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§2 Principe de non discrimination et libre circulation des marchandises

A. Non discrimination et fiscalité des marchandises

3. Des singularités persistantes

128. Si de nombreuses analogies apparaissent entre les jurisprudences américaine et communautaire concernant le traitement des entraves fiscales à la libre circulation des marchandises, les approches des juges américains et européens demeurent singulières à certains égards.

129. Une des différences les plus manifestes concerne la question de la compensation d’une taxe. Il arrive en effet que certains Etats appliquent une taxe similaire aux produits nationaux et importés mais compensent ultérieurement le montant de la taxe pour les producteurs nationaux. En pratique, une telle compensation avantage les producteurs nationaux et donc les marchandises produites localement. Cet effet a, logiquement, conduit la Cour de justice à estimer qu’un Etat ne pouvait, après avoir imposé un produit, compenser le montant de la taxe, via une aide financière par exemple, pour les seuls producteurs nationaux549. La compensation discriminatoire, même associée à une taxe indistinctement applicable, est qualifiée, par la Cour de justice, d’imposition intérieure discriminatoire si les opérateurs nationaux sont partiellement remboursés550 et de taxe d’effet équivalent à un droit de douane s’ils le sont intégralement551. Une telle interdiction accompagne logiquement l’interdiction, figurant dans le TFUE, des aides d’Etat incompatibles avec le marché intérieur et peut se coupler avec une condamnation de l’Etat au titre de l’article 107 TFUE552. Ainsi, dans l’arrêt Essent Network Noord BV, la Cour de justice a observé qu’« une mesure réalisée par

l’intermédiaire d’une taxation discriminatoire et susceptible d’être en même temps considérée comme faisant partie d’une aide au sens de l’article [107] est assujettie cumulativement aux

dispositions des articles [30 ou 110 TFUE], et à celles relatives aux aides d’Etat »553.

Or, à cet égard, la Cour Suprême s’est montrée plus souple que la Cour de justice de l’Union

549 CJCE, Capolongo, aff. 77/72, préc.

550 CJCE, 21 mai 1980, Commission c/ Italie, aff. 73/79, Rec. p. 1533 ; CJCE, 11 mars 1992, Compagnie

Commerciale de l’Ouest c/ Receveur principal des douanes, aff. jtes C-78 à 93/90, Rec. p. I-1847.

551 CJCE 28 janvier 1981, Kortmann, aff. 32/80, Rec. p. 251. L’identité entre le produit taxé et le produit national

bénéficiaire doit toutefois être démontrée (v. CJCE, 25 mai 1977, Cucchi c/ Avez, aff. 77/76, Rec. p. 987, pt 17). Concernant les critères permettant de déterminer si la compensation est intégrale, v. par ex. CJCE, 2 aout 1993, CELBI c/ Fazenda Pública, aff. C-266/91, Rec. p. I-4337, pts 17-18.

552 Article 107, al. 1 : « Sauf dérogations prévues par le présent traité, sont incompatibles avec le marché

commun, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d'État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ».

européenne. Contrairement au TFUE, la Constitution américaine – telle que l’a interprétée la Cour Suprême – n’interdit pas les aides d’Etat554, ce qui peut paraître surprenant, compte tenu de la volonté de mettre fin au protectionnisme économique555. Toutefois, cette liberté laissée aux Etats de subventionner leurs entreprises est, selon la Cour Suprême, justifiée à plusieurs égards. D’une part, la Cour Suprême considère qu’ « une pure subvention trouvant sa source

dans le budget général n’entrave ordinairement pas le commerce interétatique »556. En

intervenant directement sur le marché, les Etats ne fausseraient pas la concurrence mais, au contraire, y prendrait part. Cette analyse s’inscrit dans la théorie plus large de la « market participant doctrine », aux termes de laquelle l’Etat n’est plus soumis aux exigences de la clause de commerce dès lors qu’il intervient en tant qu’opérateur économique et non en tant que régulateur557. D’autre part, cette faculté d’octroyer des aides financières ressortirait de la souveraineté des Etats et du système fédéral mis en place par la Constitution558.

