• Aucun résultat trouvé

Anthroponymes et paragrammatisme

1- Albert

Le système des anagrammes permet de fonder une typologie des personnages et de déterminer les rapports entre eux d’un côté, et entre les toponymes d’autre côté. Ce qui mérite d’être montré ici, c’est que les héros gracquiens (Albert, Aldo et Grange) se trouvent dépourvus de nom de famille, c’est-à-dire qu’ils restent toujours dans l’anonymat. Allan est le seul personnage principal (Un beau ténébreux) que Gracq différencie, en lui accordant un nom complet. Autrement dit, il le définit en lui attribuant une identité claire. De ce fait, nous pouvons conclure que les êtres gracquiens dans les romans portant un titre de lieu sont considérés comme des éléments marginaux dans l’histoire. Toute la priorité est donnée à l’espace et à sa constitution, mais cela n’empêche pas d’examiner de près les noms propres des personnages afin de préciser la nature du lien avec les toponymes. À l’évidence, l’anthroponyme établit des rapports paragrammatiques qui conduisent à découvrir le jeu de concordance ou d’opposition où s’inscrit le héros. Le paragrammatisme explique peut-être la façon que l’écrivain emploie pour combler le vide du personnage ou l’absence d’identité.

Partant d’« Albert », nous trouvons que l’onomastique forme avec « Herminien » un lien anagrammatique élaboré à partir de l’association des graphèmes ER. Ce lien fait de lui un double. Pourtant il n’est pas tout à fait évident, puisqu’Albert appelle à la fois Herminien ami et ennemi. Le rapport onomastique paraît encore faible ou presque absent avec l’autre nom propre : Heide, la seule femme dans le récit. Albert la refuse sous prétexte que celle-ci le distrait de son travail métaphysique. Le refus est traduit tout d’abord par un refus graphique avant d’être sentimental. À l’opposé, le rapport graphique semble très fort entre les deux intrus d’Argol : Heide et Herminien, il est illustré depuis des graphèmes communs : H, E (la voyelle marque doublement les deux anthroponymes). Le lien onomastique définit donc la relation entre les protagonistes d’Argol. Cette relation est bien éclairée lors de leur réunion à la même table. La présence de Heide entre Albert et Herminien était un facteur suffisant pour «faire flotter entre eux une atmosphère dangereuse, enivrante et vibratile, qui se dissipait et se renaissait à leur contact comme si l’on eût écarté ou rapproché les lames d’un condensateur électrique »57.

Le chapitre 2 d’Au château d’Argol nous informe que c’est le prénom étranger à la langue française « Heide »58 qui attire l’attention d’Albert lors de sa lecture de télégramme d’Herminien. Cet intérêt accordé au substantif féminin est dû effectivement à l’ignorance de sexe de Heide qui reste en question jusqu’à son arrivée.

2- Aldo

L’onomastique trouve un écho en plusieurs noms propres dans le roman du Rivage des

Syrtes. Aldo est ainsi inclus graphiquement en Orlando et en Danielo. La graphie

d’Orlando, ami d’Aldo, le contient comme une « virtualité » de ce dernier, mais c’est un « Aldo inaccompli »59. Car il reste, d’après Michel Murat, satellite d’Orsenna, (Orlando-Orsenna), incapable donc de la transgression. Son rôle est limité dans un rapport d’amitié et de commentaire.

Aldo a un père mais le récit lui refuse ce père, il ne le nomme pas. Sans nom de père ni nom de famille, Aldo cherche une paternité qui peut l’identifier. Les combinaisons graphiques du signifiant lui garantissent une paternité symbolique. Le vieux Danielo paraît un excellent type de paternité en tant que nom, car il contient Aldo. Le rapport paragrammatique permet à Danielo d’affirmer qu’il « étai[t] avec [Aldo] sur le bateau »60 lors de la transgression des frontières marines entre Orsenna et le Farghestan. D’autre part, l’onomastique est portée dans la graphie d’Aldobrandi qui sert de garant à un nom de famille symbolique. Danilo et Aldobrandi peuvent être donc considérés comme des doubles d’Aldo. Ainsi Vanessa Aldobrandi, qui est le seul personnage secondaire doté d’un nom de famille, porte la préfiguration d’Aldo. Elle devient, selon Michel Murat, la vraie mère de l’amant. Ayant une valeur suggestive, l’effigie de Piero Aldobrandi (transfuge d’Orsenna qui soutient le siège des forteresses farghiennes), joue le rôle de l’ancêtre dans le palais de Maremma. Son apparition dans la chambre de la femme se rapporte à l’intrigue et donne une justification à la présence d’Aldo dans cette ville. Attiré par le charme de Vanessa, Aldo se trouve dans la peau d’un traître. Sa présence à Maremma signifie une possibilité qui s’offre et une tentation de passer de l’autre côté : le Farghestan. Le passage qui se concrétise dans le chapitre 9 éveillant une guerre endormie entre Orsenna et le Farghestan. Le tableau de Piero qui orne la chambre de la femme décrit déjà l’incendie de

58 Prénom allemand signifie la lande, Gracq affirme l’avoir choisi comme tous les autres noms de ses personnages pour sa sonorité.

59 MURAT, Michel. Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq : étude de style I, Le roman des noms

propres. op. cit., p. 14.

