• Aucun résultat trouvé

Puisqu’il s’agit d’un environnement guerrier, la perception auditive est aussi très importante. Si le regard se distrait un moment, l’ouïe sensible rappelle tout de suit à Grange le bruit de la guerre. L’aspirant ne s’empêche pas par exemple d’écouter « la rumeur soldatesque » : partout se répondent les « tintements de casques et de gamelles, choc des semelles cloutées contre le carreau »283. Mis au même niveau d’alerte, les sens deviennent donc les outils de la perception spatiale.

En effet, le roman montre que l’itinéraire de Grange se subdivise en deux étapes. La première se termine à Moriarmé où la brutalité de la vie mondaine trouve place. À la beauté du val de Meuse s’oppose la violence de cette ville dont le nom (Mor-i-armé) suffit à dissiper le charme apprécié au début du parcours et le replonge dans la laideur du monde humain. Grange « déambulait maintenant dans une rue pauvre et grise qui courait à la Meuse ». Gracq confronte volontairement, dans le même texte, la civilisation à la

281 Cité par ARFEUX, Marc-Henri. La Présence au monde dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq.

op. cit., p. 278.

282 Un balcon en forêt, p. 5.

sauvagerie primitive. La laideur de la vie mondaine réapparaît une nouvelle fois, lorsque la perception olfactive compare la chambre, où il a passé la première nuit, à la pourriture. L’odeur douceâtre de pomme pourrie de ce lieu le suffoque. Ce qui aggrave par conséquent le sentiment de l’anxiété. Les images de l’enchantement trouvent place avec la tombée de la nuit et le calme presque absolu. Quand l’aspirant souffle la bougie, tout change : il entend « seulement le bruit très calme de l’eau », « les cris des chevêches perchées tout près dans les arbres ». Et lorsqu’il pense à « d’étroites routes blanches sous la lune, entre les flaques noires des pommiers ronds, aux campements dans les bois pleins de bêtes et de surprises », le mouvement l’incorpore de nouveau. La sensation de l’enchantement s’attache donc au mouvement du parcours et au monde céleste. En effet, la verticalité interpelle Grange, elle trouve sa valeur dès qu’il éteint la flamme de la bougie et ouvre la fenêtre de sa chambre contre laquelle il tire le lit. « Couché sur le côté », son regard plonge sur la Meuse ; il songe à la lune et «à la belle étoile ». Aussitôt la luminosité nocturne l’attire. C’est juste maintenant qu’il sent revivre « l’enchantement de l’après-midi ». Il pense que « la moitié de sa vie allait lui être rendue »284.

L’ultime voyage de Grange commence, lorsqu’il quitte Moriarmé, en roulant vers les Hautes-Falizes où se situe la maison forte. Le principe de la verticalité prédomine également, car la maison forte se trouve quelque part au sommet des « falaises chevelues ». De là il peut facilement contempler le ciel. L’ascension vers la maison forte est comparable à celle d’Albert vers le château d’Argol : Grange éprouve les mêmes sentiments d’étrangeté, créés par la présence dans un lieu non familier. « Le silence de ces bois sans oiseaux » l’étonne tout de suite et provoque l’inquiétude face au calme total de l’espace. « Tout point de vue le magnétis(e) », le paysage forestier exerce immédiatement son pouvoir d’attraction sur lui. Comme les autres héros de Gracq, Grange se sent pris par le charme du paysage et manifeste aussitôt un assujettissement absolu à sa provocation :

« Accroché aux ridelles, il tournait le dos à demi au capitaine et se levait parfois dans les virages pour plonger le regard jusqu’au fond de la vallée : où qu’il fût, comme les enfants qui grimpent aux portières »285.

Grange ne résiste pas au magnétisme de l’espace, les verbes de mouvement « tourner », « se lever », « grimper » en sont la preuve. Dès lors l’horizontalité prend sa valeur, le regard plongé dans la vallée peut désormais décrire tout ce qui est devant lui. Dans un

284 Un balcon en forêt, pp. 6-7.

autre sens, les lointains ne disparaissent plus derrière le bleu cendré de la fumée, le paysage devient tout à coup lisible, la description ne laisse pas place aux illusions. De même, le regard est très présent dans ce passage, Gracq lui confie maintenant le rôle cardinal de la perception spatiale. Nous sommes très sensible à tous les termes célébrant la souveraineté de cette perception dans les pages 7-8 : « regard » (2 fois), « œil », « voir », « vue » (2 fois). Le regard devient de cette façon « l’objet d’une tentation constante qui engendre un état : l’attente, et un comportement : aller voir, dont la répétition ne signale pas autre chose que la permanence de cette tentation à laquelle il répond »286. Doué d’une sensibilité affinée, le personnage gracquien guette donc les signes du monde extérieur pour nourrir son attente. Le monde obtient dans ce cas une particularité exceptionnelle, car il se montre complaisant. Nous concluons qu’un rapport de complaisance définit le lien entre l’homme et l’espace.

