaucraties au travers du prisme des structures organisationnelles de Mintzberg, qui fait l’objet d’une littérature abondante en sciences de gestion.

a) Identification des bureaucraties capacitantes avec le modèle des structures organisationnelles de Mintzberg

Chercheur emblématique de la théorie de la contingence, Mintzberg a produit une somme pour mieux comprendre comment fonctionnent les organisations : « Mintzberg entreprend la plus vaste et la plus importante synthèse jamais réalisée de la littérature scientifique portant sur le phénomène organisationnel » (Bonami et al., 1993). Cette recherche mobilise différentes contributions qu’il a effectuées, notamment sur les éléments de base des organisations et les configurations structurelles32. Par rapport à ces dernières, il identifie six formes : la structure simple ou entrepreneuriale, la bureaucratie mécaniste, la bureaucratie professionnelle, la structure divisionnalisée, l’adhocratie et l’organisation missionnaire. Chacune correspond à un mécanisme de coordination : la supervision directe, la standardisation du travail, la standardisation des qualifications, la standardisation des résultats ou des productions, l’ajustement mutuel et l’idéologie (Mintzberg, 2012, voir notamment p. 404).

La bureaucratie professionnelle nous intéresse plus particulièrement car elle est caractéristique de notre terrain de recherche : il s’agit d’une organisation bureaucratique qui n’est pas nécessairement centralisée et au sein de laquelle la partie clé de l’organisation est le centre opérationnel. En effet, le travail opérationnel directement lié à la production et à la commercialisation y est complexe et confié à des professionnels, qui disposent alors d’un « pouvoir considérable » (Mintzberg, 2012, p. 322), à l’instar des médecins dans les hôpitaux (Perrow, 1967). C’est pourquoi elle s’appuie, « pour fonctionner, sur les compétences et le savoir de leurs opérateurs qui sont des professionnels » (Mintzberg, 2012, p. 310) et son mécanisme de coordination, la standardisation des qualifications de ces professionnels. À l’instar des hôpitaux, mais aussi des universités, des systèmes d’éducation, des cabinets d’expertise comptable, des entreprises artisanales (Mintzberg, 2012, p. 310) ou encore des « organisations

culturelles » (Chatelain, 1996, p. 121), les bureaucraties professionnelles recrutent, forment et socialisent des spécialistes qui peuvent contrôler leur propre travail et rester relativement indépendants de leurs collègues : « dans un tel cas, les administrateurs des systèmes d’autorité se voient contraints de céder du pouvoir à ces experts et de leur laisser de grandes marges de manœuvre pour qu’ils puissent mener leurs tâches à bien » (Redslob, 2012, p. 74).

On comprend dès lors que la bureaucratie, notamment celle qualifiée de professionnelle, se soit très largement répandue dans les sociétés modernes à un point tel qu’elle est devenue « la configuration structurelle à la mode » (Mintzberg, 2012, p. 309). En effet :

« La bureaucratie professionnelle, décrite par Henri Mintzberg, est présente dans toutes les organisations où la priorité est accordée au service rendu et, par conséquent, à ceux qui réalisent ce service plus qu'à l'organisation qui en permet l'exercice. […] Dans ce type d'organisations, le centre opérationnel […] est hypertrophié par rapport aux structures managériales classiques » (Chatelain, 1996, p. 121).

En outre, le prisme étendu que nous évoquions concerne une bureaucratie dite de « formalisation du travail » qui considère que « la formalisation et la multiplication d’instruments de gestion est en effet la marque des organisations modernes » (Bérard, 2013, p. 55-56). La mode de la bureaucratie (professionnelle) évoquée par Mintzberg n’est pas près de disparaître, ainsi que le fait malicieusement observer Paul Du Gay dans l’introduction d’un ouvrage collectif :

« La disparition de la bureaucratie a été prévue, et demandée, à plusieurs reprises tout au long de l'histoire de la pensée de gestion, ainsi que dans la théorie sociale et politique moderne. Cependant, malgré le mépris régulièrement déversé sur elle, la bureaucratie, à la fois en tant qu’idéal organisationnel que dispositif organisationnel prenant différents formats, s’est avérée remarquablement résiliente. Les rapports de son décès se sont révélés être quelque peu prématurés » (Du Gay, 2005, p. 1)33.

33 « The demise of bureaucracy has been anticipated, and demanded, many times throughout the history

of management thought, as well as in modern social and political theory. However, despite the scorn regularly heaped upon it, bureaucracy, both as an organizational ideal and as a diversely formatted organizational device, has proven remarkably resilient. Reports of its death have turned out to be somewhat premature » (Du Gay, 2005, p. 1).

b) La formalisation des flux de travail des bureaucraties capacitantes au regard de l’approche contingente

Nous abordons ici une argumentation développée par Adler et Borys (1996) au début de leur article sur l’approche contingente dans la mesure où nous apporterons une contribution dans les résultats de la présente recherche. Dans ce cadre, à partir d’une synthèse des facteurs de contingence repérés par Covaleski et Dirsmith (1996) et Chiapello (1996), Couret (2007, p. 21) relève que ces facteurs jouent sur trois dimensions structurelles : le degré de formalisation, le degré de spécialisation et le degré de différenciation. Le débat va ici porter sur le degré de formalisation.