Toutefois, cette liberté laissée aux Etats fédérés de subventionner leur économie trouve ses limites dans le principe de non-discrimination des mesures fiscales. Après quelques errements jurisprudentiels559, la Cour Suprême a décidé qu’une exemption fiscale accordée exclusivement à des produits nationaux était interdite par la Constitution560. De même, une mesure couplant une taxe non discriminatoire et une subvention exclusivement destinée aux

554 V. par ex. New Energy Co. of Indiana, 486 U.S., préc., p. 278 : “Direct subsidization of domestic industry

does not ordinarily run afoul of [the] prohibition [of the dormant commerce clause]”.

555 V. en ce sens W. HELLERSTEIN, “Federal constitutional restraints on tax competition among the American

states”, in Liber Amicorum J. Malherbe, Bruylant, 2006, p. 563, spéc. pp. 563-564 ; P. ENRICH, “Saving the States from Themselves: Commerce Clause Constraints on State Tax Incentives for Business”, Harv. L. Rev., vol. 110, 1996, p. 377). La législation fédérale relative aux pratiques anticoncurrentielles, dans la mesure où elle ne vise que des comportements privés, ne permet pas davantage de contester les aides d’Etat (à ce propos, v. F. SOUTY, « La State Action Doctrine aux USA: Contribution aux réflexions sur le contrôle des pratiques anticoncurrentielles d’origine publique », Concurrences, n° 4, 2006, p. 56).

556 West Lynn Creamery, Inc., 512 U.S., préc., p. 199. Cette analyse est contestée par une partie de la doctrine qui

y perçoit une incohérence jurisprudentielle (v. par ex. L. HEINZERLING, “The Commercial Constitution”, préc., pp. 257 et s.).

557 Sur cette doctrine, v. 2ème partie, titre 2, chapitre 1, section 1, §2, infra. Celle-ci contraste singulièrement avec

le droit communautaire. Cette divergence d’appréciation doit cependant être relativisée en pratique : il apparaît en effet que les aides directes aux entreprises sont relativement modestes aux Etats-Unis, de telle sorte que leur autorisation de principe n’aboutit pas nécessairement aux distorsions de concurrence que l’on peut observer en Europe (v. à ce propos J. PELKMANS, The internal markets of north America…, op. cit., p. 13 et pp. 60 et s.).

558 Reeves, Inc., 447 U.S. 429, préc.

559 New Energy Co. of Indiana, 486 U.S. 269, préc. 560 Bacchus Imports Ltd, 468 U.S. 263, préc.

entreprises domestiques viole la dormant commerce clause561.

La Cour n’a, toutefois, pas remis en cause le principe de constitutionnalité des aides562. Il en découle un certain formalisme et un affaiblissement de la règle de non-discrimination : si une aide financière provient du budget général, elle est conforme à la Constitution563 ; si, en revanche, elle provient directement d’une taxe payée par les contribuables résidents et non résidents, elle est, en principe, inconstitutionnelle564. Le caractère incertain et insatisfaisant de cette solution – sur le plan économique, il est difficile de percevoir la différence entre l’effet d’une subvention directement liée au produit d’une taxe et l’effet d’une subvention provenant du budget général565 – a conduit à une inflation du contentieux et il est probable que la Cour Suprême soit à nouveau saisie de la question566.

130. Si la Cour Suprême semble plus souple que la Cour de justice en ce qui concerne la compensation de la taxe, elle est, en revanche, plus ferme en ce qui concerne les impositions intérieures discriminatoires à l’égard des produits importés d’Etats tiers. La Cour de justice a en effet jugé que l’article 110 TFUE n’était pas invocable à l’égard de telles impositions567.

