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Une description savante du relief

Topographies gracquiennes

IV- Topographie et géographie

2- Une description savante du relief

Gracq a prêté son œil de géographe à son héros. Jamais ce dernier n’a de flou dans la vision. La description qu’il donne est très nette dans tous les récits. Doté du même savoir géographique, le personnage gracquien sait parfaitement déchiffrer le paysage. Créateur et créature ont le même goût pour les paysages vastes et le panorama et préfèrent aussi un chemin de crête qui leur offre une vue panoramique. La préférence pour le panorama vient du fait qu’il veut signifier une projection d’un avenir dans l’espace et « c’est une sorte de chemin de vie – mais un chemin de la vie que l’on choisirait librement »134.

132 RIVIERE, Jean-Loup. « La Carte et la décision », in Cartes et figures de la terre. Paris : CCI, 1980, p. 379.

133 TISSIER, Jean-Louis. « La Carte et le paysage : les affinités géographiques ». op. cit., p. 103. 134 GRACQ, Julien. Entretien avec Jean-Louis Tissier. op. cit., p. 1205.

Dans le paysage, nous avons le sentiment d’aller partout, d’avoir une liberté étonnante. Ce n’est donc pas surprenant que l’écriture romanesque de Gracq débute par la description d’une large étendue de terre, surtout celle des grands plateaux. Ainsi, nous lisons qu’Albert s’engage sur une longue route, au cours de son ascension vers le château, tout en regardant avec obsession les landes rases à la couleur jaune terne. Dans Un beau ténébreux, la vue de la dune maritime avec ses grèves intrigue Gérard ; en se dirigeant vers les Syrtes, Aldo attache au paysage mi-désertique un œil plus intéressé, alors que Grange est magnétisé, dans son ascension sur le haut plateau de la forêt, par le point de vue. Nous remarquons que le récit gracquien s’ouvre généralement sur une vue circulaire. Le personnage décrit tout ce qui est autour de lui. Rien ne lui échappe. L’emploi des embrayeurs spatiaux : « à gauche », « à droite », « à l’horizon », etc. renforce cette idée. Cela exprime le désir de donner une description détaillée du paysage. Au château d’Argol reste un bon exemple ; la région est décrite de tous les côtés. Dans ce livre, la description commence par les landes rases, les mares herbeuses sur la droite, s’élargit à l’horizon où se lève le terrain en une sorte de chaîne basse, et finit sur la gauche avec les bois tristes de chênes et de pins, avec les ruisseaux limpides, avec les pentes raides du revers de la montagne. Elle correspond, trouvons-nous, au mouvement ascendant vers l’édifice et conduit par conséquent à déterminer les structures du Pays d’Argol. Dans Le Rivage des Syrtes, la description ne paraît pas d’emblée panoramique, elle succède au mouvement de la voiture quittant Orsenna vers les Syrtes. Elle débute par les forêts humides d’Orsenna et ses campagnes de vigne, s’élargissant aux grandes steppes nues du sud, elle se complète ensuite par le sable de la plaine des Syrtes, et la dune se termine par la plaine semi-désertique. Un balcon en

forêt commence de même par la description des silhouettes de chênes ardennais qui se

développent en taillis. Puis elle s’achève sur le grand mouvement du paysage : le plateau ardennais boisé. À l’opposé, la description dans Un beau ténébreux adopte un point de vue serré, elle se restreint sur l’évocation de la plage et de la mer. Cela est probablement redevable au fait que les autres récits s’ouvrent par le déplacement du voyageur, tandis que les vacanciers dans cet ouvrage sont déjà sur la plage.

