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L’un des moyens gracquiens favoris qui s’intéressent à la représentation de l’espace est le recours aux figures de l’analogie. Nombreuses sont ces figures qui remplissent l’espace blanc de la page par leurs multiples occurrences. Notre étude sera consacrée aux figures corporelles, c’est-à-dire à celles qui tendent à faire une similitude entre le corps humain et le monde. Nous avons vu plus haut que la préférence donnée aux termes classiques de la géographie est une tentative de la part de l’écrivain pour représenter l’espace de la fiction et annoncer en même temps la fusion des champs lexicaux de ces deux parties séparées de l’univers. L’un des résultats de ce mélange est la reprise des relations interrompues entre eux. Cette tentative ne s’arrête pas à cela. Elle le dépasse pour comprendre toutes les figures d’analogie qui mettent en valeur la correspondance entre l’homme et le monde. Obsédé par des idées issues de l’Antiquité145, Gracq bâtit son univers romanesque sur la ressemblance de l’image du macrocosme à celle du microcosme. L’écrivain cherche à façonner l’image de son univers à celle de l’homme. La création de l’espace se fonde essentiellement chez lui sur cette idée. Principe d’organisation, le corps humain est

144 MURAT, Michel. L’Enchanteur réticent : essai sur Julien Gracq. op. cit., p. 29.

145 D’après les Anciens, le corps humain est le meilleur outil pour mesurer les territoires. Pour cela, il est appliqué à l’espace : le pouce, le pas, la coudée deviennent des unités de mesure. L’analogie ne s’applique pas seulement à la mesure. La carte géographique peut apparaître également comme une projection du corps propre. La tentative de saisir l’unité du monde, pour en reconstituer l’organisation, passe par l’application du corps humain sur l’espace.

d’emblée appliqué à l’espace gracquien, et des images anthropomorphiques se multiplient dans toute son œuvre. L’analogie monde/corps apparaît comme un trait rhétorique récurrent et profond. Gracq accorde à son paysage un « âme » et un « esprit ». Il ne est donc pas surprenant que son monde revête aussi une image du corps humain.

L’analogie devient le socle de l’écriture gracquienne visant à anthropomorphiser le cosmos. Elle assure non seulement un merveilleux affrontement des ressemblances à travers l’espace, mais son pouvoir est encore immense. Elle offre, comme nous le verrons, un nombre indéfini de parentés.

I- Gracq et l’anthropomorphisme

En répondant à la volonté personnelle visant à célébrer le « mariage » de l’homme et du monde, Gracq fait de ses récits l’espace de cette noce. Il ne s’empêche jamais de remplir les pages de figures anthropomorphiques qui animent le rapport de communication, de participation entre l’homme et l’univers. En s’attaquant à Sartre et à Alain Robbe-Grillet dans Pourquoi la littérature respire mal, Gracq précise son point de vue. Il critique chez Sartre le fait d’avoir mis l’accent non sur les valeurs d’intégration de l’homme dans le monde, mais sur celles d’exil. Sartre manifeste constamment son ignorance à l’égard de ce rapport et aux principes du Romantisme allemand : combler le fossé entre le monde et les individus. Ce qui motive les Romantiques et Gracq, c’est la nostalgie de la guérison du monde, de l’union des contraires en un tout harmonieux. En confrontant les deux écrivains, Gracq dit franchement son point de vue à l’égard de Robbe-Grillet :

« Par rapport au roman de Sartre, Robbe-Grillet est un transfuge qui abandonne l’homme, coupé d’un monde écœurant et insignifiant, et tente de passer dans l’autre camp, du côté du monde lui-même, sans plus lui présenter nos éternelles exigences de correspondance et de

signification »146.

