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Dialectique de l’homme et de l’espace

Il nous semble nécessaire de signaler ici que Gracq ouvre souvent ses romans sur l’arrivée d’un personnage dans un lieu qui ne lui est pas familier. Rappelons-nous que la première phrase d’Au château d’Argol annonce l’engagement d’Albert sur une longue route conduisant à Argol. C’est le pays où se trouve le château qu’il a acheté un mois auparavant avec ses landes, sans le visiter, sur les conseils d’un ami très cher. Nommé observateur sur les frontières d’Orsenna, Aldo quitte sa ville natale, tout en se dirigeant en voiture vers les confins du sud : voilà ce que nous dit l’incipit du Rivage des Syrtes. Tandis que nous voyageons en train avec Grange dans Un balcon en forêt vers Moriarmé et les Falizes, où il

va effectuer sa nouvelle mission ; le journal de Gérard raconte les journées des vacanciers partant à la découverte des environs de la plage bretonne. En d’autres termes, les premières pages de chaque roman semblent n’avoir d’autre fonction que de narrer le départ ou la venue des héros gracquiens. L’ouverture du roman sur des topos inconnus justifie sans doute le processus de la description qui souligne une présence très forte tout au long du récit. Puisqu’il est non familier, le lieu intrigue le voyageur qui n’hésite pas à lancer des regards curieux sur tout ce qui l’entoure. Le regard initial détermine tout de suite son rapport avec le nouvel environnement. Il conduit, comme le note Michèle Monballin, à circonscrire le sens de la relation homme-espace. Une question se portant sur le choix d’un lieu étrange et non pas familier nous oblige à nous attarder sur ce fait. Caractérisé par l’attraction, le lieu inconnu pousse le voyageur à fixer des regards attentifs pour se l’approprier, alors que le lieu familier perd sa force d’attirance avec le temps. C’est pour cela que le lieu familier est absent de la description romanesque de Gracq. Orsenna est la seule présence de ce type, or la ville reste à peine esquissée : les informations données au début du récit parlent peu de la configuration de son paysage et de ses rues. La description du paysage extérieur prend place dans le roman, lorsqu’Aldo s’éloigne de la ville et s’engage dans la route qui conduit à la province des Syrtes. Dès que le paysage change, il sollicite son regard.

Vu qu’il est étrange, le lieu captive l’esprit. L’étrangeté devient plus tard un facteur essentiel de l’attraction, elle intervient dans la création des premiers rapports du contact avec l’espace. Il est évident que tout ce qui n’est pas habituel à l’œil l’attire. Il n’est donc pas gratuit que Gracq place son héros dans un lieu étrange et lointain. Ce qui lui importe, c’est que l’espace exerce une sollicitation constante sur le voyageur. L’espace non familier devient lui-même un élément de provocation de regard. Le recours au discours de Freud sur « l’inquiétante étrangeté » permet de comprendre mieux les propos de l’écrivain :

« […] l’étrangement inquiétant serait toujours quelque chose dans quoi, pour ainsi dire, on se trouve désorienté. Mieux un homme se repère dans son environnement, moins il sera sujet à recevoir des choses ou des événements qui s’y produisent une impression d’inquiétante étrangeté »226.

Selon Freud, l’homme dans un milieu différent du sien est susceptible de recevoir facilement les effets extérieurs. Autrement dit, le pouvoir de l’environnement étrange sur lui sera beaucoup plus fort que celui de l’univers coutumier. Imprégnée des expressions

226 Cité par DIDI-HUBERMAN, Georges. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Minuit, 1992. (Coll. Critique). p. 183.

marquant l’étonnement et la curiosité, la description donnée dans chaque livre révèle à quel point le lieu inconnu influence les personnages de Gracq. Ainsi Aldo pendant son voyage vers les confins du sud reconnaît le sentiment d’étrangeté avec l’absence des repères lisibles :

« Dans l’absence de tout repère visible, je sentais monter en moi cette atonie légère et progressive du sens de l’orientation et de la distance qui nous immobilise avant tout indice, comme

l’étourdissement commençant d’un malaise, au milieu d’une route où l’on s’est égaré »227.