561 West Lynn Creamery, Inc., 512 U.S. 186, préc., à propos d’une taxe sur le lait payée par tous les producteurs

mais dont le produit était exclusivement destinée aux producteurs étatiques. La Cour assimile une telle mesure à un droit de douane (v. p. 194 de l’arrêt).

562 V. à ce propos Boston Stock Exchange, 429 U.S., préc., p. 336 ; Bacchus Imports Ltd, 468 U.S., préc.,

pp. 271-272.

563 La Cour Suprême ne s’est pas elle-même prononcée sur ce point (v. toutefois l’opinion séparée du juge

SCALIA sous l’arrêt West Lynn Creamery, 512 U.S., préc., pp. 207 et s.). En revanche, plusieurs juridictions fédérales et étatiques ont interprété sa jurisprudence en ce sens (v. par ex. Cumberland Farms, Inc. v. Mahany, 943 F. Supp. 83 (D. Me. 1996)). V. à ce propos W. HELLERSTEIN, “Federal constitutional restraints…”, op. cit., pp. 579 et s.

564 V. West Lynn Creamery, Inc., 512 U.S., préc., pp. 199 n. 15. V. également l’arrêt rendu par la Cour du 6ème

circuit: Cuno v. DaimlerChrysler, Inc., 386 F.3d 738 (6th Cir. 2004). Un parallèle peut être partiellement effectué

ici avec le contentieux communautaire des aides d’Etat. Les juridictions communautaires, appelées à apprécier des mesures d’aides financées par des taxes, ont jugé que les taxes faisaient partie intégrante des mesures d’aide s’il existait un lien d’affectation contraignant entre la taxe et l’aide, « en ce sens que le produit de la taxe est nécessairement affecté au financement de l’aide » (CJCE, 22 décembre 2008, Sté Régie Networks, aff. C-333/07, Rec. p. p. I-10807).

565 V. en ce sens E. ZELINSKY, “Restoring Politics to the Commerce Clause : The Case for Abandoning the

Dormant Commerce Clause Prohibition on Discriminatory Taxation”, Ohio N. U. L. Rev., vol. 29, 2002, p. 29, spéc. pp. 29-30, 34-35.Les juridictions fédérales, tout en appliquant la distinction opérée par la Cour Suprême, n’ont pas manqué de relever cette incohérence (v. DaimlerChrysler, Inc., 386 F.3d, préc., p. 746).

566 V. à ce propos, R. MASON, “Common Markets, Common Tax Problems”, préc., pp. 624 et s.

567 V. par ex. CJCE, 9 juin 1992, Simba, aff. jtes C-228 à 234, 339 et 353/90, Rec. p. I-3752 ; CJCE, 13 juillet

1994, OTO, aff. C-130/92, Rec. p. I-3281 ; CJCE, Texaco et Olieselskabet Danmark, aff. jtes C-114 et 115/95, préc.

La Cour Suprême applique, pour sa part, la jurisprudence Complete Auto568 à laquelle elle a ajouté, pour les marchandises importées d’Etats tiers, deux conditions spécifiques569. D’une part, le juge vérifie si la taxe crée un risque substantiel de taxation internationale multiple ; d’autre part, il examine si la taxe empêche le gouvernement fédéral de parler d’une seule voix dans la réglementation des relations commerciales internationales. En conséquence, un Etat membre de l’Union européenne peut appliquer une législation fiscale discriminante à l’égard des marchandises produites à l’extérieur de l’Union, alors qu’un Etat américain ne peut jamais, quelle que soit l’origine de la marchandise, défavoriser fiscalement les marchandises importées. Une partie de la doctrine perçoit dans cette lacune du droit communautaire une incohérence que la Cour, par son interprétation dynamique du traité, pourrait aisément dépasser570.

