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2-3 Signes prémonitoires du Farghestan

Aldo se présente dès l’incipit comme un guetteur et un poète de l’événement. C’est lui qui guette les signes, les perçoit et les lit. Autrement dit, c’est sous son regard que les choses prennent sens. Mais les signes qu’il désire et qu’il attend ne surgissent qu’au seuil du chapitre « Les ruines de Sagra ». Toutes les descriptions données par lui au début du roman sont faites pour signifier : vides de signes proprement dits, tout y affirme l’absence des signes. Et c’est lui-même qui précise assez vite l’objet du son désir, quand il a parlé de « signal ». L’objet de son désir n’est en fait que le Farghestan, désigné comme l’inconnu. Pour lui, le bateau sans immatriculation amarré sur le quai de Sagra et le surveillant ne sont que des signes venant de l’autre côte désirée. Dès lors, quelque chose a eu lieu, quelque chose a changé, le sommeil d’Orsenna a été perturbé. Cette conscience est confirmée par ses sentiments, lorsque il déclare :

« Je me sentis monter au cœur, avec la fièvre du chasseur, une espèce d’épanouissement intime qui me justifiait […] Il y avait là quelque chose qui n’était plus dans l’ordre ».

Devant cette surprise inattendue, Aldo ne cache pas sa fascination : haussé sur la pointe des pieds, il braque d’emblée son regard sur le bateau afin de l’identifier. Son talent comme narrateur se montre aussi sur les pages blanches, quand il compare cette découverte à « un gibier introuvable que jette sur vous soudain à le toucher, cerné pourtant de mystère, la lunette d’une carabine »264. Empli de joie, Aldo se compare à un chasseur, qui possédé par la « fièvre » de la chasse, veut aussitôt sauter sur son gibier. Ce sentiment se développe ensuite en « envie démesurée » de monter sur le pont du bateau. Ce n’était pas le jeu d’une imagination enfiévrée par la surprise. Selon lui, tout cela se rapporte de près ou de loin au Farghestan : « Il y avait une côte devant moi où pouvaient aborder les navires, une terre où d’autres hommes pouvaient imaginer et se souvenir »265. Aldo est certain maintenant de l’existence de l’inconnu. Désormais une nouvelle perspective se dessine : contre l’appel du vide d’Orsenna, il songe à un navire qui peut prendre de singulières libertés avec les instructions nautiques. Il a le sentiment d’être au contact d’une chaîne d’événements dont la découverte de Sagra forme le premier anneau. En revanche, la fête, que Vanessa Aldobrandi a donnée dans son palais à Maremma, lui semble d’emblée comme appel adressé par l’inconnu à travers la femme. La fête le met au courant des bruits qui courent dans la ville.

Dans son article « Gracq et les signes : le problème du sens dans Le Rivage des Syrtes », Jean-Christian Pleau affirme que tout signe renvoie à trois éléments simples : le sujet, l’objet et le sens. Le sujet perçoit l’objet qui signifie, le sens est le signifié. Entre le sujet et l’objet, il y a une relation double : ou bien le sujet désire l’objet qui lui fait signe (c’est le cas d’Aldo) ou il le craint comme dans le cas de Marino. Cette relation pose un problème délicat, celui de l’objectivité des signes. Le signe n’existe-t-il que si le sujet le désire ? Est-ce que c’est lui qui le crée ? Ou au contraire a-t-il une réalité objective, mais qui ne peut être reconnu que par un sujet désirant ? Voilà les questions que soulève le roman du Rivage

des Syrtes. L’apparition des signes reste une vérité indéniable à l’Amirauté, ceux-ci

gardent incontestablement leur objectivité. Désirer ce qu’ils annoncent veut dire consentir à ce qu’ils livrent leur sens : « je vous invite à entrer dans leur Sens et à vouloir avec eux aveuglément ce qui va être »266 dit le prédicateur lors de la messe de minuit à laquelle assiste Aldo en l’église Saint-Damase de Maremma. Si Marino les craint, les combat et les nie, c’est que son existence n’est pas entièrement fonction du désir. Pour lui, le signe

