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La description des activités discursive et judicative du sens interne dans le livre II des Quaestiones De anima

Le but de cette section sera d’exposer, de manière plus détaillée, comment Oresme décrit les activités discursive et judicative du sens interne afin de pouvoir, par la suite, établir la nature exacte de ces opérations.

Comme nous l’avons souligné lors du résumé de la question II.10, Oresme distingue trois types de jugements effectués par le sens interne relativement au sensible propre qu’est la couleur : le jugement universel (« par lequel on juge que quelque chose est coloré »; le genre « couleur »), le jugement spécifique (« par lequel on juge que <quelque chose> est blanc ou noir »; l’espèce « noir » ou « blanc ») et le jugement particulier (« par lequel on juge que <quelque chose> est de tel blanc, ou bien de tel degré <de blanc> »; l’individu « ce blanc-ci », « ce blanc-là »). Les jugements spécifique et particulier ne peuvent être posés qu’au terme d’un discours du sens interne, alors qu’un tel discours n’est pas nécessaire pour le jugement universel.

68 « Et dans le deuxième <livre> du <traité> De l’âme et au début du <traité> De la sensation et des sensibles,

Aristote emploie certains des sensibles communs à titre d’exemple, comme la grandeur, la figure, le mouvement, le repos et le nombre. Non seulement ceux-ci, mais tous les <sensibles> mentionnés précédemment [c.-à-d. la liste des vingt sensibles communs empruntée à Alhacen] sont des sensibles communs, bien que le commun des <philosophes> naturels ne considère pas cela parce qu’il n’a pas investigué la science de la perspective. », Roger Bacon, Perspectiva, partie 1, dist. 1, chap. 3, p. 10-13; ma traduction, basée sur celle de Lindberg. « Et sunt sensibilia communia de quorum aliquibus exemplificat Aristoteles secundo De anima et in principio De sensu et sensato, ut de magnitudine et figura, motu, quiete, et numero. Sed non solum sunt ista sensibilia communia, sed omnia predicta, licet vulgus naturalium non consideret hoc, quia non est expertum scientiam perspective. ».

Oresme devra donc justifier cette tripartition des jugements, ou du moins, l’opposition entre le jugement universel sans discours et ceux plus particuliers qui demandent un discours, en spécifiant comment chacun d’eux s’accomplit. De plus, affirmer qu’un discours est effectivement accompli à chaque fois que l’on perçoit ou juge un sensible propre de manière plus spécifique nécessite aussi de plus amples explications, étant donné que cela semble aller à l’encontre de ce que nous montre l’expérience : nous semblons plutôt poser de tels jugements de manière immédiate et nous ne percevons pas que nous accomplissons un discours. Oresme en est bien conscient et proposera une expérience de pensée très intéressante pour montrer qu’il y a effectivement deux types de jugements selon qu’ils se produisent, ou non, à l’aide d’un discours du sens interne.

L’expérience de pensée proposée par Oresme est celle d’un aveugle-né qui verrait pour la première fois. Il semble que cet exemple soit propre à Oresme; du moins, d’après mes recherches, il ne se trouve pas chez Alhacen, ni chez Roger Bacon ou encore Jean Buridan69.

Cette expérience de pensée sera d’ailleurs largement discutée quelques siècles plus tard dans les théories de la connaissance de l’époque moderne, principalement à partir de ce que nous désignons comme le « problème de Molyneux », du nom de celui qui a proposé à John Locke, suite à la lecture de l’Essai sur l’entendement humain, le problème suivant : est-ce qu’un aveugle de naissance qui sait distinguer des objets solides par le toucher serait en mesure, ayant retrouvé la vue, de les distinguer aussi par la vue?70 Cette expérience de pensée, combinée aux faits observés lors des premières opérations chirurgicales réussies, plus tard dans la première moitié du XVIIIe siècle, servira de base à un débat qui mobilisera la plupart des philosophes de l’époque moderne.

