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Le concept dans l’intellect : question III

Ces passages sont à mettre en relation avec une question du livre III, qui porte sur la connaissance intellective, dans laquelle Oresme demande : « l’intellect connaît-il l’universel avant le singulier ? »121. Après certaines considérations préliminaires qui établissent le cadre de

la réflexion d’Oresme, ce dernier reformule la question de cette façon : « une chose est-elle connue par un concept commun et universel avant de l’être par un concept singulier? » (III.14, 418.33-34).

En résumé, Oresme répond en distinguant deux types de concepts : il y a les concepts absolus ou quidditatifs, comme « homme », « animal », qui signifient la chose indépendamment du hic et nunc et des circonstances (circumstancia) individuelles. Ceux-ci sont obtenus à partir des concepts singuliers qui sont formés sur la base des phantasmes, ces représentations de choses singulières que l’on trouve dans la puissance conservative du sens interne. Les concepts de ce type ne se trouvent que dans l’intellect, puisqu’ils ne font pas appel aux phantasmes. Les concepts singuliers, quant à eux, sont directement liés aux phantasmes à partir desquels ils sont obtenus, précisément parce qu’ils connotent les circonstances singulières sensibles, lesquelles sont fournies par les phantasmes du sens. Ainsi, lorsque l’intellect conçoit une chose selon un concept singulier, il doit faire appel aux phantasmes, ou species, qui se trouvent dans le sens interne. C’est pourquoi Oresme affirme : « un concept entendu de la deuxième façon [c.-à-d. le concept singulier par opposition au concept absolu] est dans l’intellect et dans le sens : cela est manifeste, car il est composé en même temps de la species qui est dans l’intellect et des species qui sont dans le sens. »122.

Cependant, lorsqu’on considère le processus d’acquisition du concept singulier, par exemple « Socrate », ce qui est plus universel est connu avant ce qui est plus singulier. Pour l’illustrer, Oresme utilise l’exemple de la perception de Socrate au loin qui s’approche (cet exemple se trouve également chez Buridan dans la question portant sur le même sujet). Cette chose est d’abord connue par l’intellect sous le concept connotatif « corps ». Ce concept n’est

121 Pour mon analyse de cette question, je me suis appuyée sur le mémoire de Philippe Girard (Girard 2009, p.

63-74), ainsi que sur les articles suivants : Panaccio et Bendwell 2006, p. 296-299 et Lagerlund 2004, p. 29- 31. Les citations tirées de la question III.14 sont données dans la traduction française de Philippe Girard. Peter Marshall avait également souligné le parallèle entre ces deux questions (Marshall 1980, p. 74).

122 « Secunda conclusio est quod conceptus secundo modo dictus est in intellectu et in sensu : patet, quia

pas proprement singulier, mais plutôt « d’une certaine façon universel et d’une certaine façon singulier », nous dit Oresme. En effet, « il est singulier en ceci que les circonstances particulières sont connues », c’est-à-dire qu’il s’agit de ce corps, dans ce lieu, à ce moment, etc., mais « il est universel en ceci que grâce à un tel concept, une autre chose serait représentée, si elle était entièrement semblable dans tous les accidents sensibles »123. Par

exemple, le concept connotatif « corps » pourrait représenter autant Socrate que Platon dans l’exemple donné par Oresme. Graduellement, plus Socrate s’approche, plus des concepts moins universels ou moins communs que « corps » pourront être formés sur la base des phantasmes produits par le sens, tels « animal », « homme »; pour en venir finalement à la perception de la chose individuelle sous le concept singulier « Socrate », laquelle tient compte de presque tous les accidents sensibles ou « circonstances » de cette chose singulière : « dans ce cas, le troisième concept [c.-à-d. Socrate] est dit singulier, car on perçoit désormais qu’il est blanc et de telle figure, et ainsi de suite »124.