264 Le Rivage des Syrtes, p. 614.

265 Ibid., p. 616.

dépend du regard, plus spécialement de celui du sujet désirant. Et c’est le regard neuf d’Aldo qui réveille tant de choses ensommeillées. Car rien n’est plus fragile que l’équilibre des choses, rien n’est plus facile que de rompre leur sommeil. Il suffit de les regarder avec trop de désir pour qu’elles se mettent à bouger :

« Le rassurant de l’équilibre, c’est que rien ne bouge. Le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle pour faire tout bouger. Rien ne bouge ici, et cela depuis trois cents ans. Rien n’a changé non plus de toutes choses, si ce n’est une certaine manière de leur retirer son regard […] c’est pourquoi je vis ici à petit bruit, et retiens mon souffle, et fais de cette coquille le lit de ce sommeil épais qui te scandalise […] je te reproche de n’être pas assez humble pour refuser les rêves au sommeil de ces pierres »267, dit Marino à Aldo.

Par opposition à Marino qui préfère ne pas regarder, Aldo refuse de détourner le regard et fixe ses yeux sur l’objet du désir. Ses regards le font s’engager avec les signes dans un rapport de soumission, ils se considèrent comme la cause essentielle de l’éclatement de la guerre endormie entre les deux pays. C’est le seul survivant qui rapporte l’événement et l’histoire d’Orsenna. C’est pour cela que Marino manifeste une préférence au sommeil et qu’il n’accorde aucune importance aux signes. Selon lui, ceux-ci ébranlent la tranquillité et conduisent à la mort. Tandis que le sommeil maintient l’équilibre des choses, la mort vient le rompre. Cette « mort peut procéder aussi bien de l’acte même – la fonction – que de son signe, qu’il assimile à ce que l’objet désire en nous »268. En d’autres termes, la mort qui touche Orsenna provient de l’acte du regard réalisé par le sujet désirant. Tombés dans le piège du signe, ces regards ne peuvent être interprétés que comme une réponse à l’appel envoyé de l’objet du désir. Le signe devient le désir que le sujet conçoit sous l’inspiration de l’objet ; le signe existe donc déjà. Certes il dépend du regard, mais le regard ne le crée pas, le regard éveille simplement le signe dans l’objet. Pourtant il n’est jamais le substitut de l’objet qui ne cesse de faire signe. À son tour, le regard peut admettre ce qui annonce le signe ou le rejeter. Si le sujet se dérobe, comme le fait Marino, il n’y a pas de signe à proprement parler. Ce dernier s’intéresse au sommeil, il refuse le désir et le signe en même temps. Il retire son regard pour ne pas se livrer à son sens. Le signe n’existe alors que pour un sujet désirant. Aldo s’avère être par excellence ce sujet désirant dont l’existence fonctionne mieux avec son désir. Sa tâche n’est pas d’interpréter le sens des signes, mais elle le met au contact de son désir. Cependant les signes dans Le Rivage des Syrtes ne

267 Le Rivage des Syrtes, pp. 592-593.

268 PLEAU, Jean-Christian. « Gracq et les signes : le problème du sens dans Le Rivage des Syrtes ». Dans The French Revieu. 1996. Vol. 69, no. 3, feb. , pp. 453-463.

