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Livre II, question 10 – Est-ce que le sens se trompe relativement à son objet propre ?

[190] Dixièmement, on demande si le sens se trompe relativement à son objet [190, 5] propre.

<Objections>

<Objections générales>

Et on argumente que oui en général. Premièrement, l’intellect se trompe souvent relativement à son objet propre ; donc, pareillement, le sens à plus forte raison, car l’intellect est une faculté plus noble et supérieure, donc plus certaine.

Deuxièmement, le sens ne juge pas, ni ne compose ou divise ; par conséquent, [190, 10] on ne doit pas dire qu’il se trompe relativement à quelque chose et <qu’il ne se trompe> pas relativement à autre chose, par exemple, <qu’il se trompe> relativement à l’objet commun, et non relativement à son objet propre. L’antécédent est manifeste parce que composer et diviser est l’opération de l’intellect, comme il ressort du troisième <livre> du <traité> De l’âme274. Et la conséquence est évidente, car il n’y a erreur [deceptio et error] que dans l’acte de juger de manière complexe et fausse.

<Objections particulières>

[190, 15] Maintenant, à propos de la vue en particulier, quelques expériences doivent être invoquées. Premièrement, parfois le soleil apparaît rouge le matin, et il n’est cependant pas tel; donc, la vue se trompe.

Deuxièmement, quand le rayon du soleil passe à travers un verre rouge, le mur apparaît rouge, et il n’est pas ainsi.

[190, 20] Troisièmement, quelques fleurs apparaissent, dans la lumière de la lune ou du feu, d’une autre couleur que dans la lumière du soleil ; donc, il y a erreur dans un de ces <cas>. Et, pareillement, les lucioles apparaissent autrement le jour que la nuit.

Quatrièmement, parfois, quelque chose apparaît plus ou moins blanc qu’il ne l’est : d’où plus il y a de la lumière, plus <la chose> apparaît blanche.

[191, 25] Cinquièmement, par juxtaposition à son contraire extrême, quelque chose apparaît plus ou moins blanc : d’où <ce qui est> pâle à côté de <ce qui est> noir au plus haut degré apparaît blanc, et, à côté de <ce qui est> blanc au plus haut degré, apparaît noir.

Sixièmement, parfois ce qui est plus transparent apparaît noir, par exemple, il y a dans l’albâtre quelques veines qui apparaissent noires [191, 30] et qui sont cependant plus claires que les parties qui apparaissent blanches, parce qu’on verrait à travers ces veines comme à travers le verre.

Ensuite, à propos de l’ouïe. Il est encore manifeste qu’on se trompe relativement au son en jugeant que quelque son est mélodieux et que, cependant, un autre juge l’opposé. Et, pareillement, parfois on juge qu’un son qui provient de [191, 35] la gauche provient de la droite, comme il est manifeste dans le cas des cloches.

De même, à propos du toucher. S’il y a un objet tiède, celui qui a les mains chaudes jugera qu’il est froid, et celui qui a le toucher froid [191, 40] jugera de manière contraire ; donc, l’un des deux se trompe.

[191, 45] De même, à propos de l’odorat. Cela est manifeste chez les diverses espèces animales : les porcs et les chiens jugent que les cadavres sentent bon, et l’homme juge l’opposé. Pareillement, les odeurs des fleurs comme les roses ne semblent pas bonnes à de telles brutes <c.-à-d. ces animaux non-rationnels>, et cependant les hommes jugent l’opposé. Pareillement, dans une même espèce, parfois une même odeur plaît à certains et déplaît à d’autres, quoique les uns et les autres soient sains.

<En sens opposé>

Cependant, Aristote275 dit le contraire, parce que, d’abord, comme on l’avait abordé

<plus haut>, il n’y a [192, 50] d’erreur qu’en jugeant.

<Division de la réponse>

Premièrement, il faut voir de quelle manière il y a jugement dans l’acte de sentir; deuxièmement, de quelle manière il y a là, <dans l’acte de sentir>, erreur.

<Premier point de la réponse : de quelle manière il y a jugement dans l’acte de sentir> Relativement au premier <point>, il faut savoir premièrement que jamais le sens externe ne connaît quelque chose s’il n’y a pas, avec cela <c.-à-d. cette connaissance du sens externe>, une connaissance des sens [192, 55] internes ; au contraire, celles-ci <la connaissance par les sens externes et celle par les sens internes> sont inséparables, tel qu’il ressort du deuxième <livre> de la Perspective276. Et, en termes propres, le sens externe ne connaît pas, mais <plutôt> le <sens> interne <connaît> par l’intermédiaire du <sens> externe.

