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A La revue de littérature, une tension entre savoir et non savoir

Le « cadrage théorique », qu’il convient d’entendre dans un sens générique, correspond dans notre développement à une revue de littérature centrée sur le modèle conceptuel que nous mobilisons. Dans cette première partie qui nous permet d’illustrer le cheminement d’allers et de retours entre éléments théoriques et empiriques, ce premier chapitre nous conduit à présenter la revue de la littérature en contrôle de gestion capacitant, que nous appelons « contrôle capacitant ». Le centrage sur le modèle conceptuel nous conduit à nous focaliser sur l’objet théorique de notre recherche en apportant des réponses au travers d’une analyse s’articulant autour de trois volets :

- la genèse du contrôle capacitant à partir des travaux de Paul Adler ; - de quoi parle-t-on ?

- comment en parle-t-on ?

Cette approche graduelle en trois temps permet de souligner les imprécisions conceptuelles du modèle mobilisé et d’identifier trois leviers de compréhension qui éclairent les résultats du présent travail de recherche et doivent être actionnés pour la mise en place de la qualité capacitante du contrôle de gestion. Nous élargirons notre propos en nous intéressant aux liens explicites que le modèle conceptuel du contrôle capacitant entretient avec d’autres approches théoriques. En effet, qu’il s’agisse d’une approche conceptuelle ou méthodologique, le contrôle capacitant peut être interrogé vis- à-vis d’autres approches théoriques, diverses les unes des autres. Nous proposons de représenter sous la forme d’un sablier la progression que nous avons retenue pour mieux saisir les éléments déterminants de cette partie (voir infra figure I.1.).

D’une manière générale, une revue de littérature peut s’entendre en tant que « travail d’identification, d’interprétation et d’analyse » du savoir qui a été produit par différents chercheurs et praticiens (Fink, 2014, p. XIII). Fink ajoute qu’il s’agit des travaux de recherche publiés et non publiés. Par souci de transparence, nous tenons à indiquer que la grande majorité de notre corpus provient de travaux de recherche publiés ou ayant fait l’objet de communications lors de manifestations scientifiques. La littérature de recherche non publiée à laquelle nous ferons référence nous a été communiquée directement par les auteurs (cas de documents complémentaires à des articles, par exemple des grilles d’entretiens ou des questionnaires) mais il peut s’agir aussi de versions de travaux destinés à communication ou publication, dont le statut est

sans doute moins fort que celui de travaux validés par les pairs et publiés mais qui peuvent également présenter un réel intérêt.

Figure I.1. La revue de littérature, un croisement entre une vision élargie et une lecture approfondie

La revue de littérature peut permettre de poser justement la question de recherche dans la mesure où il va s’agir d’approcher une ligne de « tension entre le savoir et le non savoir », comme le souligne Dumez (2011a, p. 16) en reprenant l’expression de Popper (1979, p. 76). Cette revue de littérature propose de mobiliser le modèle conceptuel capacitant afin d’éclairer la question que nous avons formulée pour la présente recherche : peut-on envisager un mode de contrôle capacitant dans une organisation où de fortes contraintes, tant externes qu’internes, semblent plutôt conduire au renforcement de contrôles coercitifs ?

Ainsi, la question de recherche, qui « est la question générale (ou encore la problématique) que la recherche s’efforce de satisfaire » (Allard-Poesi et Maréchal, 2007, p. 34), n’a pas été pensée en l’absence d’éléments théoriques, méthodologiques et empiriques. Au contraire, elle en est l’expression. À l’image du balancier manipulé par le funambule, elle est posée en équilibre précaire, un équilibre qui se nourrit de connaissances suffisantes pour lui permettre de prendre son élan… mais qui sont

insuffisantes pour lui permettre d’être stabilisée. Nous rejoignons ainsi l’assertion de Karl Popper selon lequel il n’y a « pas de problème sans savoir – pas de problème sans non savoir » (Popper, 1979, p. 76). Dans ce sens, la revue de littérature constituant une piste de décollage à la question de recherche, elle permet de provoquer un basculement du continuum entre savoir et non savoir en sorte, à partir d’un déséquilibre initial mis à jour, de parvenir à un équilibre, plus ou moins pérenne, car des interrogations et recherches futures pourraient remettre en cause ledit équilibre et interroger à nouveau une ligne de tension proche. Le funambule suit une ligne dominante mais chaque pas, chaque glissement de pied qu’il opère ouvre également la voie à une nouvelle ligne plus ou moins furtive. Nous serons d’une certaine manière ce funambule.

La présente revue de la littérature suit une ligne dominante : celle du contrôle capacitant, qui n’est pas apparu soudainement mais correspond à une « histoire », une filiation avec le modèle des bureaucraties capacitantes et du concept associé enabling que nous tenterons de mieux saisir puisque l’on verra qu’il pose des difficultés de (com)préhension. Elle suit également d’autres lignes, non de fuite mais de niveau qui, imbriquées au terrain, viennent alourdir le balancier et se doivent d’être analysées afin d’être intégrées à la dynamique d’équilibre. De ce fait, de la tension entre savoir et non savoir doivent apparaître non pas un seul mais plusieurs équilibres précaires en interaction associés à leurs sources de déséquilibre.

