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2.3 Distinguer l’architecture

2.3.2 Les modes de raisonnement de l’architecte

Prendre ou tout du moins instruire des décisions architecturales en se distinguant de l’ingénierie peut trouver sa justification dans l’adoption de modes de raisonnement propres.

Dans la suite du document le substantif architecte désignera indistinctement soit l’architecte lui-même, c.-à-d. la personne, soit l’équipe en charge de faire le travail d’architecture. Dit autrement, l’architecte signifiera dans ce manuscrit un rôle qui pourra être porté, suivant les circonstances, soit par une personne, soit par un groupe de personne.

La pensée système (Systems Thinking)

Née aux États-Unis au début des années 50, connue et pratiquée en France depuis les années 70, l’approche systémique s’oppose à l’approche analytique (qui atomise en éléments simples et recherche des séries causales indépendantes), en essayant de rendre compte des différents ensembles organisés présents dans le monde sans les dissocier.

L’approche systémique peut être employée dans presque tous les domaines de la connaissance, et a déjà donné lieu à de nombreuses applications, aussi bien en biologie, en écologie, en économie, dans les thérapies familiales, le management des entreprises, l’urbanisme, l’aménagement du territoire, etc. Elle repose sur l’appréhension concrète d’un certain nombre de concepts tels que : système, interaction, rétroaction, régulation, organisation, finalité, vision globale, évolution, etc.

Soit un ensemble et ses composants. Alors, l’ensemble possède des propriétés qui proviennent de l’as- semblage lui-même ; il s’ensuit trois conséquences. S’il se défait, les propriétés disparaîtront. Si l’organisation change, les propriétés changeront (bien que les constituants soient les mêmes). L’ensemble ne doit pas être décomposé, car alors il perd ses propriétés. Certaines des propriétés des composants sont attribuables aux relations qu’ils entretiennent avec les autres au sein de l’ensemble. Elles ne peuvent donc être connues si nous les séparons de l’entité. L’ensemble peut et doit être considéré pour lui-même, indépendamment de ses constituants.

Ainsi, suivant la formule d’Aristote, « le tout est plus que la somme des parties ». Ceci est d’autant plus important dans l’architecture d’un système et notamment quand nous nous intéressons au sacro- saint principe de décomposition et de recomposition permettant a priori de simplifier une problématique d’ingénierie : en effet lors de la recomposition, c.-à-d. du processus d’intégration, vont apparaître des propriétés qui n’auraient pas nécessairement été vues au niveau des niveaux en train d’être intégrés.

Cependant, la pensée systémique nous pousse aussi à voir que « le tout est moins que la somme des parties » : en effet, les différents composants ont un ensemble de comportements admissibles auxquels ils n’ont plus nécessairement accès lorsqu’ils sont intégrés ensemble, justement du fait que des interconnexions sont créées entre les composants, ce qui diminue certains de leurs degrés de liberté.

En fait la pensée systémique revient à se poser systématiquement la question de ce qu’est un système, son extérieur, sa frontière, les interactions entre système et extérieur, les interactions au sein du système, la finalité du système.

La pensée critique (Critical Thinking)

La pensée critique est la capacité à penser clairement et rationnellement concernant les actes et les croyances, afin de pouvoir s’engager dans une réflexion indépendante. A priori cela permet de comprendre les connexions logiques entre idées ; d’identifier, de construire et d’évaluer des arguments ; de détecter des incohérences et des erreurs fréquentes dans des raisonnements ; de résoudre des problèmes de manière systématique ; d’identifier l’adéquation et l’importance de différentes idées ; de réfléchir sur la justification des croyances et des valeurs.

Un certain nombre de compétences sont mises en œuvre à cette occasion :

l’analyse capacité à examiner quelque chose, à comprendre ce que cela signifie ou représente, la clarification capacité à redonner une information, mais aussi à la reformuler de manière compré-

hensible facilement,

le jugement capacité à établir la validité d’une idée,

l’explication capacité à formuler clairement une information tout en y ajoutant sa propre perspec- tive,

l’inférence capacité à tirer des conclusions à partir de l’information fournie, qui peut être poten- tiellement limitée,

l’interprétation capacité à comprendre l’information, ainsi qu’à communiquer la signification de cette information dans un format clair pour l’auditoire,

l’objectivité capacité à ne pas déployer de biais lors d’un jugement, la résolution de

problème

capacité à analyser un problème, trouver une solution, la mettre en 12uvre, en mesurer l’efficacité.