Être en promenade reste l’état préféré du personnage gracquien, il lui permet d’embrasser par les yeux une large étendue de terre. La description nous montre, du premier coup, l’ensemble du paysage qui rassemble des éléments de tailles différentes. Ce caractère relève pour une grande part de la traduction géographique, surtout de la géomorphologie, domaine dont Gracq était spécialiste. Cette spécialisation lui donne la capacité de saisir, de cerner rapidement le style du paysage. Il n’est donc pas étonnant que l’écrivain célèbre

dans le paysage tout ce qui est de l’ordre topographique. Voilà la singularité de Gracq : étant à la fois géographe et romancier, il se sépare des autres écrivains par son œil analytique. Dans un entretien radiophonique dirigé par Gilbert Ernst en 1971, Gracq parle de cette passion. Bien que les Ardennes ne lui soient pas familières (car il est de l’Ouest), une seule petite journée passée là-bas était suffisante pour décrire ce pays. Son ignorance de l’endroit ne l’empêche pas de rédiger un récit de 137 pages consacrées uniquement à la description de ces paysages. Gracq ajoute ensuite que ces quelques heures de solitude, de promenade, lui furent suffisantes pour écrire Un balcon en forêt. D’après lui, quand on est géographe, surtout étranger à la région, mais armé d’une formation de géologie, il est facile de saisir « rapidement l’esprit ou l’âme d’un paysage »135. Le géographe sait ce qui va lui parler dans le paysage. Ainsi, les Ardennes le séduisent-ils par sa vocation forestière, au point que Gracq les confond avec sa région natale. L’écrivain admire cette région en raison de son paysage qui lui offre « de grandes échappées de vue » sur la vallée de la Meuse. Quant à sa forêt « panoramique », elle paraît aussi singulière, d’où il peut voir et découvrir « très loin » :

« Tout ce petit canton sauvage est devenu mien, et les changements que j’y trouve en viennent à se confondre peu à peu avec ceux d’un canton natal ; les témoins naïfs qui jalonnent ça et là deviennent presque pour moi ceux d’une histoire qui se serait réellement passée »136.

L’œuvre romanesque révèle bien cette sensibilité ou plutôt la particularité géographique de Gracq. La description qu’il nous a donnée permet de connaître la configuration géomorphologique de l’espace du récit. Nombreux sont les textes qui manifestent la forme du relief terrestre. Cependant, décrire ne veut pas dire faire l’inventaire de tous les éléments du paysage, c’est l’envisager comme une structure. Nous voyons une logique de composition qui s’impose en décelant un savoir scientifique. Nous prenons l’Ile de Vezzano comme un bon modèle de ce type de description :

« C’était une sorte de d’iceberg rocheux, rongé de toutes parts et coupé en grands pans effondrés avivés par les vagues. […] La réflexion neigeuse de ses falaises blanches tantôt l’argentait, tantôt le dissolvait dans la gaze légère du brouillard de beau temps »137.

La description qui s’étend sur plusieurs pages ne manque pas de termes techniques. Gracq charge le texte de son savoir chaque fois qu’il le trouve nécessaire. Ainsi, le lecteur peut se

135 « Sur Un balcon en forêt » in Cahier de L’Herne. Julien Gracq. Entretien radiophonique entre Julien Gracq et Gilbert Ernst diffusé le 12 juillet 1971 par la station régionale d’Inter-Lorraine-Champagne-Ardennes et publié dans le Cahier de L’Herne. op. cit., p. 216.

136 GRACQ, Julien. En lisant en écrivant. op. cit., p. 620. 137 Le Rivage des Syrtes, pp. 680-681.

rendre compte de l’importance de cette île dans la fiction, en examinant minutieusement ce passage. Cet îlot minuscule qui présente un bon abri au bateau d’Aldo et de Vanessa se distingue de ses rivages, de ses « falaises adressées en face des flèches à demi submergées des lagunes ».

