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Qu’est-ce que le concept sensitif ?

Au-delà de cette distinction entre concept confus et concept déterminé et du rôle qu’elle joue dans la détermination de la question de la perception des sensibles communs, il est possible, par un examen attentif de l’ensemble des textes où apparaît la notion de concept, d’établir de manière plus précise comment Oresme comprend le concept qui se trouve dans le sens, et ce, malgré le fait qu’il n’en offre pas de définition dans les Quaestiones De anima.

134 « Tunc quantum ad secundum, scilicet qualiter est ibi deceptio, sit prima conclusio quod quantum ad

iudicium universale numquam vel raro est deceptio. Et ideo dicit Aristoteles quod non decipitur visus quin sit color, nec auditus quin sit sonus, ita quod non iudicat esse sonum, nisi sit aliquis sonus. Nec valet, si obiicitur de tinnitu aurium, quia in rei veritate est ibi quidam sonus, licet non sit talis qualis apparet aut tantus. Sed verum est quod istud non solvit quaestionem, quia quantum ad hoc non est differentia inter sensibilia propria et sensibilia communia, quia visus non decipitur in iudicando de aliquo quod est magnum; tamen bene quantum ad aliqua est differentia, sicut quandoque iudicat unum esse multa et etiam iudicat quietem esse quando non est quies. Sed non iudicat motum quin sit motus vel in seipso vel in remoto. », QDA II.10, 194.2- 14.

Tout d’abord, il me semble que le concept sensitif, chez Oresme, peut être défini comme suit : il s’agit de l’acte par lequel le sens appréhende la chose cognitivement. Le concept n’est pas l’objet ou le terme de l’acte cognitif, comme c’est le cas, pour nommer un exemple connu, chez Thomas d’Aquin ; au contraire, il constitue l’acte lui-même. Cette équivalence entre concept et acte n’est pas clairement affirmée dans les Quaestiones De anima, mais elle n’est pas démentie par les textes étudiés. Elle peut également être inférée à partir des expressions que choisit Oresme : « sentir sous un concept » ou « percevoir selon un concept », expressions qui montrent bien la simultanéité de l’acte perceptuel et de la saisie conceptuelle.

Le concept, comme acte, présuppose et dépend de la species reçue par le sens externe et transmise au sens interne. En effet, c’est la species qui fournit le contenu représentationnel au concept, en tant qu’elle est une similitude de la chose connue. Puisque la species peut se trouver dans le sens, et plus précisément dans le sens externe (II.9, 187.45-55), sans qu’il ne soit en acte, elle ne s’identifie donc pas à l’acte de sensation. En effet, dans la question sur le sens agent (II.9, 184.72-185.82), Oresme posait une distinction entre la réception de la species et l’acte du sens. Il apporte d’autres précisions dans la question III.10, intitulée : « Est-ce que la

species intelligible, l’acte d’intellection et l’habitus sont distincts dans l’intellect ? »135. Dans le cas de l’intellect, les species, ou plutôt les phantasmes qui se trouvent dans le sens interne, « ne le changent que si l’intellect lui-même coagit » (III.10, 389.37-38). « Species intelligibilis » et « acte » désignent donc toujours une même chose dans l’intellect, nous dit Oresme, c’est-à-dire la similitude de la chose connue qui existe à titre de qualité dans l’âme, le terme « acte » désignant la similitude lorsqu’elle est effectivement acquise et connue, au terme du mouvement par lequel elle est acquise. Cependant, dans le cas du sens, comme le précise Oresme, celui-ci peut recevoir la species sans qu’il ne soit pour autant engagé dans le mouvement par lequel il connaît cette chose. Ainsi, à l’objection selon laquelle « parfois, dans le sens, la species précède la sensation », Oresme réplique : « on répond qu’à ce moment, le sens n’agit pas et ne sent pas, mais <c’est> seulement l’objet <qui agit> ; cependant, dès que le sens coagit, alors il connaît ; c’est pourquoi connaître n’est pas autre chose que contribuer à la species activement »136. Dans

135 Je cite la question III.10 dans la traduction française de Philippe Girard que j’ai légèrement modifiée

(Girard 2009, p. 32-39). Au sujet du statut de la species intelligibilis chez Oresme, voir l’analyse de Claude Panaccio et Ivan Bendwell, Panaccio et Bendwell 2006, p. 293-296.