Nous savons que ce que l’on qualifie d’approche contingente ou de théories de la contingence forme un ensemble de travaux de recherche qui a marqué le contrôle de gestion. Ce courant de réflexion pose que les systèmes de contrôle et de pilotage de la performance seront contingents de caractéristiques influençant la forme et le fonctionnement de l’organisation. Ainsi, « un certain nombre de facteurs de contingence […] peuvent éclairer la présence d’un mode de contrôle plutôt qu’un autre pour une activité donnée » (Chiapello, 1996, p. 51).

Le contrôle capacitant est fondé sur une formalisation des flux de travail appliquée aux bureaucraties (Adler et Borys, 1996, p. 61) et affiche ses proximités avec la théorie de la contingence. Ces auteurs s’intéressent aux comportements des individus travaillant dans des univers très formalisés pour répondre à leurs facteurs de contingence. Ils partent du fait que, selon la théorie de la contingence, des résultats comportementaux négatifs dus à la formalisation sont souvent l’expression d’un mauvais alignement des exigences des tâches à accomplir à la conception et l’organisation du travail. Ainsi, les employés vont réagir positivement à des niveaux élevés de formalisation associés à des tâches routinières et lorsque de faibles niveaux de formalisation sont associés aux tâches non routinières. Il en découle que si le travail est trop formalisé pour les tâches à réaliser et que s’il y a un excès de procédures appliquées de façon trop rigide, les critiques de la formalisation seront vérifiées par des résultats attendus négatifs : le manque d'autonomie et de contrôle créera inévitablement des sentiments d'insatisfaction et de démotivation, donc néfastes en termes d’accomplissement de la mission et de résultats organisationnels, par exemple une faible productivité. Il semble évident pour les critiques de la formalisation de convenir que la plupart des employés se sentent relativement plus satisfaits d’effectuer des tâches

non routinières dans des conditions de faible formalisation. Toutefois, Adler et Borys (1996, p. 65) se réfèrent à Morse et Lorsch (1970) qui ont suggéré que la sous formalisation du travail nuit à l’épanouissement des compétences des employés. En effet, on peut également convenir que la sous-formalisation des tâches très routinières va générer des tensions pour les employés. Cependant, la question posée est de savoir si les employés sont à même de se sentir aidés, facilités dans l'exécution des tâches, particulièrement routinières, dans des conditions de haute formalisation ; ce à quoi des théoriciens des organisations (Cyert et March, 1963 ; Pfeffer, 1981) avancent que répondre par l’affirmative suppose un très fort degré de congruence entre les employés et leurs dirigeants, ce qui est le plus souvent improbable.

En outre, toujours selon Adler et Borys (1996, p. 66), les théoriciens de la contingence ont également fait valoir que les manquements dans la sélection des employés34 sont souvent à blâmer vis-à-vis des résultats négatifs attribués à la formalisation. Si les organisations où l’on doit effectuer des tâches routinières, par exemple dans le cadre de leur système de maîtrise de gestion, sélectionnent des employés qui ont seulement une attitude instrumentale face au travail, ces employés ne réagiront pas négativement à une formalisation marquée : la sélection adéquate des employés associée à des niveaux élevés de la formalisation dans l'exécution des tâches routinières pourra conduire à des niveaux de motivation et d'engagement des employés qui seront, au mieux, faiblement positifs.

Ainsi, pour les tenants de l’école de la contingence, une forte formalisation du travail est de nature à engendrer des résultats faibles ou négatifs pour l’organisation. En revanche, les tenants du modèle capacitant revendiquent un dépassement de ces limites (Ahrens et Chapman, 2004, p. 271) dans la recherche de l’efficience et de la flexibilité avec des dispositifs de gestion, par exemple lorsqu’il s’agit d’appliquer des dispositifs formalisés sur l’ensemble des tâches que les employés doivent effectuer, sachant que :

« […] les critiques sont en désaccord avec l'argument que les employés ressentent de façon positive l'exécution des tâches de routine dans des conditions de haute formalisation puisque, diront-ils, cela suppose un très

34 Chiapello affirme que « la sélection des profils types lors des recrutements » constitue l’un des outils

haut degré de convergence des objectifs entre les employés et les employeurs » (Adler et Borys, 1996, p. 65-66)35.