Nous ne pouvons pas négliger dans notre étude l’association du plateau nivelé aux horizons fuyant avec la vallée étroite. Celle-ci apparaît fréquemment dans les récits de Gracq. À titre d’exemple, nous citons la description du pays d’Argol qui se place dès le début sous le signe d’une étroite langue de plateau enserrée entre le château et les précipices. La région devient un exemple type du style topographique, tous les éléments naturels paraissent faire concurrence pour illustrer la structure du terrain. Cette association révèle deux penchants de la sensibilité gracquienne : l’intimité avec la vallée, la vacance et la liberté des plateaux qui est la topographie propice à Gracq. La fiction semble lui imposer un espace géographiquement pertinent ou plutôt cohérent. C’est pour cela, qu’il y a une cohérence du point de vue géographique dans la disposition de ces lieux et la description de ces paysages. Cette cohérence existe dans le texte au référent réel comme celui qui évoque la vallée de la Meuse, avec ses méandres encaissés, ses courbes. Or, la description ne porte pas de caractère réaliste ou documentaire. Pour Jean-Louis Tissier, la cohérence est également forte dans le texte où le paysage n’a pas de référence effective. La steppe des Syrtes, où la couverture végétale est balayée par le vent ou ravinée par des oueds intermittents, reste aussi remarquable. La description présente encore une composition paysagère plausible. D’après l’écrivain, le recours aux termes géographiques ne dépouille jamais le paysage de sa visée poétique. Au contraire, il augmente le plaisir de la lecture. Dans un entretien, Gracq affirme qu’il n’y a rien en cela de dépoétisant :

« Pour moi, au contraire, souvent le plaisir que peut me donner le paysage est augmenté par une attente précise qui vient de la lecture. Et même l’explication géographique n’a pas du tout de caractère prosaïque. Cette révélation d’une structure bien agencée ajoute plutôt quelque chose, c’est une armature qui n’enlève en tout cas rien à la beauté d’un paysage. La géographie n’a rien gâté pour moi, au contraire, de la Terre et des voyages qu’on peut y faire »138.

Le système descriptif qui prend en charge la structuration de l’espace gracquien comprend deux réseaux lexicaux. Le premier se rapporte à la fois à tous les termes désignant les composantes des paysages (« mer », « grève », « plage », « dune », « vallée », « plateau », « montagne », « forêt », « plaine », « routes », « pistes », « étang », « colline ») et au

mouvement du terrain qui est évoqué à l’aide de certaines formes verbales ou nominales : « se relever », « monter », « se creuser », « plonger », « s’élever », « s’aplanir ». Ce réseau qui donne à voir la face de la terre permet de rendre compte de l’espace de la fiction :

« Cette piste ressemblait à une tranchée basse. De chaque côté […] elle paraissait taillée à angles vifs dans une mer de joncs serrés et grisâtres, dont l’œil balayait la surface jusqu’à l’écœurement, et dont les détours continuels de la route paraissaient murer à chaque instant les issues »139. Relever l’état des lieux nous paraît le premier signe de l’admiration portée par Gracq aux paysages. Le deuxième réseau lexical élaborant les structures de l’espace gracquien appartient à un vocabulaire technique qui crée une aura scientifique et décèle en même temps la propriété typique de l’écriture de Gracq. L’écrivain convoque une nomenclature concernant son savoir géographique que nous pouvons diviser en deux catégories. La première est empruntée à la géomorphologie et à la géologie : « reg », « erg », « nunataks », « igarapé », « bluff socle », alors que la seconde en appelle à la géomorphologie classique. Celle-ci abonde en métaphores physiologiques, tend à tisser le premier rapport avec le monde, dont l’image devient l’équivalent de celle de l’homme. Parmi ce lexique, nous citons : « gorge », « dent », « front », « lèvres », « flanc », « épaulement », « coude », « langue », « mamelon », « croupe », « ride ». D’où la nécessité de parler de la géographie et de la topographie des romans gracquiens. Il nous paraît tout à fait légitime d’étudier la figuration de l’espace fictif à partir des indications géographiques, puisque elles soulignent des occurrences multiples.