Pour en revenir à Oresme, ce dernier considère que l’aveugle-né qui verrait pour la première fois percevrait qu’il y a des choses colorées, bien qu’il ne puisse pas identifier de manière plus précise ces couleurs qu’il voit. Autrement dit, l’aveugle-né qui voit pour la première fois sait qu’il voit : il a de la couleur et de la lumière sous les yeux. Pour cette raison,

69 Pour ce qui est des Quaestiones De anima de Jean Buridan, l’exemple ne se trouve dans aucune des

versions du texte : ni dans la tertia lectura, ni dans la version abrégée de l’édition Lockert, ni dans la secunda lectura éditée par Benoît Patar. On le trouve, par contre, dans le texte considéré comme la prima lectura de Jean Buridan par Patar, mais cela n’est pas étonnant si l’on considère, avec Joël Biard et d’autres qui ont contesté cette attribution, qu’il s’agit plutôt d’une compilation tardive (Biard 2005, p. 230, n.7). L’auteur de la prima lectura s’est manifestement fortement inspiré d’Oresme pour ce qui est de sa question sur l’erreur relativement au sensible propre.

70 À ce sujet, consulter l’article « Molyneux’s Problem » de la Stanford Encyclopedia of Philosophy

il peut poser aussitôt (« statim ») le jugement universel « quelque chose est coloré »; ce dernier ne demande pas de discours du sens interne.

La même expérience de pensée permet également de prouver pourquoi un discours est nécessaire pour que l’aveugle de naissance puisse poser un jugement spécifique comme « quelque chose est blanc ». En effet, selon Oresme :

« un tel <homme> qui avait été aveugle, lorsqu’il verrait la première fois, ne verrait pas que le mur est blanc. Mais ensuite, lorsqu’il aurait vu d’autres couleurs, certaines semblables et certaines dissemblables, alors, par rapprochement [collatio] et par comparaison [comparatio] mutuelle, il jugerait que telle couleur et n’importe quelle <couleur> semblable à celle-ci, est blanche, et une autre, noire. »71.

Ce discours se produit donc nécessairement dans le temps : il demande la perception répétée de plusieurs objets colorés, que ces perceptions soient retenues en mémoire, pour enfin que les couleurs de ces différents objets soient comparées entre elles et classifiées. Lorsqu’il s’agit d’identifier de manière très précise une couleur, c’est-à-dire de poser un jugement particulier, le discours est encore plus long. Les puissances cognitive et conservative du sens interne sont donc mobilisées pour que se réalise ce discours. Comme l’affirmait Oresme dans la question II.11, lorsqu’il présentait la distinction entre sensible par soi et sensible par accident telle que comprise par les perspectivistes : « Une chose est dite « sensible par soi » parce qu’elle est connue immédiatement au moyen du sens, sans discours du sens interne et sans mémoire »72.

L’expérience de pensée choisie par Oresme a l’avantage d’offrir à la fois une justification de la nécessité du discours, comme nous venons de le voir, mais aussi une explication de la raison pour laquelle nous ne percevons pas que nous accomplissons ce discours. En effet, chez l’être humain né avec des organes fonctionnels, les actes répétés de perception qui sont nécessaires au jugement du sens ont été effectués depuis la naissance; le discours du sens interne s’accomplit donc beaucoup plus rapidement que chez l’aveugle-né qui commence à voir. Avec le temps, nous dit Oresme, l’aveugle-né va acquérir un habitus relativement à ce discours. En fait, normalement, ce discours est si rapide qu’il devient « imperceptible », ou pour utiliser un terme anachronique, inconscient. D’où Oresme s’empresse d’ajouter, après avoir présenté l’exemple de l’aveugle :

71 « … talis qui fuisset caecus, cum primo videret, non videret parietem esse album. Sed postea, cum vidisset

alios colores, quosdam similes et quosdam dissimiles, tunc per collationem et per comparationem ad invicem iudicaret quod talis color et quilibet sibi similis est albus, et alius niger. », QDA II.10, 193.79-83.