Figure I.2. La question de recherche en équilibre entre éléments techniques, empiriques et méthodologiques

Ces sources combinent les éléments théoriques, qui vont constituer l’équilibre- déséquilibre dominant de la revue de littérature, les éléments méthodologiques, qui nourrissent la plupart des travaux de recherche, et les supports empiriques (faits et événements issus des terrains de recherche), qui ne portent pas une interrogation fondamentale en eux (voir supra figure I.2.).

Nous nous sommes efforcé de réaliser puis d’exploiter cet « état de l'état de l'art » (Berland, Piot et Stolowy, 2013, p. 3). En effet, nous interrogeons un cadre - en fait plusieurs cadres pour être précis, comme nous le montrerons - qui n’a pas encore fait l’objet d’une revue de littérature comme l’indiquent les recherches que nous avons conduites en consultant les publications scientifiques anglophones et francophones s’en réclamant. C’est pourquoi nous avons tenté de nous inscrire dans les trois axes suivants (Berland, Piot et Stolowy, 2013, p. 3).

Le premier axe concerne le lien avec notre question de recherche. Il s’agira de montrer que le modèle conceptuel mobilisé est le plus pertinent pour traiter la question qui nous anime. Cela doit également nous permettre de répondre à une question de deuxième niveau mais qui a son importance : pourquoi ce modèle est-il relativement peu connu (une recherche avancée sur le site de la revue académique francophone de référence Comptabilité - Contrôle - Audit effectuée le 6 septembre 2014 indiquait qu’il n’y avait pas encore de référence portant sur ce modèle), et ce particulièrement des chercheurs francophones ? En effet, le cadre capacitant a connu un certain « succès » en étant notamment mobilisé par des chercheurs en comptabilité anglo-saxons de renom ; toutefois, la présente recherche doctorale est à notre connaissance la première dans la sphère francophone à l’interroger.

Ce qui nous amène au deuxième axe. Une revue de littérature est « un travail créatif » (Berland, Piot et Stolowy, 2013, p. 3) dans le sens où nous n’avons pas limité notre propos à une recension des travaux existants mais, au contraire, nous proposons d’articuler de façon originale les travaux antérieurs en tentant d’en montrer les forces et les limites, et de dégager les insuffisances et zones d’ombre des connaissances capitalisées sur ce sujet au travers d’une analyse critique.

En effet, et cela constitue le troisième axe, la confrontation des travaux existants nous conduit à dégager et proposer un approfondissement conceptuel du modèle du contrôle capacitant dont l’objectif est in fine méthodologique, objet de la conclusion de la présente partie, en sorte que de nouveaux chercheurs puissent s’en emparer. Dans cet esprit, nous préciserons comment appréhender le concept enabling de façon à

l’interpréter en langue française. Nous le complèterons également tout au long de ce travail de recherche, par exemple en mobilisant d’autres cadres théoriques dans une perspective de renforcement (théorie de l’engagement en psychologie sociale) et de complémentarité (cadre des leviers de contrôle, sociomatérialité et agence), ou bien en proposant des outils de compréhension et de maniement du modèle capacitant tels que le mécanisme de capacité et son rôle dual, le continuum capacitant-non capacitant, le processus tandem articulé avec les quatre caractéristiques capacitantes et, toujours dans un sens critique et constructif, des leviers de compréhension du contrôle capacitant qui constituent autant de points d’appui pour les chercheurs.

Ce cadrage théorique ne sera toutefois pas limité au contrôle capacitant. Son encastrement avec la question de recherche et le terrain de recherche doit être complet, à l’image de la représentation d’un processus interactif où la question de recherche doit être centrale pour servir de guide et justifier théories, travaux et terrains mobilisés.

C’est la raison pour laquelle nous avons évoqué en introduction générale le contexte ou macro-cadre du présent travail de recherche, à savoir la nouvelle gestion publique, et nous nous intéresserons également à la technologie mobilisée, en l’occurrence le système de contrôle de gestion. Nous proposerons de le dénommer « système de maîtrise de gestion » (SMG) et de le percevoir en tant qu’« assemblage » (package) (voir infra section D.1.).

Selon Dumez (2011a, p. 17), « au début d’une recherche, il faut disposer d’orienting theories (Whyte, 1984, p. 118) qui vous permettent d’avancer, sans cadrer la recherche de manière trop précise et en laissant les perspectives ouvertes ». Comme la carte et ses instruments guident l’athlète lors d’une course d’orientation, notre boussole fut la découverte de travaux de recherche réalisés aux États-Unis par Paul Adler et Brian Borys (1996). Cet article nous entraîna sur différentes pistes, certains chemins nous conduisant vers des impasses, d’autres vers de nouveaux parcours. L’analyse qui suit présente une étude des meilleures pistes ; nous l’avons voulue à la fois fidèle à sa pensée originelle et créative pour en saisir les fondements et son insertion en contrôle de gestion.

B - Une double insertion : le cadre des bureaucraties