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Euphorie de l’espace : la marche dans la forêt des Falizes Dans Un balcon en forêt, le mouvement définit tout de suite Grange par rapport à l’espace

1-3 Marche ultime et voûte étoilée

2- Euphorie de l’espace : la marche dans la forêt des Falizes Dans Un balcon en forêt, le mouvement définit tout de suite Grange par rapport à l’espace

Pour dissiper la crainte d’un danger réel, il se donne à la marche dans la forêt des Falizes. Bien que la maison forte soit en réalité un avant-poste situé à la frontière, c’est-à-dire une menace directe d’invasion prochaine, l’aspirant entend faire de la forêt un lieu de détente, où la terre a conservé encore sa puissance naturelle et primitive. Cette expérience sera une « chance pour vivre au plus près de la genèse »305. Dès son arrivée, il veut croire que la terre sauvage des Falizes peut le protéger à condition qu’il fusionne avec elle. Il est donc en recherche d’un paysage où il peut se fondre facilement. Un rapport étroit bâti sur l’éveil des perceptions et de la conscience s’établit avec le paysage forestier et conduit à la sensation de bien-être :

304 Ibid., p. 154.

305 CIXOUS, Hélène. « Le Sens de la forêt », in Qui vive ? : autour de Julien Gracq. Paris : José Corti, 1989, p. 49.

« Grange marchait dans une sensation de bien-être physique sur laquelle venaient virer des pensées confuses qui n’étaient pas toutes amènes : la nuit le protégeait, lui rendait cette respiration heureuse et cette aisance des bêtes nocturnes pour qui se rouvrent les chemins libres »306.

Dans son article « Philippe Jaccottet ou l’expérience de la promenade », Jérémie Leduc-Leblanc définit la promenade comme « une pratique subjective par laquelle un être se met en scène dans le monde »307. Dans le cas de Grange, cette manière de vivre par le corps est à la fois vécue comme une gratitude et comme une crainte. La marche en pleine nuit le fait entrer dans une expérience sensorielle magique de l’espace et éveille chez lui la conscience de la guerre. Mais Grange la refuse et vit l’errance comme une déambulation dans un espace démesuré et non pas comme une simple fuite devant son danger. Le sentiment de l’effroi né au fond de lui lors de la rencontre de ses yeux avec le lointain est immédiatement rejeté. Car il veut vivre le plaisir du moment actuel. C’est pour cela qu’il s’abandonne au sentiment d’excitation que l’étendue ambivalente de ce paysage mêlé étroitement à l’horizon engendre chez lui. Le contact immédiat avec le monde ouvert donne naissance par conséquent à un paysage irréel :

« Grange quittait la laie et gagnait à gauche la cote 457, un ressaut de terrain rasé par une coupe récente, d’où la vue s’étendait au loin sur le plateau ; il s’asseyait sur une souche, allumait une cigarette, et regardait longtemps la nuit toute couvée de lueurs. De là les lucioles couraient soudain plus nombreuses, fermant devant lui sur l’horizon presque un demi-cercle de clignements rapides qui semblaient s’avertir et s’interroger »308.

Encore une fois le régime sidéral intervient dans le rôle de provocation spatiale, en lui accordant une extension démesurée liée à l’étendue céleste. Regard et parcours sont tout de suite impliqués dans le processus de l’exploration et poussent le promeneur à reprendre la marche. Le rapport entre voir et parcourir se justifie en réalité dans la logique de cette quête de signe et de sens. Arpenter le lieu inconnu peut s’entendre comme une possibilité de trouver une solution à l’énigme des signes ou plutôt comme une soumission à la séduction du lieu non familier. D’ailleurs, la découverte du belvédère « ressaut » polarise la marche du promeneur. La diffusion du champ lexical de la marche dans la page 20 manifeste l’importance que prend ce mouvement dans le roman : « il faisait bon marcher »,

306 Un balcon en forêt, p. 20.

307 LEDUC-LEBLANC, Jérémie. « Philippe Jaccottet ou l’expérience de la promenade », in BOUVET, Rachel, André CARPENTIER et Daniel CHARTIER (dir.). Nomades, voyageurs, explorateurs,

déambulateurs : les modalités du parcours dans la littérature. Paris : L’Harmattan, 2006, p. 233.