Deuxièmement, il faut savoir que cette connaissance <c.-à-d. du sens interne> est dite être un certain jugement par lequel on juge que quelque chose est blanc ou noir, etc. [192, 60] Et parce que tout jugement est vrai ou faux, et ce qui est vrai ou faux est complexe, il s’ensuit que toute connaissance sensitive est complexe, et ceci est dit dans le deuxième <livre> de la

Perspective277.

Troisièmement, il faut savoir qu’un certain <jugement> est un jugement universel, par lequel on juge que quelque chose est coloré ; un autre <jugement> est spécifique, par lequel [192, 65] on juge que <quelque chose> est blanc ou noir ; et un autre <jugement> est encore plus distinct [dearticulatum], par lequel on juge que <quelque chose> est de tel blanc, ou bien de tel degré <de blanc>.

Quatrièmement, il faut savoir que le sens juge certaines choses immédiatement par le sens externe, et parfois médiatement en faisant [192, 70] un certain court discours. Et, relativement à ce <dernier point>, le sens est appelé puissance de discrimination [virtus

distinctiva].

<Conclusions du premier point de la réponse>

276 ALHAZEN, Opticae libri septem, II, 11, p. 31; 68; p. 70. 277 ALHAZEN, Opticae libri septem, II, 71, p. 71.

Cela étant, la conclusion est que le jugement universel peut être produit par le sens sans discours, comme pendant qu’on juge que quelque chose est coloré. Et je ne parle pas du jugement vocal. Ceci est manifeste, car, s’il y avait eu quelqu’un qui avait été [193, 75] aveugle jusqu’à maintenant, et que maintenant il commençait à voir, aussitôt il connaîtrait la couleur.

La deuxième conclusion est que le jugement spécifique ne se produit jamais sans discours, à savoir <le jugement> par lequel quelque chose est jugé blanc ou noir. <Cela> est prouvé dans la situation mentionnée précédemment, parce qu’un tel <homme> qui avait été aveugle, lorsqu’il verrait la première fois, [193, 80] ne verrait pas que le mur est blanc. Mais ensuite, lorsqu’il aurait vu d’autres couleurs, certaines semblables et certaines dissemblables, alors, par rapprochement et par comparaison mutuelle, il jugerait que telle couleur et n’importe quelle <couleur> semblable à celle-ci, est blanche, et une autre, noire.

La troisième conclusion est que maintenant, de fait, chacun de nous juge en premier [193, 85] dans le temps que le mur est coloré avant <qu’il ne juge> qu’il est blanc. <Cela> est prouvé, parce que la connaissance qui a lieu avec un discours ne peut se produire que dans le temps; donc, puisque <chacun de nous> connaît que le mur est coloré, et ensuite, par le discours, qu’il est blanc, il s’ensuit la <thèse> proposée. Et c’est ce que dit Alhacen dans le deuxième <livre> de la Perspective278, en affirmant qu’en un instant, il perçoit [193, 90] qu’il y

a de la couleur, et dans un autre <instant>, qu’il y a du blanc. Et à cause de cela, Aristote dit dans le premier <livre> de la Physique279 que les plus universels sont connus en premier. Mais

cependant, en vue des objections <qui pourraient être soulevées>, il faut savoir que l’homme fait ce discours en un temps très court et imperceptible d’une durée qui est appropriée <c.-à-d. pour que se fasse ce discours>; et, pour cette raison, à cause de la brièveté, il ne remarque pas que lui-même discourt. Et [193, 95] on a cela aussi dans le deuxième <livre> de la

Perspective280.

La quatrième conclusion est que, relativement au jugement plus distinct [dearticulatum], par exemple qu’il y a un blanc de ce degré, <ce jugement> ne se produit pas sans un plus grand discours encore <que les autres jugements>, et <se produit> par la comparaison et le rapport d’une chose avec une autre, par exemple que ceci est plus blanc que

278 ALHAZEN, Opticae libri septem, II, 12, pp. 31-32. 279 ARISTOTELES, Physica, I, 1, 184 b 22-24.

cela. Il est donc manifeste de quelle manière [194, 00] le sens possède l’acte de juger, et ceci est universel chez tous les animaux ayant des sens.

