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1.3 Conception

1.3.1 Où la situer ?

Souvent la démarche de conception est assimilée à une démarche de résolution de problèmes. Cette vision sera applicable et opérante dans le cadre de la conception système, mais réductrice dans le cadre de la conception architecturale. P. Boudon [Bou04] s’est interrogé sur cette notion et selon lui la conception

relève d’une forme de processus, et comporte donc un certain nombre d’opérations que tout concepteur met en œuvre (consciemment ou inconsciemment, implicitement ou explicitement, mais ceci est un autre débat).

Énonçons pour notre part qu’elle consiste à passer de la perception d’une situation courante à une ou des propositions d’orientation de futurs plausibles et possibles. En cela, l’architecture devient l’artéfact principal de la conception architecturale ; réciproquement, la conception architecturale peut être vue comme la maïeutique de l’architecture. Nous voulons ici répondre à la dichotomie habituelle entre espace du problème et espace de la solution, qui tend à promouvoir une approche spatialisée, et trop orientée résolution de problèmes, en adoptant une perspective plus temporelle : partant de la situation existante actuelle dans laquelle s’inscrit l’opportunité (ce que l’on appelle souvent suivant l’usage anglo-saxon le “as is”), visant une ou des situations attendues futures possibles et plausibles, dans un avenir à court/moyen terme (le “to be”) ou à plus long terme ou plus stratégique (le “should be”), la conception est une ou des propositions de chemins pour aller du présent aux futurs.

Cette vision ancre la conception architecturale des systèmes complexes dans le réel par son accrochage et son point de référencement à la situation actuelle : une architecture ne se conçoit pas ex nihilo et part toujours d’un point de départ existant. Cela rapproche la conception architecturale des systèmes complexes de celle des bâtiments : un bâtiment s’inscrit toujours dans un cadre, une situation géographique, historique, culturelle, politique, sociologique, environnementale, règlementaire. . .

Elle est à rapprocher d’autres pensées telles celle d’H.Simon : “designing is an activity that plans to intentionally alter the world.” [Sim69], et de J.K. Page (cité par J.C. Jones dans Design Methods [Jon70]) : “the imaginative jump from present facts to future possibilities.”,

La conception architecturale est en général une œuvre collective et coordonnée, rassemblant plusieurs acteurs de différents métiers (approche multidisciplinaire). Les pratiques de conception diffèrent suivant les entreprises, les personnes impliquées (la part du talent des concepteurs) et la nature du problème à traiter.

Nous reproduisons l’énoncé des différents types de conception tel qu’effectué dans [LRW11] Les facteurs qui influent majoritairement sur la démarche de conception sont :

• la disponibilité ou non d’une base de connaissance ; • la disponibilité ou non d’une méthodologie de résolution.

À cela nous pouvons rajouter :

• la nécessité ou non d’acquérir de nouvelles connaissances au-delà de la base de connaissance déjà acquise, pour permettre la résolution du problème.

Il peut être également intéressant de mettre cela en perspective par rapport aux classes de comportement humain, donc de celle du ou des concepteurs, suivant l’importance qu’ils accordent à l’activité mentale d’après la taxinomie des comportements humains SRK (Skill – Rule – Knowledge) de Rasmussen :

• le comportement machinal (skill-based behaviour) : reproduction de comportements maîtrisés ne nécessitant pas d’activité mentale consciente ;

• le comportement procédural (rule-based behaviour) : consistant à exécuter de manière consciente des tâches coordonnées en suivant des règles ou des procédures ;

• le comportement basé sur la connaissance (knowledge-based behaviour) : comportement basé sur une activité mentale consciente et complexe afin de planifier et résoudre quand aucune règle ne permet de la faire : c.-à-d. trouver soi-même la solution.

Tout cela nous amène à distinguer les typologies de démarche suivantes :

• la conception routinière qui fournit une solution à un nouveau problème en se basant totalement sur des solutions existantes, dans la plupart des cas cataloguées,

• la re-conception qui répond à de nouvelles exigences en partant d’une solution déjà existante dans le but d’améliorer ses performances ou de la corriger,

• la conception adaptative qui permet de garder les fonctionnalités initiales en adaptant l’architecture suite à l’apparition de nouvelles exigences,

• la conception de variantes qui permet de décliner un produit existant en une gamme,

• la conception innovante qui permet de combiner des éléments ou des connaissances existants afin de développer un nouveau produit,

• la conception stratégique qui permet de développer des connaissances nouvelles : des résultats ou des applications produits de la recherche fondamentale,

• la conception créative où l’objet à concevoir est défini d’une façon abstraite et où la connaissance et les méthodologies de résolution sont jusque-là inconnues en conception.

En utilisant et prolongeant les facteurs influençants, nous pouvons répartir les typologies de conception selon deux axes :

• un axe de la connaissance catégorisé en :

à construire les connaissances sont à découvrir ;

à s’approprier les connaissances existent, mais ne sont pas encore maîtrisées par le groupe de concep-

teurs concerné ;

connues les connaissances sont acquises ou facilement accessibles et exploitables ;

• un axe de la méthode de résolution : connue ou non.