4- Vers les ruines de Roscaër

Comme nous l’avons vu plus haut, la création poétique du lieu consiste chez Gracq à montrer comment l’objet de désir (l’espace) exerce une influence sur la sensibilité et les sentiments du sujet regardant. En acceptant son pouvoir d’attraction, le sujet entre en contact avec lui par son corps et ses perceptions. Car ce sont les seuls outils de connaissance du monde extérieur :

« […] j’observe les objets extérieurs avec mon corps, je les manie, je les inspecte, j’en fais le tour, mais quant à mon corps je ne l’observe pas lui-même »287.

L’homme est donc capable de percevoir tout ce qui est exposé devant lui. Ainsi l’espace et ses objets dans les écrits de Gracq sont-ils décrits par le mouvement et le regard de son héros. Les deux activités peuvent être lues comme une réponse à l’appel des signes, elles disent à la fois la soumission du sujet au charme du paysage et la permanence de sa force d’attraction. L’espace dans les romans de Gracq a donc un rôle de provocation : il incite le regard autant que la marche. Ceux-ci sont considérés comme des éléments constitutifs du processus créatif de l’écrivain visant à renouer le rapport entre l’homme et l’univers. Il est indispensable de signaler que la route existe dans tous les romans gracquiens. Elle forme, par sa simple présence, une interpellation permanente, accentuée par la lumière astrale. La route, en tant que voie naturelle et primitive, reste évidemment un excellent lieu

286 MONBALLIN, Michèle. op. cit., p. 131.

de parcours. Sur le chemin, « le marcheur s’engage, affirme Marie-Claire Dumas, de tout son corps, par le rythme de son pas, de sa respiration, par la contemplation du paysage qui se déroule sous ses yeux, par la rêverie qui en découle »288.

Un beau ténébreux manifeste une grande rupture par rapport aux autres romans. Tandis

que le parcours du héros gracquien débute à l’incipit dans Au château d’Argol, Le Rivages

des Syrtes et Un balcon en forêt, il commence ici dans le premier tiers du livre. En voiture,

Allan conduit les vacanciers de l’Hôtel des Vagues vers le château de Roscaër, sa conduite rapide est un motif suffisant pour métamorphoser le paysage et les impressions des autres personnages. Gérard, le narrateur du récit, dicte immédiatement ses impressions :

« Sitôt passé Kérantec, la route s’élève, par grand lacets, au-dessus du miroir plan de la mer. L’ossature vigoureuse de cette côte mangée de grottes apparaît, avec ses grèves […], avec les rides blanches, les festons de ses vagues soudain si lentes et comme engluées sur des fonds transparents »289.

Le rapport avec le paysage prend sans doute ici un autre sens : sous le pouvoir exercé par Allan, les éléments du paysage se renversent. La mer vue du haut devient, aux yeux de Gérard, un vaste miroir cachant à peine ses gouffres. Le monde se dénude cruellement en montrant son ossature, ce qui ranime d’emblée l’idée de la mort. Par là, le paysage montre une parenté avec celui d’Argol. Les deux paysages jouent le même rôle poétique et narratif qui consiste à narrer l’événement d’avance. Une fois acquis le résultat de sa quête, Allan met fin à sa vie et par conséquent à la fiction. Il est le seul personnage de Gracq qui sait ce qu’il veut. Lorsqu’il décide de se suicider, sa décision n’est pas le fait d’immédiat. Cette décision est déjà prise avant même son apparition sur la scène. Cela explique probablement son indifférence au monde extérieur. Cela nous aide à comprendre la raison pour laquelle Gracq confie la description spatiale à un autre personnage « Gérard » et non pas à lui. Allan semble un être hors du commun qui réussit dès son entrée en scène à exercer une influence sur les autres et à façonner le monde selon sa propre loi. Nous remarquons qu’il devient le relais entre le narrateur et l’espace séduisant. Aux yeux de Gérard, le pique-nique devient tout de suite « un long, très long voyage » ou peut-être « un voyage sans retour ». Le monde subit également une métamorphose, la traversée de la forêt lui rappelle un pays de légende. Sous le pouvoir magique d’Allan, la forêt conduit à un autre monde. Cette capacité que la forêt obtient soudainement ne va pas de soi, elle la tire en fait des

288 MORTEL, Anne. Le Chemin de personne : Yves Bonnefoy, Julien Gracq. Préface de Marie-Claire Dumas. Paris : L’Harmattan, 2000, p. 7.

circonstances du parcours dirigé par Allan. Par contre, la forêt d’Argol possède une force autonome dont la tonalité ambivalente s’impose au cœur et à l’esprit d’Albert.