<Deuxième point de la réponse : de quelle manière il y a erreur dans l’acte de sentir> Maintenant, en ce qui concerne le deuxième <point>, à savoir de quelle manière il y a là <c.-à-d. dans le sens> erreur, la première conclusion est que, relativement au jugement universel, il n’y a jamais, ou que rarement, erreur. C’est pourquoi Aristote281 dit que [194, 5] la vue ne se trompe pas <sur le fait> qu’il y a une couleur, ni l’ouïe <sur le fait> qu’il y a un son, de sorte qu’elle ne juge pas qu’il y a un son, s’il n’y a pas quelque son. Et <cela> n’a pas de valeur si l’on avance comme objection le cas du bourdonnement des oreilles, parce que, vraiment, en réalité, il y a là un certain son, bien qu’il ne soit pas tel qu’il apparaît ou aussi intense. Mais il est vrai que ceci ne résout pas la question parce que, quant à cela, il n’y a pas de différence entre les sensibles [194, 10] propres et les sensibles communs, parce que la vue ne se trompe pas en jugeant à propos de quelque chose que <cette chose> est grande ; cependant, il y a bien une différence en ce qui concerne quelques <sensibles>, par exemple, parfois elle <la vue> juge que l’un est multiple et aussi elle juge que <quelque chose> est au repos quand <cette chose> n’est pas au repos. Mais elle ne juge pas un mouvement sans qu’il y ait un mouvement, ou bien en elle-même <la vue>, ou bien au loin.

[194, 15] Ensuite, Themistius282 dit au sujet du jugement spécifique que, pour celui-ci,

on ne se trompe pas lorsque trois circonstances sont respectées, à savoir qu’il y ait une bonne disposition du milieu, et pareillement, de l’organe, et la distance qui est appropriée. Mais, en sens contraire, quelques uns objectent qu’il en est de même pour les sensibles communs <c.-à- d. qu’il y a jugement spécifique selon le même mode pour ces sensibles communs>, et cependant, Aristote283 veut poser une différence à ce <sujet> <c.-à-d. la possibilité d’erreur>.

[194, 20] On répond que de nombreuses autres circonstances sont exigées pour les sensibles communs : d’où il est dit dans le troisième <livre> de la Perspective284 que, relativement à de tels <sensibles communs>, l’erreur dans le sens arrive à cause d’un défaut <relatif> à huit circonstances qui sont : la distance, la position, la lumière, la solidité (c’est-à-dire la fermeté), la grandeur, la transparence, le temps, la santé de la vue ou de l’œil.

281 ARISTOTELES, De anima, II, 6, 418 a 13.

282 THEMISTIUS, In De anima, III, pp. 132-133, 38-43. 283 ARISTOTELES, De anima, II, 6, 418 a 6-17.

[195, 25] Troisièmement, selon le Commentateur285, on pourrait dire que, relativement

à ces sensibles propres, le sens, en majeure partie, ne se trompe pas, c’est-à-dire que souvent le sens se trompe relativement aux sensibles communs. Et cela est manifeste inductivement à toute personne qui considère <cela> avec attention : par conséquent, rarement on se trompe en jugeant du blanc qu’il est blanc.

[195, 30] Quatrièmement, je dis que le sens se trompe relativement au jugement plus particulier, à savoir dans l’acte de juger combien quelque chose est blanc, ou de quel degré. Et la raison est que celui-ci est un sensible commun, à savoir juger de la quantité, soit extensive, soit intensive. Et on ne juge pas des sensibles communs de manière spécifique sans un discours plus grand que <celui> relatif [195, 35] aux sensibles propres : par conséquent, juger que <quelque chose> est d’une coudée ne se fait pas sans un grand discours.

<Réponses aux objections>

<Réponses aux objections générales>

À partir de ceci, la solution des arguments est manifeste en raisonnant. Je dis, relativement au premier <argument> que, de même que l’intellect se trompe relativement au jugement particulier, de même le sens <se trompe> aussi, comme on l’a vu. Et pareillement, l’intellect ne se trompe pas, si ce n’est que rarement, [195, 40] là où le sens ne s’est pas trompé. Relativement au deuxième <argument>, on a vu de quelle manière nulle sensation n’a lieu sans jugement complexe vrai ou faux.