renvoient pas à un sens à interpréter, mais plutôt à un événement à venir. Quels que soient sa forme et son aspect, le signe renvoie toujours à l’objet désiré (le Farghestan) et annonce un seul événement, la guerre. Le signe ne porte pas de signification, le sens qu’il porte n’est autre que l’événement même. Signe et sens chez Gracq ne font donc qu’un, car l’événement n’est pas seulement sens mais aussi présage de ce qu’il apporte. Autrement dit, il est signe de lui-même en tant que sens. Le rapport du signe et du regard nous fait penser à l’éloge de l’œil qu’André Breton a faite quand il prononce dans Le Surréalisme et

la peinture sa phrase célèbre : « L’œil existe à l’état sauvage »269. La phrase implique non

seulement une priorité de la vision sur le langage, mais encore sur la main. Pour lui, l’œil est le seul instrument d’une saisie immédiate du monde ; quel que soit son moyen d’expression, l’être dispose de la possibilité de rejoindre dans une contemplation fascinée un monde fait de lignes et de couleurs. La magie existe déjà dans chaque objet, mais elle reste ambivalente et latente jusqu’à ce qu’un regard la réactive. La vue pour lui ne bénéfice d’aucun privilège d’objectivité, cela explique la variété de la vision en fonction de l’individu. L’influence que Breton a subie à la suite des théories ambiantes sur l’apparition du langage suscite en lui la réflexion que l’homme a été avant tout un être de pure vision. Nous sommes très sensibles à la souveraineté du regard dans ce livre, aux multiples occurrences de certains verbes tels : « regarder », « observer », « guetter » ainsi que le substantif « œil » et sa formule au pluriel « yeux » manifestent l’importance que Gracq donne à la perception de la vue dans Le Rivage des Syrtes. D’emblée, le roman nomme Aldo comme l’œil de la Seigneurie sur les Syrtes, sa fonction est de surveiller les militaires. Cette mission lui plaît beaucoup, car elle donne libre cours au regard. La tâche militaire le contraint à regarder et à raconter ce qu’il voit. Néanmoins, son rôle ne se limite pas à cela, Aldo devient de même « un acteur » parce que « son regard est plus perçant que celui des autres et devient le regard d’un guetteur de signes »270. Autrement dit, c’est son regard, comme nous l’avons vu plus haut, qui détermine l’acte. L’incipit nous informe aussi que le voyageur part aux Syrtes avec « le plaisir de deux yeux dispos » et qu’au cours du trajet, il ne cesse de « balayer l’horizon d’un regard déterminé ». Il est prêt à cerner tout ce qui pourrait apparaître. Son regard est alors susceptible d’accomplir sa mission. C’est ainsi que le parcours initial se termine par le recours au domaine de la vision et du regard. Aldo, en décrivant son état d’esprit, annonce que quelque chose est dévoilé pour lui dans

269 BRETON, André. Le Surréalisme et la peinture [1928]. Œuvres Complètes IV. Ecrits sur l’art et

autres textes. op. cit., p. 349.

270 BRIDEL, Yves. Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire. Lausanne : l’Age d’Homme, 1981, p. 43.

cette nuit de révélation. Une question se pose ici : le regard d’Aldo peut-il être considéré comme une provocation de signe ? Yves Bridel dans son article « Le regard dans Le

Rivage des Syrtes » note que c’est le regard d’Aldo qui a provoqué l’apparition du bateau à

la fin du premier chapitre. Certes, l’événement a peu d’importance, mais il va prendre un sens et une importance considérables sous le regard neuf d’Aldo. Il met en marche un processus :

« Ce navire endormi que Marino s’employait si bien à ancrer à la terre appareillait sous mon regard neuf, comme de lui-même vers les horizons – sa navigation immobile me paraissait obscurément promise –, je le sentais tressaillir sous moi comme le pont d’un bon navire reconnaît soudain le pas d’un capitaine aventureux »271.

Aldo prononce cette phrase, lorsqu’il voit le Redoutable amarré sur le quai. Le regard porté par lui sur les choses et les événements est essentiel, car c’est lui qui oriente et donne sens.

3- « Laideur du monde » et beauté du paysage, le voyage de

Grange

Comme Albert qui était déjà en route vers Argol lorsque débute le roman, Grange est dans un train conduisant à la maison forte où il va accomplir sa mission militaire. Autrement dit, le mouvement du parcours s’est ébauché avant que la première phrase n’annonce le début d’un nouveau trajet. D’autre part, la place qu’occupe la locution conjonctive « depuis que » à la tête de l’énoncé initial, qui a une valeur temporelle, met en évidence ce voyage :

« Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait »272.