136 Voici le passage pertinent de la question de III.10 cité dans sa totalité: « Secundo sequitur quod species

talis non praecedit actum intelligendi, quia per talem actum acquiritur; ergo non praecedit sicut caliditas in subiecto non praecessit motum quo ipsa acquirebatur, sed simul inceperunt esse : unde aliquid simul incipit illuminari et esse luminosum, lucidum vel illuminatum. Sed obiicitur contra, quia aliquando in sensu species pracedit sensationem. Respondetur quod pro tunc sensus non agit nec sentit, sed solummodo obiectum; sed

le cas du sens, on peut donc distinguer deux moments, soit la réception passive de la species et l’acte cognitif, puisque la species peut affecter le sens sans que, par elle, il ne connaisse la chose qu’elle représente ; par contre, dans la sensation elle-même, « species » et « acte » (lorsque ce terme « acte » est compris comme désignant ce qui est acquis au terme de la sensation) sont une seule et même chose. Ainsi, dans la question sur le sens agent, Oresme affirme que le sens « fait que la species produite, ou causée, par le sensible soit une sensation. » (II.9, 189.88-89). Cet acte cognitif du sens débute dès le passage de la species du sens externe au sens interne, car, comme le souligne Oresme, qui suit ici les traités perspectivistes, dans le cas des species des visibles, la multiplication de la species dans le nerf optique selon une ligne sinueuse, plutôt que droite, demande une action de la puissance sensitive (II.9, 187.45-55).

Poursuivons l’examen de la notion de concept sensitif. Comme nous l’avons vu dans les sections précédentes, dépendamment du degré de généralité de la représentation, la chose est connue sous un concept plus ou moins déterminé. La species reçue dans le sens interne fournit immédiatement un contenu représentationnel très général et la chose est alors saisie sous un concept confus et universel ; par contre, le sens peut également « extraire » de la species un contenu représentationnel plus déterminé, au moyen d’un acte discursif, et ainsi connaître la chose sous un concept déterminé et spécifique. C’est ce qu’affirme clairement Oresme dans ces passages déjà mentionnés :

« À propos du deuxième <point de la réponse>, à savoir de quelle manière <la grandeur> est perçue de manière générale, je dis que la species du visible est étendue dans l’organe et représente la chose de manière étendue. Et c’est

pourquoi, aussitôt, au moyen d’un concept confus, il est senti que la chose est

grande, longue et large, si la profondeur n’est pas perçue. » (II.13, 216.27- 217.30)

« Cependant, en termes propres, doit être dit sensible par accident ce qui ne peut être connu qu’au moyen d’un discours, car une telle <chose> n’est pas connue

de manière immédiate au moyen de sa species. Et, en ce sens, toutes ces

<choses> sont des sensibles par accident relativement aux concepts propres. » (II.11, 203.47-51).

En effet, comme je l’avais mentionné plus tôt, selon les théories perspectivistes, la species en provenance des sens externes véhicule de l’information représentationnelle qui reste encore à

dum sensus coagit, tunc cognoscit, et ideo cognoscere non est aliud nisi ad speciem active concurrere; modo non est ita de intellectu, quia phantasmata non immutant ipsum nisi ipso intellectu coagente », QDA III.10, 389.28-38.

l’état virtuel et qui doit être perçue de manière discursive par le sens interne. En résumé, la

species détermine le contenu représentationnel du concept ou de l’acte de connaître ; elle est la

représentation sur la base de laquelle le sens peut poser des actes cognitifs, c’est-à-dire produire des concepts.

Il reste cependant à expliquer comment on passe du concept au jugement. Pour ce faire, il convient de considérer certains passages de la question I.4, intitulée : « Est-ce que la connaissance des accidents conduit à la connaissance de la substance ? ». Mais avant de faire appel à cette question, il faut d’abord considérer les exemples de concepts sensitifs donnés par Oresme. Le passage le plus clair, du point de vue du texte latin, est le suivant, tiré de II.11. Le contexte est toujours celui de l’explication du caractère commun des sensibles communs, mais lorsqu’Oresme présente une des solutions possibles, il aborde incidemment la thématique de la question I.4, celle de la connaissance de la substance à partir des accidents. Je cite le passage au complet, puisqu’il permet de voir la convergence thématique :

« Deuxièmement, il faut savoir que ce qui est senti est la substance elle-

même; cependant, elle est sentie sous un concept accidentel et elle est

comprise se trouvant telle qu’elle est accidentellement, par exemple Socrate

voit le mur ou l’or, mais il ne voit pas qu’il est de l’or, cependant il voit bien

qu’il est rouge. À partir de cela, il est manifeste que, à proprement parler,

seule la substance est sensible, cependant elle est sentie, ou bien perçue, par

le sens sous un concept accidentel et non substantiel. Maintenant, de plus, on

dirait que l’on dit que la grandeur est un sensible commun pour cette raison

que la même chose est sentie par plusieurs sens sous ce concept qu’est « être

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