Il lui reproche d’avoir élaboré un monde désensibilisé où prédomine la nature humaine morte. Il regrette de même l’exclusion volontaire de ce type de liaison de la part des écrivains du XXe siècle. Pour lui, la littérature de son temps n’accorde aucune place à ce qu’il appelle « la plante humaine », alors que l’homme vit et refleurit au sein de cet espace d’air et de lumière. Jamais le monde n’a pu être étranger ni inamical, puisqu’il y a toujours des poètes comme Tolstoï, que Gracq a sélectionné comme un exemple parfait des

écrivains nommés « grands végétatifs »147. En fait, Gracq prétend à un monde déchargé des tensions et des angoisses, un monde qui peut peser parfaitement sur l’homme. Le monde auquel il aspire doit certainement porter les caractères de celui du Romantisme allemand. Certes, ce monde n’est pas coupé du tragique, mais au moins l’homme y est parfaitement « replongé » dans ses eaux profondes, raccordé magiquement aux forces de la terre, arrosé de tous les courants nourriciers dont il a besoin comme du pain. Il est temps maintenant de repenser à ces noces rompues : Gracq n’y pense pas seulement, mais les exalte réellement. Selon lui, seul le Surréalisme peut garder une valeur exemplaire. Car il revendique à tout instant, à travers mille contradictions, l’expression de la « totalité de l’homme, qui est refus et acceptation mêlée, séparation constante et aussi constante réintégration ». Nous pouvons alors dire que les revendications gracquiennes concernant le mariage de l’homme et du monde ne sont pas si loin de celles des Surréalistes. Les deux s’orientent vers le même objectif : l’unité de l’homme avec l’univers. Et cette unité ne sera réalisable qu’au moment où l’homme prêtera à dialoguer avec le monde. Pour ce fait, il faut croire à l’abolition des limites qui frustrent l’être humain de ses désirs, et à l’existence d’un certain point de l’esprit où les objets cessent d’être perçus comme contradictoires148. Le monde est « déjà en marche vers l’homme, ayant fait plus de la moitié du chemin à sa rencontre, et comme aspirant d’avance à lui plaire, à le refléter et à le servir »149.

Quant à Alain Robbe-Grillet accusé de se détourner de l’homme, la séparation et la distance sont, pour lui, déjà là entre les choses et l’homme. L’homme est l’homme et les choses sont les choses. Il existe quelque chose dans le monde qui n’est pas l’homme, qui ne lui adresse aucun signe. Autrement dit, il n’a rien de commun avec lui. Pour cela, ses personnages refusent de s’approprier les choses et d’entretenir avec elles une entente louche, ils n’éprouvent à leur égard ni accord ni dissentiment d’aucune sorte. Le choix d’un terme analogique, pourtant simple, fait autre chose que de rendre compte de données physiques pures. Il annonce que « dans la quasi-totalité de notre littérature contemporaine,

147 Ibid., p. 879. À propos de Tolstoï Gracq dit : « Une page de Tolstoï […] nous rend à elle seule le

sentiment perdu d’une sève humaine accordée en profondeur aux saisons, aux rythmes de la planète, sève qui nous irrigue et nous recharge de vitalité, et par laquelle, davantage peut-être que par la pointe de la lucidité la plus éveillée, nous communiquons entre nous ».

148 Dans Qu’est-ce que le Surréalisme ? [1934], André Breton affirme que le but suprême de l’activité surréaliste tend à « donner à la réalité intérieure et à la réalité extérieure comme deux éléments en puissance d’unification, en voie de devenir commun ». D’après lui, ces deux réalités sont en contradiction dans la société actuelle ; cette contradiction est l’origine du malheur de l’homme. La tâche des Surréalistes est de les mettre en présence et de refuser en même temps « la prééminence à l’une sur l’autre, d’agir sur l’une et sur l’autre non à la fois car cela supposerait qu’elles sont moins éloignées ». Il est impératif d’agir sur ces deux réalités « tour à tour, d’une manière systématique, qui permette de saisir le jeu de leur attraction et de leur interpénétration réciproques et de donner à ce jeu toute l’extension désirable pour que les deux réalités en contact tendent à se fondre l’une dans l’autre », Cognac : Actual & Le Temps qu’il fait, 1986, p.11.

