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Avant de passer à l’examen du rôle de la puissance de discriminer et des autres puissances internes intervenant dans la connaissance sensible, j’aimerais d’abord apporter quelques précisions concernant les sensibles communs. En effet, hormis la question II.10, c’est dans les questions traitant de la perception des sensibles communs que la nature des opérations de la puissance de discriminer est exposée. Puisque ce sont les sensibles communs qui demandent le discours le plus long pour parvenir au jugement, il n’est pas étonnant que ce soit dans celles-ci qu’Oresme nous offre certaines précisions relativement à la nature de ce discours du sens interne. Examinons donc, dans un premier temps, comment Oresme conçoit les sensibles communs à partir de la question II.11 : « Est-ce que les sensibles communs sont des

61 Tel que relevé par Stefano Caroti (Caroti 1994, p. 92, n.37); « ... quedam cognoscimus absolute et per se, et

hoc est solutarie, sicut color et lux, que solum sunt visibilia per se, ut patet in principio tertii perspective. Sed alia cognoscimus comparative comprehendo multa, sicut motus, quies, similitudo, pulchritudo et sicut magnitudo; unde non iudico aliquid esse tripedale nisi in relatione ad quantitatem pedalem, et ita de quolibet sensibili communi, et talia precise non cognoscuntur a sensu exteriori, sed cum adiutorio virtutis distinctive, quam Aristotelem vocat sensum communem, et etiam patet in perspectiva. », Oresme, Quaestiones super septem libros physicorum Aristotelis, éd. Kirschner, III.1, l. 62-70.

62 Oresme, De causis mirabilium, chap. 4, l. 214-216, p. 290. 63 Caroti 1994, p. 91.

sensibles par soi? » et la question II.12 : « Est-ce qu’il y a cinq sensibles communs, et pas un plus grand nombre ? ».

Dans la question II.11, Oresme répond aux deux sous-questions suivantes : pourquoi les sensibles communs sont-ils dits « communs »?, et est-ce que les sensibles communs sont des sensibles par soi? Pour chacune des questions, Oresme présente plusieurs théories, ou voies (via), qu’il est possible d’adopter, dont certaines qui introduisent des distinctions qu’il sera crucial d’examiner plus tard ; pour l’instant, je vais plutôt me concentrer, pour chacune des sous-questions, sur un argument en particulier qui me semble exposer la position générale adoptée par Oresme, sans entrer tout de suite dans certains distinctions plus poussées.

Relativement à la première sous-question, Oresme estime que les sensibles communs sont appelés ainsi du fait qu’il est vrai d’affirmer de tous ou de plusieurs des sens externes qu’ils perçoivent ce sensible, par exemple la grandeur. Ainsi, les propositions suivantes sont toutes vraies : la vue perçoit la grandeur, le toucher perçoit la grandeur, etc. En d’autres termes, les sensibles communs sont dits « communs » parce qu’il est commun à tous ou à plusieurs des sens externes de les percevoir (troisième voie, II.11, 201.87-98). Cette manière de concevoir le sensible commun est d’ailleurs reprise dans la réponse donnée par Oresme à une des objections de la question portant sur la perception du mouvement (II.15, 251.44-51).

La deuxième sous-question, quant à elle, permet de préciser de manière générale comment les sensibles communs sont perçus. D’après Aristote, tant les sensibles communs que les sensibles propres sont des sensibles par soi, qui s’opposent aux sensibles par accident que sont les substances (II, 6, 418 a 7 - 25). Comme le clarifie Oresme (II.11, 202.27-203.37), il est manifeste que les sensibles communs ne sont pas des sensibles par soi au même titre que les sensibles propres, au sens où les sensibles communs multiplieraient eux aussi leur propre

species dans le milieu. Il n’y a pas de species de la grandeur, du nombre, de la figure, etc. C’est

par l’intermédiaire du sensible propre que le sensible commun agit sur le sens. Ce point est rappelé dans les diverses questions concernant les sensibles communs (voir par exemple II.15, 249.92-97). En effet, les sensibles propres ont la puissance de produire par soi des species dans le milieu, par exemple la species de la blancheur, et de modifier le sens grâce à celles-ci. La

species, étant une similitude de la blancheur, se trouve de la même manière que dans son sujet,

c’est-à-dire qu’elle est une blancheur qui est étendue (c’est-à-dire qui a une grandeur), qui est mue, qui est figurée, qui a une position, etc. (II.11, 202.27-203.37) Comme le précise Oresme dans une autre question portant sur la perception de la position et de la grandeur, la species, du fait qu’elle s’imprime dans l’organe, se trouve alors, par accident, étendue, figurée, etc. dans

celui-ci (II.13, 214.66-74; 219.77-81)64. Oresme propose alors de concevoir la species par

analogie avec le miroir, lequel offre une image qui représente les choses telles qu’elles sont : « s’il y a là une image, cette image possède des conditions telles que <celles que possède> aussi l’objet » (II.11, 203.34-35; analogie reprise dans les passages susmentionnés de II.13). S’il est vrai que le sens lui-même n’est pas affecté matériellement, mais seulement l’organe, il demeure que les species des différentes choses présentes dans notre champ visuel, et qui occupent des positions différentes, ont « aussi un ordre, du moins de manière représentative » (II.13, 219.80) dans la puissance sensitive, nous dit Oresme alors qu’il traite de la perception de la position65.