<Réponses aux objections particulières>

À l’expérience à propos de la vue, d’abord, lorsqu’on dit que « le soleil apparaît rouge », il faut dire qu’à ce moment-là, le milieu est mal disposé, à savoir [195, 45] à cause des vapeurs interposées entre nous et le soleil.

Au deuxième <argument>, à propos du mur, etc., je dis que, dans ce cas, le milieu est mal disposé, non pas entre nous et le mur, mais entre le mur et le soleil qui éclaire à travers le verre rouge. Et on peut dire que le sens ne se trompe pas <en jugeant> qu’il soit rouge, mais,

comme le dit le Commentateur286, le sens [195, 50] se trompe bien en jugeant où est l’objet; à

cause de cela, il y a alors erreur, parce que la couleur rouge, qui est jugée être dans le mur, est dans le verre : et elle est vue de manière réflexive, comme aussi la couleur de la chose réfléchie est parfois jugée être dans le miroir et elle ne l’est pas.

Au troisième <argument>, à propos des fleurs, il faut dire que jamais la couleur n’est vue [196, 55] avant tout le reste, sans qu’avec celle-ci <c.-à-d. la couleur> ne soit vue la lumière réfléchie par le corps, dans la lumière duquel se produit la vision.

Et, pour cette raison, de jour, on voit simultanément la lumière du soleil et la couleur de la fleur, et de nuit, on voit avec telle couleur la lumière du feu ou la lumière de la lune. Ou bien, on peut dire, en parlant de manière sommaire, que le milieu n’est jamais bien disposé excepté dans la lumière du soleil, et, pour cette raison, le soleil est la vraie lumière, et [196, 60] chaque chose est telle qu’elle apparaît dans une telle lumière, s’il n’y a pas quelque empêchement. Mais la première solution est la meilleure.

Relativement au quatrième <argument>, lorsqu’on dit que quelque chose n’est pas jugé le même blanc qu’il est, <cela> a été résolu.

Et lorsqu’on dit plus loin <c.-à-d. dans le cinquième argument> que « par juxtaposition à [196, 65] son contraire, quelque chose apparaît autrement », je dis que ceci a lieu par le discours réalisé en comparant l’un avec l’autre. Et, comme auparavant, il n’y a pas une erreur aussi grande que dans le cas des sensibles communs.

Relativement à l’autre <argument>, à propos du son qui est jugé <être> dans un autre endroit qu’il est, <cela> a été solutionné plus haut, parce que là il y a un sensible commun. Et lorsqu’on dit : « à propos de la mélodie », on dit [196, 70] aussi qu’elle est un sensible commun, à savoir proportion et beauté.

À propos du goût, je dis que quelques uns ont le goût mal disposé, comme ceux qui font de la fièvre ont à ce moment une humeur amère infectant la nourriture. Des jeunes adultes ou des enfants, etc., on peut dire aussi que leur goût n’est pas bien disposé. Ou bien on pourrait dire que de ceux-ci sont en relation de sorte que [196, 75] quelque chose convient à l’un à cause de sa complexion, et ne convient pas à l’autre ; et, pour cette raison, chacun des deux juge bien, parce qu’il n’y a pas saveur <agréable> pour l’un, et il y a saveur <agréable> pour l’autre.

Cependant, si le jugement est absolu, <par exemple> lorsque l’on dit que cette <chose> est douce de manière absolue, alors il est préférable de croire <que cela vaut> pour la plupart des cas et pour ceux qui sont disposés.

[197, 80] De la même manière, à propos du toucher, il faut dire que le toucher bien disposé doit être dans un certain rapport moyen, et s’il excède ce <rapport>, alors <le toucher> est mal disposé.

De l’odorat, <il faut dire> peut-être que les brutes ne sont pas attirées – et Aristote semble dire cela dans le premier <livre> de l’Éthique à Nicomaque287 – par les odeurs ni [197,

85] par les sons, si ce n’est seulement par accident, parce qu’à partir de cela, elles espèrent avoir de la nourriture. Et comme on l’a dit à propos des autres <sens>, l’odeur qui convient à l’un ne convient pas à l’autre, comme on l’a dit aussi à propos des saveurs. Et aussi, parce que <quelque chose> est bon, on dit que cela est bon pour quelqu’un.

Livre II, question 11 – Est-ce que les sensibles communs sont des sensibles

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