ces analogies anthropomorphiques se répètent avec trop d’insistance, trop de cohérence, pour ne pas révéler tout un système métaphysique »150. Il s’agit, pour les écrivains qui utilisent les métaphores anthropomorphiques, d’établir uniquement un rapport constant entre l’univers et l’être. Ainsi les sentiments humains semblent naître de ces contacts avec le monde et trouvent en celui-ci leur correspondance naturelle, si ce n’est leur épanouissement. Robbe-Grillet critique cette sorte de comparaison, car elle n’apporte rien de nouveau à la description, c’est-à-dire qu’elle est inutile. D’ailleurs, elle introduit sans arrière-pensée « une communication souterraine, un mouvement de sympathie (ou d’antipathie) qui est sa véritable raison d’être ». L’homme regarde le monde, mais le monde n’échange pas ce regard. Il voit les choses et il échappe du même coup à leur asservissement. Mais cela ne signifie pas que l’homme refuse le contact avec le monde ; il accepte au contraire de l’utiliser à des fins matérielles. Ce qui est fâcheux, pour lui, est ce rapport de participation et de communication établi entre l’homme et le monde au moyen des figures d’analogie. Cependant, ce rapport de communication et de participation constitue les fins que Gracq cherche à évoquer dans ses écrits à travers les figures anthropomorphiques. Nous soulignons par là un autre point commun entre lui et le Surréalisme pour lequel il faut comprendre la nature d’après l’homme et non pas l’homme d’après la nature. Or, cela n’entraîne absolument pas, selon André Breton, à partager l’avis disant que l’être humain obtient une supériorité absolue sur tous les autres êtres. Son importance, il l’acquiert de la place qu’il occupe dans la hiérarchie des degrés de l’Existence. Il conclut pour dire que seule l’intuition poétique est apte à créer non pas seulement des formes assimilatrices mais hardiment créatrices151. Le langage poétique semble donc le seul pouvoir apte à réaliser l’unité entre les différents objets contradictoires de l’univers.

II- Figures de l’anthropomorphisme

Gracq reste fidèle à son projet poétique, il n’hésite jamais à faire correspondre l’image du monde à celle de l’homme. Si le langage scientifique n’arrive pas tout seul à réaliser son aspiration vers l’unité de l’univers, il ne tarde pas à revenir au langage poétique. Les figures du discours lui offrent une autre voie de contact. L’analogie, qui reste la figure

150 ROBBE-GRILLET, Alain. Pour un nouveau Roman. Paris : Minuit, 1963. (Coll. Critique). p. 49. 151 BRETON, André. Du surréalisme en ses œuvres vives [1953]. Œuvres Complètes IV. Ecrits sur

dominante de son écriture, attire notre attention par sa fréquence. Elle s’avère être le meilleur moyen d’établir le rapport de correspondance, de communication entre le monde et l’homme. En examinant l’anthropomorphisme dans son œuvre romanesque, nous remarquons que l’importance est accordée aux figures de la comparaison et de la métaphore. Celles-ci reposent sur la relation de similitude ou du moins d’assimilation. Notre intérêt ne va pas trop se porter sur ces deux figures en tant que théorie, mais plutôt comme un outil susceptible de célébrer la notion d’anthropomorphisme. Ce qui nous intéresse dans cette étude, c’est de voir le moyen aboutissant à l’humanisation de l’univers gracquien et, qui lui accorde cette image semblable du corps humain. Il faut rappeler ici que nous nous contentons de révéler exclusivement les analogies fondées sur le transfert des traits entre l’homme et l’univers. En fait, les figures anthropomorphiques ne sont qu’une initiative tendant à dévoiler l’espace et à l’animer. Elles ne peuvent pas être expliquées uniquement comme projection des sentiments du sujet sur l’objet, car elles mènent également à le constituer comme force autonome, agissant sur l’observateur.

1- La comparaison

Figure d’analogie, la comparaison se définit comme la mise en relation de deux notions par un relateur explicite et spécifique. Elle se présente généralement selon une formule du type : comparé + motif (prédicat adjectival, verbal, adverbial) + outil comparatif + comparant. Toute comparaison profite d’une relation entre le motif et le comparant inscrit dans le code collectif. Quelques comparaisons sont marquées par l’absence du motif, elles sont composées de : comparé + outil de comparaison + comparant. Dans ce cas, la comparaison jouant un rôle important dans la caractérisation du comparé, s’approche davantage de l’identification métaphorique.