Il est intéressant d’examiner de près la fiche signalétique de Lettrines dans laquelle Gracq définit le statut des personnages de ses romans. Ce qui nous intéresse pour le moment, c’est de regarder ce que Gracq dit à propos de leur profession : « sans » et de leur activités : « en vacances »228. Toute forme d’occupation socio-économique est absente du monde romanesque de l’écrivain, ses personnages sont sans activité professionnelle. Pourtant les héros ont des tâches à accomplir, celles-ci se divisent en deux catégories. Albert reste le prototype de la première qui se rapporte en fait à la passion intellectuelle. Nous n’oublions pas qu’il emporte avec lui dans son manoir isolé d’Argol tous les livres concernant ses études philosophiques sur Hegel en vue de remplir les journées mornes. Gérard est un bon lecteur de Rimbaud, mais cette passion librement choisie est abandonnée plus tard au profit d’une autre activité : la contemplation. Les deux protagonistes se soumettent peu après leur arrivée au lieu inconnu et à son charme, ils ne s’intéressent plus à la lecture. Gérard trouve finalement que la littérature l’ennuie ; la lecture de Hegel déplaît à Albert. Les deux deviennent une proie facile de l’attraction de l’espace étrange.

L’état de désœuvrement dans lequel le héros se trouve crée chez lui un sentiment d’ennui, son attention se porte vite alors vers le monde extérieur. Ne sachant quoi faire, il regarde le paysage et guette des signes pour nourrir le vide intérieur. De cette situation, le monde extérieur tire son importance exceptionnelle. Non seulement l’homme en position d’attente immobile est doué d’une sensibilité affinée, mais la nature se montre aussi complaisante. Elle est susceptible de provoquer le merveilleux et l’enchantement. La deuxième tâche que Gracq a assignée aux personnages est celle de l’observation, imposée par une autorité militaire : Aldo et Grange sont les modèles de cette activité. Le premier est présenté comme les yeux d’Orsenna aux Syrtes, il a pour mission d’observer le fonctionnement des autres et d’envoyer des rapports à la Seigneurie. Grange a également une tâche militaire à

227 Le Rivage des Syrtes, pp. 564-565.

la maison forte des Hautes-Falizes. Mais les deux sont rapidement détournés de leur devoir : Aldo manifeste sans cesse son attachement au paysage, les Syrtes avec ses villes décadentes le captivent. En plus, il devient le guetteur des signes venus d’au-delà des frontières, tandis que Grange cesse progressivement de prendre connaissance des instructions officielles, qui lui assignent ses objectifs. Les rapports d’inspection lui deviennent une corvée. D’où la force de l’espace étrange sur les êtres gracquiens.

Le rapport entre le personnage et le lieu inconnu sera étudié à partir du schéma actantiel de Greimas : le personnage (sujet) en quête de l’objet du désir (espace). Quelquefois, la femme (troisième élément nécessaire de la fiction gracquienne) se présente comme adjuvant, elle intervient afin de guider le sujet vers son objet. Le rapport de la correspondance et de l’échange qui la lie fortement à la nature en fait le seul médiateur entre les deux éléments de la quête. À l’évidence, la femme intensifie la puissance de provocation de l’espace : c’est le cas de Heide, de Mona et de Vanessa. Dès son entrée en scène, Heide est comparée à un élément astral dont le rayonnement se répand partout. L’image de Mona est parfaitement mêlée à celle de la forêt et de la nature. La femme se présente dans ce récit comme un élément participant au climat dans lequel elle vit : n’est-t-elle pas nommé « fille de la pluie »229 ? Vanessa dans Le Rivage des Syrtes exerce une influence prodigieuse sur les objets, à travers elle Aldo voit les choses. Son rôle commence dès les premières pages du récit et s’achève lorsqu’elle l’initie au vrai chemin du Farghestan. « Reine du jardin »230, « éclat surnaturel »231, « petite sorcière de la forêt »232, telles sont les femmes de Gracq. Ayant des pouvoirs extraordinaires de fée, la femme joue un rôle d’enchantement dans l’expérience de l’espace, tout en assurant la progression vers le pôle désiré. Nous pouvons dire que la relation entre le sujet et l’objet de désir est triangulaire : sujet et objet de désir ne s’associent que grâce à un troisième élément. Par contre, « le médiateur lui-même est uni à l’objet moins par le désir que par un acte qui le sacralise – une violence infligée et subie, une souillure : c’est ce lien scandaleux qui suscite la fascination, et qui constitue chez Gracq la figure fondamentale de l’altérité »233.

229 Un balcon en forêt, p. 27.

230 Le Rivage des Syrtes, p. 595.

231 Au château d’Argol, p. 29.

232 Un balcon en forêt, p. 27.

Chapitre 1