Si l’on revient à la question qui nous intéresse, peut-on alors affirmer que les sensibles communs sont sentis par soi en tant qu’ils sont sentis par l’intermédiaire des sensibles propres? Oresme poursuit son investigation de la question en proposant une nouvelle distinction, qu’il nous dit emprunter aux perspectivistes (II.11, 203.38-204.58). Ceux-ci admettent une distinction entre sensibles par soi et sensibles par accident qui n’est pas la même que celle d’Aristote. Est dit « sensible par soi » ce qui peut être perçu sans discours (discursus), « de manière immédiate au moyen de sa species »; est dit « sensible par accident » ce qui nécessite un discours pour être perçu.

Il semblerait alors, en vertu de cette distinction, que tous les sensibles communs seraient des sensibles par accident, puisque selon Alhacen, tous les visibles autres que la lumière et la couleur sont des sensibles par accident. Pourtant, Oresme reprend ici la distinction qu’il avait posée à propos du sensible propre entre le jugement universel et le jugement particulier pour l’appliquer au sensible commun. En effet, en ce qui concerne le jugement universel, le sensible commun serait perçu par soi au sens précédemment défini (sans discours), ou du moins certains sensibles communs peuvent être d’abord perçus de manière universelle sans discours, et ensuite de manière plus particulière avec un discours. Il n’est pas clair cependant si Oresme considère que cela est vrai de tous les sensibles communs; il semblerait en effet que la perception de certains d’entre eux nécessite toujours un discours. Il nous dit que la

64 Peter Marshall remarque : « sensible species have volumetric parts even though they have spiritual being,

and hence they can project themselves spatially within the complex of body and sensitive soul that is the basis for perception », renvoyant à III.13, 413.7-414.21 (Marshall 1980, p. 73).

65 Une explication similaire de la perception des sensibles communs à partir de la forme présente dans

l’ultimum sentiens se trouve chez Alhacen lorsqu’il traite de la perception de la figure : « The shape of the circumference of a visible object's surface is perceived by the sensitive faculty through the perception of the circumference of the form that reaches the hollow of the common nerve and through the perception of the circumference of the area on the surface of the sensitive organ where the form of the visible object reaches, for the circumference of the surface of the visible object is delineated in both of these places. », Alhacen, Perspectiva, II, 3.128.

grandeur, la continuité et la séparation sont des sensibles par soi en ce que leur perception ne demande pas un discours du sens interne, ni l’usage de la mémoire. Ce sont les seuls sensibles communs qu’il nomme à cet endroit. On peut le comprendre en rapprochant cette remarque d’un passage de la question II.13 qui concerne la perception de la grandeur de manière générale, où Oresme affirme :

« À propos du deuxième <point de la réponse>, à savoir de quelle manière <la grandeur> est perçue de manière générale, je dis que la species du visible est étendue dans l’organe et représente la chose de manière étendue. Et c’est pourquoi, aussitôt, au moyen d’un concept confus, il est senti que la chose est grande, longue et large, si la profondeur n’est pas perçue. »66.

Je ne commenterai pas tout de suite cette référence au « concept confus », mais il suffit pour l’instant de savoir que le concept confus correspond au niveau du jugement universel présenté dans la question II.10, comme le confirme le fait qu’Oresme décrive la perception comme se produisant « aussitôt », c’est-à-dire sans discours. Ainsi, la grandeur pourrait être perçue « de manière immédiate au moyen de sa species », pour reprendre l’expression utilisée en II.11 pour décrire le sensible par soi, précisément parce que la species véhicule suffisamment d’information immédiatement accessible pour que se produise un jugement universel dans le sens interne, comme c’est le cas pour les sensibles propres. Par contre, il semblerait que certains sensibles communs demandent nécessairement un discours du sens interne, soit parce qu’ils reposent sur la perception d’une succession, ce qui demande la puissance conservative du sens interne, soit parce qu’ils demandent nécessairement qu’une comparaison soit effectuée. Oresme donne, à titre d’exemple, le mouvement, le repos, la beauté et la proportion. Pour ces derniers, il semblerait donc qu’il ne puisse pas y avoir un jugement universel immédiat.