72 « … dicitur sensibile per se, quia cognoscitur per sensum immediate sine discursu sensus interioris et sine

« Mais cependant, en vue des objections <qui pourraient être soulevées>, il faut savoir que l’homme fait ce discours en un temps très court et imperceptible d’une durée qui est appropriée <c.-à-d. pour que se fasse ce discours>; et, pour cette raison, à cause de la brièveté, il ne remarque pas que lui-même discourt. »73

Ou encore, dans la question II.12, lorsqu’il est question de la perception de la distance :

« Et Alhacen dit pour cette raison que le sens syllogisant fait cela non seulement au moyen d’un seul syllogisme, mais au moyen de plusieurs; mais cependant il a certaines choses dans son habitus qu’il n’a pas besoin de recommencer. Et de la même manière, il syllogise en un temps imperceptible, et de manière très facile. Et c’est pourquoi l’homme ne s’aperçoit pas qu’il syllogise. »74.

L’argumentation d’Oresme, dans les questions II.10 et II.12, s’inspire fortement d’Alhacen, comme en témoignent les nombreuses références à la Perspective, dont celle de la citation précédente. C’est pourquoi j’aimerais considérer de manière plus détaillée certains passages de cette œuvre afin de bien mettre en évidence cette influence et de préciser la nature des emprunts à ce traité perspectiviste. Ce faisant, nous serons à même de mieux apprécier l’argumentation d’Oresme.

Il faut cependant remarquer qu’une distinction semblable à celle opérée par Oresme entre jugements immédiats et jugements se produisant à l’aide d’un discours se trouve aussi chez Jean Buridan, dans la question correspondante dans les Quaestiones De anima (tertia

lectura). En effet, ce dernier affirme :

« … si la vue ne se trompe pas à propos de la couleur <en jugeant> qu’<il y a> une couleur, quant au jugement général [iudicium generale] comme <en jugeant> qu’<il y a> une couleur, cependant, elle se trompe bien quant aux jugements spécifiques [iudicia specialia], comme <en jugeant> qu’<il y a> une couleur blanche, noire, rouge ou verte. »75.

Il ajoute, quelques lignes plus loin :

73 « Verumtamen propter obiectiones est sciendum quod homo aetatis debitae in brevi tempore et

imperceptibili facit istum discursum; et ideo propter brevitatem non advertit seipsum discurrere. », QDA II.10, 193.92-94.

74 « Et ideo dicit ALHAZEN quod hoc facit sensus syllogizando non solum uno syllogismo, sed pluribus;

verumtamen habet aliquos in habitu quod non oportet reiterare. Et similiter syllogizat in tempore imperceptibili, et valde faciliter. Et ideo homo non advertit se syllogizare. », QDA II.12, 210.12-16.

75 « Sed adhuc instatur, quia si visus non decipitur de colore quin colore, quantum ad iudicium generale ut

quin color, tamen bene decipitur quantum ad iudicia specialia, ut quin albedo, nigredo, vel rubedo vel virido vel viriditas. », Buridan, QDA (tertia lectura), II.11, p. 166.

« Et il apparaît de manière manifeste que nous nous trompons beaucoup relativement aux sensibles propres relativement au degré de leur intension ou rémission, car il est clairement manifeste que la couleur apparaît plus blanche dans une plus grande lumière et moins blanche dans une plus faible lumière. »76,

ce qui semble bien correspondre au jugement particulier, lequel est effectivement, selon Oresme, celui qui est le plus sujet à l’erreur. Cependant, contrairement à Oresme, Buridan se contente de ces remarques et n’exploite pas cette distinction à l’aide des traités perspectivistes : nulle part, dans cette question, il ne fait mention d’un discours du sens interne. C’est donc effectivement du côté des traités perspectivistes qu’il faut se tourner pour trouver la source de l’argumentation oresmienne. Tel qu’annoncé, Alhacen occupe une place centrale, mais, comme nous le verrons, Roger Bacon aussi reprend ces idées.

Jugements immédiats et jugements à l’aide d’un discours du sens

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