Quant au rôle du paysage, Gracq refuse le point de vue selon lequel le paysage sert de décor à un livre. « Les paysages sont, [pour lui], dans les romans comme les personnages, et au même titre. […] ils appartiennent au roman, [voire] ils sont le roman »140. En d’autres termes, ils tiennent un rôle essentiel dans l’histoire. L’évocation des moindres aspects de la topographie n’exprime pas seulement la volonté de préciser la face de la terre, mais dit aussi le véritable dessein d’élaborer les paysages de la fiction. Carte et paysage deviennent donc des éléments révélateurs de l’espace des récits, tout en illustrant en même temps la configuration terrestre. Outre que le paysage gracquien se trouve doué d’« âme » et d’« esprit », il emprunte à l’homme son image. C’est pour cela qu’il faut accepter son influence sur lui. Dans l’œuvre romanesque de Gracq, le paysage agit sur le personnage de la même manière qu’un actant, il n’est plus un élément secondaire dans la fiction. Au

139 Le Rivage des Syrtes, p. 565.

contraire, il peut tisser un rapport avec le sujet regardant. Cette relation se fonde généralement sur la tentation et la transgression entre le sujet et l’objet regardé. Pourtant, le romancier ne veut pas faire abstraction de la limite physique et intellectuelle du sujet qui regarde et juge. L’inspiration géographique le pousse à questionner véritablement le rapport entre l’homme et le monde. Les termes géographiques cessent dans ce cas de fonctionner en un sens unique au profit de la constitution des premiers fils du rapport avec le monde.

En revanche, Michèle Monballin voit un certain écart dans l’utilisation de quelques termes. Par exemple, « langue », qui, en géographie, indique une petite zone de terre de sable, est associée dans certains cas avec « mer », « vague », « écume », « poussière » :

« […] entre les jetées étonnait le silence de ces hautes ondulations contre les parois de pierre : de grosses langues pressées et rudes, mais agiles, inquiétantes, sautaient brusques comme une langue de fourmiliers »141.

Désignant un pic rocheux, « dent » est employée à des espaces construits tels que : « maison », « palais », « forteresse » et « escalier » :

« Un escalier de pierre, théâtral, sans mesure, plongeant à perte de vue dans les vagues, opposant à leur fureur capricieuse et monotone de femme ses dents enrochées,

irréfragables »142.

Détournés de leur sens conventionnel, les termes scientifiques n’échappent pas à l’imagination créative de l’écrivain. Tout cela sert le but d’arracher à la description sa simple option esthétique. Les termes géographiques laissent percevoir un enjeu. En élaborant le relief de la terre, ils révèlent l’espace de l’événement dont Gracq est très attentif à nous montrer les démarches de dévoilement :

« L’ossature vigoureuse de cette côte mangée de grottes apparaît, avec ses grèves mollement tendues de pointe à pointe comme des hamacs, avec les rides blanches, les festons de ses vagues soudain si lentes et comme engluées sur les fonds transparents »143.

Comme son créateur, le personnage gracquien ne trouve aucun obstacle à lire le style du paysage, quand il se dépouille. Le regard du savant lui fait appréhender « l’ossature » et la « seule courbure » de la terre. Ce n’est donc pas fortuitement que l’écrivain attribue à son personnage un métier de guetteur, de promeneur ou d’observateur à la frontière. Ce

141 Un beau ténébreux, p. 103.

142 Ibid., p. 207.

privilège le rend capable de jeter un regard rigoureux tout en révélant à la fois les constituants du paysage et l’espace du récit. L’être gracquien est quelqu’un qui distingue bien les objets rapprochés et devient encore « presbyte », c’est-à-dire qu’il peut regarder, surveiller de loin le développement de l’action. Bref, il est apte à saisir rapidement « l’esprit et l’âme d’un paysage ».

Michel Murat affirme que l’œuvre romanesque de Gracq contient également une dimension biologique144. Ce qui nous encourage à parler dans le chapitre 3 de l’anthropomorphisme abstrait appliqué à la description de l’espace. Après avoir révélé les traits de l’espace fictif à travers le langage scientifique, nous nous intéressons à voir l’image que l’écrivain préfère lui donner. C’est pour cela que nous allons revenir au langage poétique, et plus exactement aux figures de style.

Chapitre 3