131. Une autre différence mérite, enfin, d’être relevée, même si elle ne présente plus qu’un intérêt historique. La Cour Suprême a, un temps, interprété le 21ème amendement de la Constitution571 comme immunisant les réglementations étatiques relatives aux boissons alcoolisées de la dormant commerce clause. A ce titre, elle a notamment admis des réglementations fiscales discriminatoires à l’égard des boissons alcoolisées importées572. Cette jurisprudence a toutefois fait l’objet d’un revirement progressif à partir de 1964573,

568 Complete Auto, 430 U.S. 274, préc. Sur cette jurisprudence, v. supra. Si la Cour applique le quadruple test

dégagé dans cet arrêt aux entraves fiscales au commerce international, en revanche, ce n’est pas la même disposition qui est mise en œuvre puisque la Constitution contient une clause spécifique en la matière : la foreign commerce clause.

569 Japan Line, Ltd., 441 U.S. 434, préc.

570 V. not. M. DE WOLF, Souveraineté fiscale…, op. cit., pp. 304 et s. Pour l’auteur, la jurisprudence de la Cour

en la matière remet en cause l’unicité même du territoire douanier communautaire et l’uniformité de la politique commerciale commune, en permettant notamment des détournements de trafic. Montrant que la Cour a su élargir le champ d’application des articles 28, 30 et 110 TFUE à certains égards (application des articles 28 et 30 aux marchandises directement importées d’Etats tiers ; application de l’article 110 TFUE aux exportations par exemple), il s’interroge sur les raisons qui incitent les juges communautaires à maintenir une interprétation rigide de l’article 110 TFUE concernant les marchandises directement importées d’Etats tiers.

571 21ème amendement, section 2 : « le transport ou l’importation dans tout Etat, territoire ou possession des

Etats-Unis de boissons alcooliques destinées à y être livrées ou consommées, en violation des lois y existant, sont interdits » (“The transportation or importation into any State, Territory, or Possession of the United States for delivery or use therein of intoxicating liquors, in violation of the laws therof, is hereby prohibited”).

572 V. par ex. State Board of Equalization of California v. Young’s market, 299 U.S. 59 (1936).

573 Hostetter v. Idlewild Bon Voyage Liquor Corp., 377 U.S. 324 (1964). Tout en maintenant dans cet arrêt

qu’ « un Etat n’est pas borné par les limitations traditionnelles de la clause de commerce lorsqu’il restreint les

importations de boissons toxiques destinées à l’usage, la distribution ou la consommation sur son territoire »

(p. 330 de l’arrêt), la Cour a toutefois jugé que la seconde section du 21ème amendement ne supprimait pas tout

contrôle des réglementations de l’alcool au regard de la clause de commerce. En l’espèce, la réglementation a été déclarée inconstitutionnelle car elle était appliquée à des boissons destinées à l’étranger.

constamment réaffirmé depuis : les boissons alcoolisées importées, comme toutes les autres marchandises importées, ne doivent pas être soumises à des réglementations discriminatoires574.

132. Le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne s’épuise dans l’examen du caractère discriminatoire des mesures fiscales. Autrement dit, dès lors qu’il est établi que l’Etat en cause respecte le principe d’égalité de traitement, la mesure est déclarée conforme aux textes fondateurs sans qu’il soit procédé à un examen de la proportionnalité de la mesure. Ainsi, dans l’arrêt Humblot de 1985, la Cour a déclaré que l’article 110 TFUE « ne permet pas de censurer le caractère excessif du niveau de taxation que les Etats membres pourraient arrêter pour des produits donnés »575. Aux Etats-Unis, le quadruple test de l’arrêt Complete Auto laissait entendre que la neutralité d’une mesure fiscale ne suffisait pas. En pratique, toutefois, le contrôle se limite essentiellement à cette exigence, seules des taxes démesurées étant susceptibles d’être invalidées au titre de l’exigence de proportionnalité576. L’examen juridictionnel des réglementations fiscales est donc, en pratique, restreint.