Si des concepts moins universels et plus singuliers peuvent être formés par l’intellect, c’est parce qu’il dispose de représentations sensibles singulières de plus en plus précises et déterminées, parce qu’elles tiennent compte de plus de circonstances. Bref, l’intellect dépend directement du sens, ou plus précisément des phantasmes que l’on trouve dans le sens. Il est significatif, dans ce contexte, qu’Oresme fasse référence à deux reprises à Alhacen. Je vais me concentrer sur la deuxième référence, puisqu’il n’est pas clair à quel passage renvoie la première. En ce qui concerne la question de l’antériorité du concept mi-singulier mi-universel par rapport au concept singulier, Oresme pose comme troisième conclusion :

« … parfois cette antériorité est imperceptible, comme l’affirme Alhacen au livre II de la Perspective. En effet, lorsqu’un homme voit quelque chose de près, même s’il a d’abord, dans le temps, le concept que cette chose est un corps, puis un animal, puis un homme, etc., cependant ce processus est à ce point facile et en un temps si bref qu’il ne le perçoit pas. »125.

123 « Quarta conclusio <est> quod omnis conceptus secundo modo dictus est aliqualiter universalis et

aliqualiter singularis. Est singularis in eo quod concipitur aliqua circumstantia singularis. Est universalis in eo quod per talem conceptum repraesentaretur unum aliud, si esset omnino simile in omnibus accidentibus sensibilibus, sicut de duobus ovis. », QDA III.14, 421.15-20.

124 « Et tunc talis conceptus tertius dicitur singularis, quia iam percipitur quod est album et taliter figuratum, et

sic de aliis », QDA III.14, 420.80-82.

125 « Tertia conclusio est quod quandoque ista prioritas est imperceptibilis, sicut ponit Alhazen in II°

<Perspectivae>, quia, dum homo videt aliquid de prope, licet habeat prius tempore conceptum quod est corpus, deinde quod est animal, deinde quod est homo, etc., tamen iste discursus est ita facilis et in tam brevi tempore quod homo non percipit », QDA III.14, 422.36-41.

L’exemple de la chose vue au loin, en décomposant les étapes de la connaissance, permet de mettre en lumière l’antériorité de la connaissance sous un concept mi-singulier mi- universel par rapport à la connaissance sous un concept singulier. Bien que ce qui est affirmé par Oresme ne se trouve pas textuellement chez Alhacen, ce dernier affirme bel et bien que la forme universelle de la chose est perçue avant la forme individuelle :

« Moreover, the reason that the perception of a visible object's general type [species rei vise] takes less time than the perception of the visible object's individual nature [individuitas rei vise] is that, when sight perceives some individual human, it perceives him to be human before it will perceive his particular form. And it may perceive him to be human even though it does not perceive the outline of his face; instead sight will perceive him to be human from the upright stance of his body or the arrangement of the members of his body without having seen his face. […] … a visible object's individual nature will not be perceived until the particular characteristics [intentiones

particulares] that define that individual or some of those characteristics are

perceived. But the perception of each of the particular characteristics defining that individual does not occur until after [all] or some of the universal characteristics [intentiones universales] possessed by that individual are perceived. ». (Alhacen, Perspective, II, 4.23)

C’est donc précisément parce que moins de caractéristiques – ou circonstances pour reprendre le terme d’Oresme – doivent être prises en compte pour que la forme universelle soit perçue que cette perception a lieu antérieurement à celle de la forme individuelle, laquelle tient compte d’un grand nombre de caractéristiques126. Ce qu’Alhacen affirme, dans la terminologie

d’Oresme, est donc que la perception de la chose individuelle est d’abord confuse ou universelle, puis elle est déterminée et singulière. Bien que la perception de la forme universelle s’accomplisse avant celle de la forme singulière, puisque toutes deux s’accomplissent très rapidement lorsqu’il s’agit d’objets familiers, cette antériorité devient imperceptible, comme le rappelle Oresme.

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