La capacité à avoir une pensée critique est fondamentale pour un agent rationnel, d’où l’importance de se pencher sur les différentes formes de raisonnement. Celles-ci ont été réparties par le célèbre sémioticien et philosophe américain Charles Sanders Peirce [Pei58] en trois classes : la déduction, l’induction et l’abduction. La déduction est le raisonnement qui consiste à tirer, à partir d’une ou de plusieurs propositions, une autre proposition qui en est la conséquence nécessaire ; c’est donc extraire du particulier à partir de l’universel. Ce raisonnement est utilisé dans la pratique mathématique de la preuve.

L’induction est un type de raisonnement qui consiste à généraliser des cas particuliers : à partir d’un phénomène observé de manière répétitive, une loi générale va être proposée, sans vérifier tous les exemples ; c’est donc extraire l’universel du particulier. En mathématiques, l’induction est utilisée pour faire émerger une conjecture après avoir traité des exemples.

L’abduction est un processus permettant d’expliquer un phénomène ou une observation à partir de certains faits, évènements ou lois. Il s’agit de former une conclusion à partir de l’information qui est connue. L’exemple typique est ce que fait un détective pour identifier le criminel, en mettant ensemble les divers indices qu’il peut recueillir sur une scène de crime.

Pour résumer : la déduction prouve que quelque chose doit être, l’induction montre que quelque chose est effectivement, l’abduction suggère que quelque chose pourrait être.

La méthode du détective

Charles Sanders Peirce installe l’abduction comme étant le moteur unique d’une démarche créative [Pei58]. Sans être aussi catégorique, posons que cette mécanique se doit d’être l’inférence privilégiée dans une démarche de conception architecturale, qui se veut être une démarche mêlant perception du temps présent et projection de futurs possibles et plausibles, et non une démarche de résolution de problème.

Umberto Eco nous montre que ce mode de raisonnement tient lieu de méthode pour tout détective qui se respecte. Dans [Eco92], il analyse les enquêtes du grand Sherlock Holmes et nous révèle qu’il procède par abduction, et non par déduction comme nous le pensons communément. À partir d’un certain nombre d’indices (partiels, et dont la cohérence n’est pas forcément évidente), nous venons extraire un ou des principes ou histoires explicatives parmi d’autres. Nous retenons celui ou ceux qui sont les meilleures explications possibles. Ces explications sont certes valides, mais restent probables, donc non certaines. La confrontation avec le réel permettra d’assurer ou non son caractère de vérité. Le détective, en présence d’indices, de traces, fait appel à son imagination pour bâtir des scénarios hypothétiques, convoquant ainsi imagination, créativité et intuition. En perdant en rigueur (hors de la logique classique, en se fondant sur des probables), elle gagne en ouverture en proposant des interprétations, plutôt que des théorèmes.

Encart 2.1 [Qu’est-ce qu’une bonne abduction ?]

Peirce décrit les caractéristiques que doit avoir une hypothèse issue d’une démarche abductive afin d’être véritablement créatrice :

• un pouvoir explicatif ;

• une capacité à pouvoir être éprouvé ;

• un caractère économe du test : pouvoir tester un champ large avec un test simple ; • un caractère non bloquant : permettre la poursuite de réflexions ultérieures. Eco reprendra les travaux de Peirce pour proposer quatre niveaux de performance créatrice :

• l’abduction sous-codée : le résultat produit reste très hypothétique et très incertain ; • l’abduction sur-codée : le résultat est de l’ordre de l’évidence.

• l’abduction créatrice : ici il y a eu une invention de réalisée, le résultat représente donc une forme de progrès ;

• la méta-abduction : successive de l’abduction créatrice, consiste à décider si le nouvel univers ainsi crée correspond à l’univers sensible (il en est une explication).

L’originalité dans la démarche architecturale est qu’il s’agit d’une démarche abductive que nous pouvons qualifier de prospective ou de projective (à rapprocher de la démarche d’un écrivain, d’un scénariste, d’un compositeur. . . ), alors que dans la méthode du détective elle est rétrospective (reconstruction du passé par abduction).