Rhages et annonce également la destruction prochaine d’Orsenna. Nous avons déjà mentionné que la rencontre de ces deux toponymes compose l’orage signifiant la guerre dont le récit dit l’imminence. Le paragrammatisme n’a pas seulement une fonction homogénéisante, mais aussi signifiante. La série anagrammatique faite à partir des phonèmes ou des graphèmes d’un nom propre permet d’éclairer en profondeur l’intrigue. Le système paragrammatique est un moyen qui aide à identifier Aldo par rapport aux autres personnages et aux toponymes où il surgit.

3- Allan

Dans Un beau ténébreux, le rapport onomastique permet aux personnages de se réunir en couple. Par exemple les graphèmes partagés E, N, R, I entre Henri et Irène les identifient comme un couple marié ; la lettre R doublement figurée et le G motivent le rapport paragrammatique entre le narrateur Gérard et Gregory, l’ami d’enfance d’Allan. Quant à Allan Patrich Murchison, il est le seul héros gracquien doté d’un nom de famille. Gracq le distingue par cette attribution en raison de l’accomplissement de sa recherche. Ce qui l’intéresse n’est plus la recherche d’un espace idéal, mais l’achèvement de la quête. Il est le seul parmi les personnages centraux de Gracq qui réalise ce qu’il veut : le passage de l’autre côté du monde. Il franchit les frontières au moment où il le décide. Par contre, Aldo les dépasse mais sans atteindre l’objectif. Allan entre en scène, en acquérant déjà le secret de la vie. Pour cela, il fascine les autres personnages, sa chambre est un lieu de transgression. En se suicidant avec sa compagne Dolorès61, Allan couronne sa quête, c’est-à-dire qu’il tire les conséquences de sa connaissance. La lettre commune L fait de Dolorès le double féminin d’Allan, sa complice et son alliée, alors que la syllabe [zõ] de Murchison trouve son écho au « poison » qu’il a pris. Porteur de l’espoir de changement et de la vérité, Allan paraît comme une synthèse d’Albert et d’Herminien, car ce dernier achève aussi la quête du double. Cette hypothèse est renforcée par les lettres communes : les AL initiaux et le N final qui l’unissent respectivement aux personnages d’Argol. La répétition des mêmes graphèmes AL dans Albert et Allan souligne une alliance d’anthroponymie. Ce qui nous amène à dire que la parenté phonique rend ce dernier un double complémentaire d’Albert.

61 Le prénom est d’origine espagnol du latin « dolor », désigne les sept douleurs traditionnelles de la vierge Marie. Son choix n’est pas sans valeur et se rapporte encore à la fin tragique du récit : Dolorès choisit librement mourir le même jour avec Allan. Les références bibliques s’y multiplient comme nous le verrons plus tard.

Christel, la femme la plus importante du récit, semble attachée graphiquement à Allan Patrich par la lettre L et phonétiquement par la consonne sèche [k]. Mais celui-ci l’a refusée, car elle craint la mort et préfère l’attente. La crainte de la mort la rapproche de Jacques, son admirateur et qui tisse déjà avec elle un rapport onomastique à la faveur du phonème [k]. Christel forme encore à partir de ce phonème des rapports paragrammatiques avec la croix qu’elle porte :

« Je remarquai à son cou, pour la première fois, une petite croix d’or suspendu à un collier, avec laquelle, en parlant, parfois elle [Christel] joue »62.

L’apparition de ce signe dès le début prend signification à la fin, la croix se dessine sur le lit d’Allan tout en annonçant la scène finale du récit : la mort du héros. La motivation entre les différents termes dans ce récit, remarquons-nous, est à la base de la consonne [k].

4- Grange

Le tableau des noms propres concernant l’œuvre romanesque de l’écrivain montre que la majorité des noms de personnages représentant l’armée dans Un balcon en forêt se forme depuis le phonème [v] : Vignaud, capitaine ; Verain, capitaine ; Hervouët, soldat ; Olivon, caporal ; Lavand, lieutenant. L’aspirant Grange, pour qui la guerre reste une possibilité et non une réalité, se trouve fatalement lié à celle-ci par un rapport graphique illustré à partir des graphèmes : G, R, E. La guerre qui paraît irréelle à Grange met fin à sa vie ainsi qu’à la quête de son identité. Dans le cas de cet anthroponyme, nous signalons que le transfert reporte le nom d’un lieu sur un personnage. En d’autres termes, le nom propre a pour origine « grange », un nom commun qui désigne un lieu clos servant à abriter la récolte. Ainsi l’onomastique renvoie-elle d’une manière ou d’une autre au grenier où Grange passe la première nuit à Mariarmé lors du jour de son arrivée. Si Albert et Aldo restent seulement dépourvus de nom de famille, Grange semble à la fois sans prénom et sans nom de famille. Toutefois ce n’est pas la seule fréquence dans Un balcon en forêt. Madame Tranet, la propriétaire du café des Plantes, dont le prénom indique le nom du Mont-Tranet, une hauteur que longe la route de Revin aux Hauts-Buttés, souligne une autre occurrence. Les graphèmes G, R, A et le phonème sec K sont aussi la matrice de l’invention onomastique chez l’écrivain, ils trouvent la source dans le pseudonyme qu’il a choisi : Gracq. La diffusion graphique ou phonique s’élargit pour comprendre la création littéraire.

Nous nous demandons si Gracq veut faire de Grange et de Gérard une préfiguration de lui-même ?