Par une sorte de parallélisme avec le cas des sensibles propres étudié en II.10, Oresme admet donc également le niveau du jugement universel pour ce qui est des sensibles communs (tous ou en partie); cependant, dès qu’il s’agit de dépasser le niveau du jugement universel, par lequel on juge simplement qu’une chose a une grandeur ou une figure, un discours du sens interne intervient, tout comme c’était le cas pour la perception des sensibles propres de manière plus particulière. Ainsi, le point essentiel à retenir est que tous les sensibles communs sont des

66 « De secundo, scilicet qualiter percipitur in generali, dico quod species visibilis est extensa in organo et

repraesentat rem extense. Et ideo statim conceptu confuso sentitur quod res est magna, longa [217, 30] et lata, si profunditas non percipitur. », Oresme, QDA II.13, 216.27-217.30. Peter Marshall souligne ainsi : « Oresme thought magnitude easier to perceive than most other common sensibles : it can be perceived by a « confused concept », which is the equivalent of the immediate « universal » judgment by which the individual senses know their proper object » (Marshall 1980, p. 67).

sensibles par accident relativement au jugement spécifique ou particulier qui vise à établir avec plus de précision ce qu’est la chose perçue.

Pour résumer la réponse donnée par Oresme en II.11, les sensibles communs peuvent être considérés comme étant perçus par soi dans la mesure où ils sont perçus à travers les

species des sensibles propres qui sont reçues par le sens; cependant, dans la mesure où un

discours du sens interne est nécessaire pour que les sensibles communs soient perçus à partir de ces species des sensibles propres, les sensibles communs sont des sensibles par accident.

Pour ce qui est du nombre de sensibles communs, Oresme s’attaque à ce point dans la question II.12 : « Est-ce qu’il y a cinq sensibles communs, et pas un plus grand nombre ? ». En effet, il s’agit de déterminer si la liste généralement admise à partir du passage du traité De

l’âme en II, 6, 418 a 17-18, soit le mouvement, le repos, le nombre, la figure et la grandeur,

convient67. Oresme, se basant sur l’autorité des perspectivistes, affirme qu’un plus grand

nombre de sensibles communs doit être admis; il reprend ainsi la liste des vingt visibles par accident que l’on trouve dans les traités perspectivistes, la lumière et la couleur étant visibles par soi. Cette liste peut être considérée non seulement comme une liste des visibles par accident, mais aussi des sensibles communs, puisqu’Oresme précise qu’à l’exception de l’ombre, toutes ces choses sont perçues par au moins un autre sens externe en plus de la vue. Les sensibles communs sont donc : « la profondeur, ou bien distance, la position, la corporéité, la figure, la grandeur, la continuité, la séparation, le nombre, le mouvement, le repos, l’aspérité, la douceur, la rareté, ou bien transparence, la densité, la solidité, c’est-à-dire la fermeté, la beauté, la laideur, la similitude et la dissimilitude, ou bien diversité » (II.12, 208.58-65). À noter que la liste d’Oresme est légèrement différente (à un ou deux sensibles près) de chacune des listes proposées par les différents perspectivistes, qu’il s’agisse d’Alhacen, de Witelo ou encore de Roger Bacon. Oresme termine sa réponse en montrant que la théorie perspectiviste n’est pas en contradiction avec les textes aristotéliciens, puisqu’Aristote lui-même, ailleurs dans le traité De l’âme, ajoute à sa liste l’unité (III, 1, 425 a 17), preuve qu’il ne donnait ces cinq sensibles communs qu’à titre d’exemple. Sur ce point, Oresme semble s’inspirer d’un passage de la Perspective de Roger Bacon. En effet, ce dernier offre une explication similaire de la discordance entre les textes aristotéliciens et la Perspective d’Alhacen (c’est-à-dire qu’Aristote

67 On trouve en effet, dans les Auctoritates Aristotelis, la formule suivante : « Communia sensibilia sunt

quinque, scilicet magnitudo, motus, quies, numerus et figura. Sed proprium est quod per se sentitur ab uno sensu, ut color a visu, et sic de singulis. » (éd. Hamesse, p. 179, n. 64).

ne ferait que fournir certains exemples), suivie immédiatement d’une remarque à l’encontre du commun des philosophes naturels, lesquels ne connaissent pas la science de la perspective qui, comme l’affirme aussi Oresme, est celle qui fait autorité en cette matière68.

Ayant précisé ce que sont les sensibles communs et comment ils sont perçus de manière générale, nous disposons maintenant de tous les éléments nécessaires pour retourner au texte qui nous intéresse, II.10, ainsi que les questions environnantes, II.11-15 afin de mieux comprendre la nature de l’activité discursive et judicative du sens interne selon Oresme.

La description des activités discursive et judicative du sens interne dans le

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