Pour compléter cette vue, nous incluons ici un extrait de la thèse de S. Huot, Une nouvelle approche pour la conception créative : De l’interprétation du dessin à main levée au prototypage d’interactions non-standard [Huo05].

D’un point de vue global, les problèmes de conception sont par essence « mal définis » : la solution est un système qui doit satisfaire un ensemble de contraintes très peu définies au départ et spécifiées tout au long du processus. Les études et analyses de Vinod Goël9 ont permis de caractériser les démarches invariantes mises en jeux par des concepteurs lors de la résolution de ces problèmes larges et complexes :

1. Ils montrent une activité intense de structuration et de restructuration du problème. 2. Ils développent plusieurs modèles du système (traduit par des diagrammes, prototypes). 3. Les problèmes peuvent être résolus par un ensemble de solutions plus ou moins accep-

tables que le concepteur doit alors évaluer. Cela implique la mise en œuvre de fonctions d’évaluation.

4. Cette évaluation est cyclique et s’effectue par approximations successives.

5. Les concepteurs ont tendance à préciser progressivement les contours du système, laissant ainsi la place à des alternatives.

6. Ils décomposent le problème en modules perméables ayant des intersections et des liens plus ou moins forts.

7. Leur démarche évolue de buts abstraits aux spécifications concrètes en passant par des abstractions de plus en plus spécifiques.

8. Ils utilisent des systèmes symboliques ou graphiques pour décrire les résultats intermé- diaires.

[Huo05]

Nous pouvons aller un peu plus loin, au-delà du problème mal défini, par le constat que le concepteur dans le domaine de l’architecture, que nous pouvons extrapoler au domaine des systèmes artificiels com- plexes fait constamment face à l’incertain, et que la découverte d’alternatives peut également procéder de l’aléatoire, ou de la séremdipité. Il en découle une difficulté si nous cherchons à vouloir rationaliser de manière forcenée la démarche de conception. Damien Claeys met ces éléments en exergue dans un article au nom évocateur : Concevoir un projet d’architecture. Calmer les certitudes, gérer l’incertitude [Cla15], dont nous citons ici un extrait évocateur

Ce qui est découvert par le concepteur n’est pas le résultat de la simple application de savoirs disciplinaires, mais implique la capacité du concepteur à interpréter des traces et des signes. Il doit être capable de garder son esprit disponible pour respectivement percevoir, questionner, interpréter, comprendre et exploiter les données surprenantes et déroutantes qui font irruption dans le processus de projetation. [. . . ] La modélisation des effets de l’incertitude, de l’usage du pseudo hasard et de la pratique de l’abduction est une thématique de recherche encore peu de la conception architecturale. Une recherche approfondie d’identification des déclencheurs de la sérendipité ne serait-elle pas nécessaire ?

9. Vinod Goël et Peter Pirolli. Motivating the notion of generic design within information-processing theory : The design problem space. AI Magazine, 10(1) :19-36, 1989.

Encart 1.1 [Art ou Science ? La réponse de D. Claeys[Cla11]]

Une question canonique agite les théoriciens de notre domaine : « Est-ce que l’architecture est un art ou une science ? »

En effet, parallèlement aux incessants aléas socioculturels et aux changements de para- digmes, certains pensent que la conception architecturale est un acte créatif impossible à percer, tandis que d’autres pensent qu’il est possible de (re-)construire le processus scientifiquementa. Nous pensons que cette dualité apparente doit être dépassée. Outre ces deux postures théoriques récurrentes, John Ch. Jones [Jon69] avait déjà prophétisé une troisième voie possible, qui annonçait les modèles « réflexifs » de la conception. Voici ces trois postures :

1. Le « concepteur-magicien » : cette posture caricaturait les obscurantistes, les vi- talistes et les boîtes noires de la première cybernétique. Ils croient au mystère de l’acte créatif pur.

2. Le « concepteur-ordinateur » : cette posture caricaturait les scientistes, les méca- nistes et les boîtes de verre. Ils analysent des chaînes causales, pour décrire des opérations mentales.

3. Le « concepteur-auto-organisé » : dans cette posture, dont John Ch. Jones annon- çait l’émergence, le concepteur s’interroge réflexivement sur le contexte d’apparition de la connaissance.

Figure 1.5:Les trois caricatures de John Ch. Jones [Jon69]

a. « Dans son travail, l’architecte réunit ce que chacun des points de vue sépare. Ainsi faut-il plutôt envisager la conception comme un système complexe, pouvant être rendue intelligible par un travail de modélisation a priori, plutôt que comme l’addition de différents points de vue réducteurs dans une sorte de conjonction alchimique. . . la démarche architecturologique tente de rendre compte de la diversité des modalités de décision dans une cohérence globale (un modèle). » [BDPS00].