Toujours sous la même influence, le narrateur n’est plus dans un monde de légende, il se trouve soudainement devant un infini que la forêt offre aussi :

« Tout à coup la forêt franchie, vers un infini de collines brumeuses, la lande rase s’étendit à perte de vue »290.

La métamorphose de la forêt met en vedette la soudaineté de la révélation illustrée par la conjonction adverbiale « tout à coup ». L’adverbe met à son tour les voyageurs devant un infini, tout en confirmant l’intuition de Gérard :

« Dans un pli de ce terrain nu […] un lac était d’une pureté si parfaite à l’abri du vent dans cette fin de jour déjà piquetée d’étoiles, que l’on se serait cru soudain au bord d’un royaume étrange et calme, d’une tranquillité sidérale, tout à coup éloigné de tout ce qui, feuille ou branche, bouge et s’inquiète »291.

Une nouvelle fois, la découverte du lieu de la révélation est accompagnée de l’adverbe « soudain » et d’une lumière nocturne. Le texte n’est pas dépourvu des termes célébrant le monde sidéral. Cela met en question l’espace que le héros désire. Il ne s’agit plus d’un pays de légendes auquel la forêt donne accès : les voyageurs semblent plongés maintenant dans l’infini cosmique. Cet infini s’apparente beaucoup au lieu de la révélation qu’Aldo découvre dans Le Rivage des Syrtes lors du voyage nocturne vers les Syrtes. À un moment d’extase, les vacanciers se sentent effacés par ce qui leur est donné à voir. Le paysage est d’une si surprenante et si singulière beauté que d’un accord tacite ils décident de s’arrêter au bord du lac. Et sans parler, ils demeurent absorbés par le spectacle. La puissance du paysage se montre très efficace, au point qu’elle les prive du moyen de l’expression habituelle (la parole). Du coup, les voyageurs se sentent incapables de faire une seule phrase, tout en perdant leur faculté de la communication. C’est du seul paysage, comme le note Marc-Henri Arfeux, que vient l’initiative. « Sa beauté enveloppe les personnages et les absorbe en elle dans une attitude de stupeur fascinée »292. Pris par son charme, les personnages restent sans mouvement, en contemplant le paysage stupéfiant. Voilà donc une autre preuve qui montre la souveraineté de l’espace sur le personnage. Ce qui nous amène à dire que le rapport du sujet à l’égard de l’objet de désir se définit par un rapport

290 Un beau ténébreux, p. 154.

291 Ibid.

292 ARFEUX, Marc-Henri. La Présence au monde dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq. op. cit., p. 139.

d’assujettissement. Se sentir pris par les grâces du paysage n’est-il pas un aveu sous-jacent de la dépossession de soi ? Et de la majesté de l’espace ? L’espace est désormais lu comme une force agissant sur l’homme. C’est lui qui détermine d’une manière ou d’une autre les activités des autres actants, et qui précise les lignes directrices du récit. Dans ce cas, il est tout à fait juste de parler de l’ « actancialisation » de l’espace. Ce dernier n’est plus un élément de décor, il appartient désormais à la machine narrative. D’ailleurs, l’état de désœuvrement dans lequel le héros se trouve apparaît comme un facteur circonstanciel préférant la prise du pouvoir de l’attraction exercée par l’espace. Dans le but de remplir le vide intérieur, ce dernier recourt à la contemplation qui aboutit par conséquent à la dépossession. Ainsi le processus de l’absorption est-t-il célébré dans ce texte par certaines expressions comme : « l’œil suivait malgré lui »293 qui dicte l’autonomisation de l’organe de la vue.

II- Parcours forestier

1- La forêt de Storrvan, lieu idéal des promenades

Le parcours du héros gracquien continue dans le monde argolien et ne s’arrête pas à la première ascension vers le château d’Argol. Il est suivi par d’autres marches solitaires ou en compagnie d’autres personnages. Celles-ci prennent un aspect d’errance ou de promenade à pied, à cheval et en voiture. Les différents aspects du mouvement constituent en fait les étapes essentielles de l’enchaînement des événements d’Argol, car ils conduisent de découverte en découverte. Parcourir le lieu inconnu de cette région devient l’activité préférée d’Albert dont l’objectif est d’installer le rapport avec le nouvel environnement.