« Grange marchait dans une sensation de bien-être », « l’envie lui venait de marcher ». Par opposition aux autres héros de Gracq, Grange aime vivre le moment d’instantané. Cette poétique de l’instant qui caractérise la vie quotidienne du Toit (nom donné à ce haut plateau de forêt) dit franchement l’aspiration de vivre le présent pur et d’oublier l’avenir. Elle apparaît dans une grande part du récit comme une prise de conscience floue, entrouverte sur le monde. Grange se consacre donc à vivre le temps immédiat pour dissiper la crainte d’une guerre évidente.

Ainsi le roman définit le lien de Grange au paysage du Toit par un rapport de fusion avec l’élémentaire. Plusieurs passages célèbrent ce besoin de fusion, le plus remarquable reste celui de la pluie, placé directement après la rencontre avec le capitaine Varin à Moriarmé. L’aspirant s’est senti mal à l’aise et il a parcouru la forêt où toute marque de civilisation s’efface au seul profit du recours à la vie sauvage. Le sujet cesse d’être un individu à part, il s’enfonce dans la forêt et se fond en elle. En avançant dans le silence mouillé, Grange se sent léger. Henri-Marc Arfeux qualifie ce parcours par une sortie de l’état historique qui permet le retour au statut des peuples primitifs. Il a la faveur de le faire vivre en dehors du temps linéaire, dans l’immédiateté de la fusion avec la nature. Le monde cesse de l’entourer seulement, mais il l’englobe aussi et le résorbe provisoirement. Les journées de pluie sont considérées donc comme une sécurité heureuse qui le protège contre le malheur du monde humain309.

La disposition euphorique qu’offre la tombée de la pluie apparaît dans une autre place de récit. C’est un de ces derniers dimanches de novembre que Grange se sent encore dispos et allègre avec la tombée des premières gouttes de pluie sur le Toit. Insensiblement il se mêle à l’élément liquide et devient une stase élémentaire. Le paysage liquéfié et boueux de la forêt, qui atteste sa fusion, est aussi le lieu de la rencontre avec Mona :

« Comme il levait les yeux vers la perspective, il aperçut à quelques distance devant lui, encore à demi fondue dans le rideau de pluie, une silhouette qui trébuchait sur les cailloux entre les flaques »310.

Il suffit donc de lever les yeux de la terre boueuse pour que le sentiment de l’espace renaisse et avec lui celui du monde. La pluie cesse alors d’être une matière englobante ; le désir d’être au monde trouve aussitôt un objet dans la silhouette de la femme parue soudain dans la forêt. L’alternance de la fusion et du désir d’être au monde dans un passage tout

309 ARFEUX, Marc-Henri. La Présence au monde dans l’œuvre en prose de Julien Gracq. op. cit., p. 348.

proche trouble la relation avec l’espace ; tout cela est redevable au surgissement brusque de la femme. Désormais, elle inaugure un rapport différent avec la terre. La conscience n’est plus le besoin de fusionner avec l’élémentaire, le sujet trouve finalement l’objet de son désir. Le rôle que joue Mona dans la trame de ce roman s’éclaircit plus tard dans le chapitre consacré à l’étude des chambres. Le promeneur se dilate et trouve un nouveau territoire de familiarité qui peut réaliser ses vœux. Ainsi, le rapport avec la terre forestière se modifie-t-il, lorsque Grange change de voie et prend un autre « chemin de terre » conduisant à la maison de la femme aimée. Outre qu’il est le relais entre la terre primitive de la forêt et la terre familière et humanisée des jardins, le nouveau « chemin de terre » se glisse entre « la lisière des taillis et les clôtures d’épines des jardinets »311. Il réalise par là une forme de contact idéal à bonne distance de la résorption fusionnelle. Dès lors, l’aspirant va se lier à la terre des jardins par un lien de fécondité et de plénitude sensuelle. L’idée du bonheur se rapporte maintenant aux sentiers qui vont entre les jardins et non pas à la terre boueuse du bois. Ce chemin lavé par la nuit, gorgé de plantes fraîches est celui de Mona. L’homme paraît ici, selon Marc-Henri Arfeux, avec les êtres et les objets, auprès d’un monde vivant et rénové dont l’être est entièrement donné à l’état sensuel.