De la sorte, la bureaucratie capacitante, ou enabling bureaucracy, se caractérise non seulement par un degré élevé de formalisation mais aussi par l’usage permanent de la technologie organisationnelle qui sont appréciés à l’aune de quatre caractéristiques- clés capacitantes (enabling features). Ainsi, nous montrerons dans ce chapitre que, d’une part, le contrôle capacitant insiste sur l’aspect dynamique du système de maîtrise de gestion mis en place par les organisations, alors que, ainsi que le soulignent Ahrens et Chapman :

« […] la tendance de l’École contingente en général à présenter la comptabilité comme un outil passif conçu pour faciliter la prise de décision des managers (Chenhall, 2003) a posé de sévères limites à sa capacité à conceptualiser et expliquer le potentiel des systèmes de contrôle de gestion dans le soutien à la flexibilité » (Ahrens et Chapman, 2004, p. 277)36.

D’autre part, le contrôle capacitant revendique une conciliation des objectifs d’efficience et de flexibilité et affirme la possibilité de la congruence entre objectifs individuels des employés et objectifs organisationnels. Par exemple, un autre lien explicite avec les facteurs de contingence concerne l’environnement. Des théoriciens de l’école de la contingence ont étudié des configurations organisationnelles en fonction de l’environnement au sein duquel les organisations évoluent. Emery et Trist (1965) ont proposé une division structurelle répartie en quatre types face à la complexité croissante des environnements à mesure des évolutions technologiques ; par exemple, à un environnement simple et stable peuvent correspondre de petites organisations composées d’une seule unité alors qu’un environnement complexe et turbulent appelle des organisations flexibles et décentralisées qui mettent en œuvre un contrôle accordant une importance accrue aux valeurs (Emery et Trist, 1965, p. 24-26 et 31).

Enfin, à partir de l’observation de vingt entreprises et du croisement des technologies (processus de production) et du marché (produits), Burns et Stalker (1961)

35 « But the critics disagree with the argument that employees will feel positively about performing

routine tasks under conditions of high formalization. This, they would argue, presumes a very high degree of goal congruence between employees and employers » (Adler et Borys, 1996, p. 65-66).

36 « […] the tendency of contingency research generally to view accounting as a passive tool designed to

assist managers' decision making (Chenhall 2003) has placed severe limitations on its ability to conceptualize and explain the potential of management control systems in supporting flexibility » (Ahrens et Chapman, 2004, p. 277).

ont proposé un continuum situant aux extrémités la structure mécaniste (centralisée et très formalisée, ayant des activités programmées avec une forte division des tâches et évoluant dans un environnement stable) et la structure organique (décentralisée et flexible, elle laisse la place aux initiatives et à la redéfinition des tâches, misant sur la connaissance et l’engagement des individus, et évolue dans des environnements très changeants). Leur analyse a nourri des travaux en contrôle capacitant (Jorgensen et Messner, 2009, p. 99 ; Malz, Strauss et Weber, 2014, p. 3) et sert de point de départ à Ahrens et Chapman (2004, p. 271-272) qui élaborent une réflexion visant à concilier les lignes de force des structures mécaniste et organique.

Le modèle conceptuel capacitant se positionne donc par rapport à l’approche contingente autant qu’il entend la questionner sous un angle renouvelé :

« L'approche contingente a manqué d’une typologie des différentes utilisations des systèmes de contrôle de gestion qui pourraient être liés à des instruments de recherche transparents et complets servant à classer les organisations. L’article original d’Adler et Borys 1996 a offert une justification théorique pour expliquer pourquoi les quatre principes de conception devraient être liés aux usages capacitants de systèmes formels, et notre recherche sur le terrain a trouvé un soutien empirique pour suggérer qu'ils capturent certaines des principales préoccupations des managers à l'égard de leurs systèmes de contrôle. Les quatre principes de conception des systèmes de maîtrise de gestion capacitants pourraient servir de base à un instrument de la recherche contingente pour classer les utilisations des systèmes de contrôle de gestion des différentes organisations en allant au- delà de la recherche actuelle. Les quatre principes de conception capacitants pourraient ainsi former une variable contingente capacitante » (Ahrens et Chapman, 2004, p. 297)37.

Nous allons tenter de saisir pourquoi il n’est pas aisé de situer ce modèle qui affirme des influences de multiples travaux théoriques et cherche à les dépasser.

37 « The contingency approach has lacked a typology of different uses of management control systems

that could be related to clear and comprehensive research instruments with which to classify organizations. Adler and Borys's 1996 original paper offered a theoretical justification for why the four design principles should be related to enabling uses of formal systems, and our field research found empirical support for suggesting that they capture some of the key concerns of managers with regard to their control systems. The four design principles of enabling management control systems could serve as the basis of a contingency research instrument to classify the management control systems use of individual organizations in ways that go beyond current research. The four enabling design principles could thus form an enabling contingency variable » (Ahrens et Chapman, 2004, p. 297)37.

2) Situer le modèle capacitant, entre approche dominante et