C’est par là que le voyageur du roman diffère d’Aldo, dont le parcours commence quelques pages après l’ouverture du roman. Mais il a en commun avec son activité : il est en route vers son poste militaire placé sur la frontière. Comme tous les autres héros gracquiens, Grange paraît rejeter la vie collective au seul profit du paysage inconnu. L’incipit dit d’emblée la plénitude du voyageur, quand son train vient de quitter Charleville, qualifié de « laideur du monde », pour qu’il le fasse entrer rapidement en rapport direct avec le nouveau paysage, qu’il est en train de traverser. Nous avons remarqué que la traversée de la ville ou du monde citadin n’occupe que quelques lignes dans les premières pages du récit. Tous les chapitres sont consacrés à la description du

271 Le Rivage des Syrtes, p. 580.

charme paysager. Contrairement à Aldo, Grange n’est pas le narrateur d’Un balcon en

forêt, son histoire est rapportée par un narrateur extérieur. Pour ce fait, des formules

impersonnelles, comme dans ce cas « il semblait », pourraient exprimer son impression. Le passage rapide de la laideur de Charleville laisse place au surgissement précoce de la vallée de la Meuse :

« Le train vide ; on eût dit qu’il desservait ces solitudes pour le seul plaisir de courir dans le soir frais, entre les versants de forêt jaunes qui mordaient de plus en plus haut sur le bleu très pur de l’après-midi d’octobre »273.

Ainsi une nouvelle fois le personnage gracquien se définit-il par son rapport au monde extérieur et non pas aux autres personnages. Devant l’attraction perpétuelle du paysage, les organes des sens se mettent tout de suite en éveil ; la vue (« jaunes ») et le toucher (« frais », « mordait ») travaillent conjointement afin de participer à l’expérience du nouvel espace. Le regard occupe comme d’habitude la première place, il souligne tout de suite une présence primordiale. C’est cette perception qui accorde à l’observateur l’impression de posséder l’objet de désir :

« […] l’expérience familière de ce que nous voyons semble le plus souvent donner lieu à Un avoir : en voyant quelque chose, nous avons en général l’impression de gagner quelque chose »274. L’écrivain de Ce que nous voyons, ce qui nous regarde affirme que la perception de la vue devient également l’objet de l’attraction. L’œil demeure toujours le premier organe apte à recevoir sans égal l’effet venant du monde extérieur. Ainsi le passage du train dans une gorge entre deux hautes falaises oblige-t-il Grange à « [renverser] la tête contre le capiton de serge pour suivre du regard très haut au-dessus de lui la crête des falaises chevelues qui se profilaient en gloire contre le soleil bas ». L’aspirant cède immédiatement à la tentation du paysage de la Meuse envisagé comme un lieu magique. Le fait d’allumer une cigarette et de renverser la tête en arrière pour diriger le regard vers le haut dit l’assujettissement à l’espace extérieur. Il n’est plus dans le monde réel, mais dans celui des songes, que fait surgir la comparaison du ruban de prairie bordant la Meuse avec une pelouse anglaise. L’allusion au « Domaine d’Arnheim » de Poe est évidemment un motif suffisant en lui-même pour évoquer le sentiment de l’enchantement provenant d’une promenade, mais la plongée dans le monde des songes n’a pas duré longtemps. Des signes ambivalents

273 Un balcon en forêt, p. 3.

proposés au regard attentif de Grange perturbent tout de suite la joie accompagnant la montée aux Falizes.

Nous nous arrêtons sur le dernier geste de Grange : « renverser la tête en arrière » et lever les yeux vers le haut pour souligner le rapprochement avec Le Rivage des Syrtes. La répétition des mêmes gestes dans les deux romans met en question le regard du héros gracquien. Nous nous demandons si l’objet de désir se rapporte au monde céleste. La réponse se trouve entre les lignes des pages qui viennent.