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et memoria dans cette question, lesquels désignent dans les lignes qui précèdent une puissance cognitive et

une puissance conservative, il me semble que ce ne soit pas ce qu’Oresme souhaite démontrer. De plus, comme le souligne Steneck à propos de la conception du sens interne de Buridan telle que développée dans la question 27 de l’édition Lockert (Steneck 1970, p. 202-203), bien que cette expérience soit généralement utilisée pour prouver la distinction entre l’imagination et la mémoire comprises comme deux puissances conservatives, Buridan fait remarquer que cette expérience n’est pas nécessairement concluante, puisque par imaginativa, on peut entendre aussi bien une puissance cognitive que conservative. Or, il me semble que dans le contexte présent, Oresme entend ce terme au sens de puissance cognitive. Lorsqu’Oresme débute la section suivante en affirmant : « en maintenant qu’il y a quatre puissances distinctes non seulement selon la raison, mais <aussi> selon le sujet et l’organe » (II.21, 303.50-51), ce n’est pas nécessairement le signe qu’il rejette la position réductionniste, puisqu’il s’agit d’une nouvelle section de la réponse qui aborde maintenant la question de la localisation des diverses puissances sensitives.

58 Selon Oresme, la réminiscence n’est pas une faculté propre à l’être humain, comme c’est le cas chez

Aristote (De la mémoire et de la réminiscence, 453a5-15), comme en témoigne un passage où il affirme que la perception de certains mouvements s’effectue à l’aide la réminiscence et que cela est au pouvoir des brutes, les animaux non-rationnels (II.15, 236.74-79).

« Par conséquent, il y a quatre puissances, ou sens, internes. La première est dite sens commun, la deuxième est appelée parfois phantaisie et parfois imaginative : phantaisie à cause de la conservation et imaginative à cause de l’acte; la troisième est dite cogitative ou estimative : cogitative chez les hommes, estimative chez les brutes, selon Avicenne; la quatrième est appelée mémoire et réminiscence : mémoire à cause de la conservation et réminiscence à cause de l’acte. »59.

Dans les faits, Oresme ne mentionne jamais la cogitative ou l’estimative dans l’ensemble des

Quaestiones De anima, à l’exception de la question II.21, évidemment, et de quelques

références dans le livre III, lorsqu’il est question de l’intellect passif. Le sens commun, l’imagination, la mémoire et la réminiscence interviennent cependant dans l’explication de la perception des sensibles propres ou des sensibles communs.

Des quatre puissances, le sens commun est certainement celle qui joue le rôle le plus important, en tant que puissance de discriminer (virtus distinctiva). Pourtant, dans les

Quaestiones De anima, jamais Oresme n’établit explicitement cette équivalence. Qui plus est,

l’expression « virtus distinctiva » est peu fréquente : elle apparaît seulement dans deux questions, celle sur l’erreur dans la perception du sensible propre, II.10, et celle sur la perception du mouvement, II.15. Étonnamment, on ne trouve aucune analyse de la fonction de la virtus distinctiva et du rapport qu’elle entretient avec les autres puissances sensibles internes dans la question II.21 que nous venons tout juste d’examiner60. C’est dans une quaestio tirée

d’un autre commentaire, cette fois-ci sur la Physique d’Aristote, qu’Oresme clarifie la situation. Dans la quaestio III.1, intitulée « est-ce que, lorsqu’on ignore le mouvement, il est nécessaire d’ignorer la nature? », Oresme en vient à préciser de quelle manière le mouvement est connu. Il affirme alors :

« … nous connaissons certaines <choses> de manière absolue et par soi, et ceci est de manière isolée, par exemple la couleur et la lumière [lux], qui sont seulement visibles par soi, comme il est manifeste au début du troisième <livre> de la Perspective. Mais nous connaissons d’autres <choses> de manière comparative en saisissant plusieurs <choses>, par exemple le mouvement, le repos, la similitude, la beauté et la grandeur; […] et de telles <choses> ne sont pas connues précisément [precise] par le sens externe, mais avec l’aide de la

59 QDA II.21, 303.61-304.68. En fin de compte, il semble donc qu’Oresme n’adopte pas la solution qui

consiste à réduire le nombre de puissances sensitives internes à deux puissances réellement distinctes, l’une cognitive et l’autre conservative. Lorsqu’il répond aux objections à la fin de la question II.21, il y concède à plusieurs reprises l’existence de plusieurs puissances distinctes. Par exemple, en réponse à un argument qui affirme « qu’une seule <puissance> conservative au regard de tous les sens suffit », Oresme réplique : « on le nie, car différentes <puissances> conservent et même <conservent> différentes choses » (QDA II.21, 305.94- 95).

puissance de discriminer [virtus distinctiva], qu’Aristote appelle « sens commun », et <cela> est également manifeste dans la Perspective. »61.

La correspondance entre le sens commun aristotélicien et la virtus distinctiva perspectiviste est donc explicitement établie ici. Cela est également confirmé par un passage du De causis

mirabilium, où Oresme affirme : « selon Aristote, dans le traité De la mémoire, les puissances

de l’âme sont deux : l’une est appelée « mémoire » et la seconde « sens commun », qu’Alhacen appelle, dans le premier <livre>, le dernier des sensitifs [ultimum sensitivum] »62; en effet,

Oresme a probablement ici en tête l’ultimum sentiens d’Alhacen qui possède la virtus

distinctiva. Cette assimilation avait d’ailleurs déjà été accomplie par Roger Bacon dans sa Perspective, comme nous l’avons vu, et dans la Perspective de Witelo également, selon Stefano

Caroti63. L’expression « virtus distinctiva » n’est donc qu’une manière particulière de qualifier le sens commun pour Oresme. Cette appellation permet de désigner le sens interne – ou comme nous le savons maintenant, le sens commun – en tant qu’il accomplit le discours par lequel le sens peut juger, comme l’affirme explicitement Oresme dans la question II.10.

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