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RAPPORTS DE FORCE

L ’ AJUSTEMENT AUX FLUCTUATIONS DE LA PRODUCTION : L ’ APPROCHE NEOCLASSIQUE

2.2. Le CDD comme vecteur de la division du salariat : l’analyse des radicaux

2.2.2. La segmentation des travailleurs : un instrument de contrôle

Dans l’approche marxiste, le rôle de discipline des travailleurs est attribué au chômage qualifié « d’armée industrielle de réserve ». Dans cette perspective, la théorie de l’échange contesté, Bowles et Gintis (1988) mettent l’accent sur le rôle du chômage dans l’exercice du pouvoir de l’employeur. Cependant nous avons vu que la segmentation du marché du travail constitue également un moyen de renforcer le pouvoir de l’employeur. Dans quelle mesure ces deux phénomènes s’articulent-ils ou non pour consolider le contrôle des employeurs sur la main-d’œuvre ?

La théorie de l’échange contesté

La théorie de l’échange contesté est développée par Bowles et Gintis comme une théorie du pouvoir économique. « Un échange est contesté quand un des aspects du bien échangé possède un attribut qui n’est pas évaluable par l’acheteur, est coûteux à fournir et, en même temps, difficile à mesurer ou bien ne se prête pas à la spécification dans un contrat » (Bowles et Gintis, 1988).

L’échange est malgré tout possible du fait du pouvoir que l’acheteur peut exercer sur le vendeur par le biais de la menace de non-renouvellement de l’échange. Cette menace qui incite le vendeur à se conformer aux exigences de l’acheteur, est crédible à partir du moment où le vendeur n’a pas de meilleure alternative. C’est le cas lorsqu’il y a rationnement sur un marché. On distingue alors trois types d’agents : ceux qui se situent du côté court et exercent ainsi leur contrôle, ceux qui se situent du côté long et qui ont pu réaliser un échange et enfin ceux qui sont du côté long et qui n’ont pas pu réaliser d’échange. Les agents du côté long qui se situent en situation d’échange se conforment alors aux exigences des agents du côté court, par crainte de se trouver exclus de l’échange.

Le travail et le capital financier sont deux exemples de marchandises qui sont sujettes à des échanges contestés. Concernant le travail, la présence de chômage dans

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l’économie a pour conséquence que le non-renouvellement de la relation est une menace crédible de la part de l’employeur envers le salarié. Cette menace permet à l’employeur d’exercer un pouvoir sur le salarié de manière à accroître l’extraction du travail de la force de travail.

Il nous paraît intéressant d’articuler le cadre théorique de l’échange contesté avec l’analyse radicale de la segmentation du marché du travail. Du point de vue de la théorie de l’échange contesté, le processus de segmentation peut apparaître paradoxal dans la mesure où il s’est réalisé par la constitution de marchés internes et par la protection d’une partie des salariés contre le licenciement qui aboutissent à une réduction de la menace de licenciement pour les salariés en question. De plus, la protection contre les licenciements a été obtenue par les salariés de façon relativement asymétrique, c'est-à- dire sans que leur capacité de démissionner ne soit vraiment restreinte. Une telle asymétrie leur confère une certaine forme de contre-pouvoir en restreignant de façon unilatérale la liberté de l’employeur. La menace du chômage se trouve réduite pour ces salariés sans que, réciproquement, la menace de démission des salariés ne soit réduite pour l’employeur.

Une conciliation possible réside dans le fait de constater que le processus de segmentation tel qu’il est décrit par la théorie radicale, s’est déroulé dans un contexte de relatif plein emploi. On comprend alors le fait que les employeurs ne se soient pas soucié d’une possibilité de renforcement du pouvoir des salariés stabilisés. Finalement la menace du chômage n’a pas un grand rôle dans l’émergence du processus de segmentation. C’est plutôt l’absence de menace du chômage qui aurait incité les employeurs à trouver d’autres techniques pour fragiliser les salariés. On pourrait avoir alors une lecture de la segmentation du marché du travail comme substitut au chômage dans le rôle de réduction du pouvoir de négociation des salariés en période de plein emploi. On serait alors tenté d’en déduire que la segmentation n’est pas (ou est moins) nécessaire en période de chômage de masse. Or nous avons déjà vu dans le chapitre 1, que dans le cas de la France, une telle hypothèse ne semblait pas corroborée dans la mesure ou certains indicateurs laissaient plutôt percevoir une augmentation de la segmentation. Nous allons donc envisager les complémentarités entre chômage et emplois temporaires dans les conditions d’exercice du pouvoir de l’employeur. Le modèle de Bowles (1985) nous paraît constituer un cadre tout approprié à cet effet.

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Une réinterprétation des théories du salaire d’efficience : vers une complémentarité entre chômage et emplois secondaires

Bowles (1985) propose une lecture de la segmentation du marché du travail fondée sur le rôle de l’unité des travailleurs dans la fonction d’extraction. La fonction d’extraction est un concept qui repose sur la distinction marxiste entre travail et force de travail.

Le caractère indéterminé de l’intensité de l’effort du travailleur se résout dans le conflit qui l’oppose à l’employeur. La fonction d’extraction mesure la conversion de la force de travail en travail effectif en tenant compte d’un certain nombre de paramètres qui influent sur l’intensité de l’effort du travailleur. L’employeur a deux moyens d’intervenir sur cette fonction d’extraction : la surveillance des salariés et l’incitation salariale. Il réalise un arbitrage entre ces deux outils. Toutefois l’unité des travailleurs face à l’employeur réduit l’efficacité de la surveillance. Offrir des salaires différents à des travailleurs qui ont pourtant des productivités identiques est un moyen pour les employeurs de réduire cette unité et d’agir positivement sur la fonction d’extraction. Dans le modèle proposé par Bowles, l’unité des travailleurs intervient de deux manières dans la fonction d’extraction : elle réduit la probabilité de détection de comportement non coopératifs de la part des salariés, elle réduit également la probabilité d’être immédiatement licencié en cas de détection d’un tel comportement. Or les employeurs peuvent agir sur l’unité des travailleurs par leur politique d’embauche et leur politique salariale. La division des travailleurs est de nature à améliorer la surveillance de ces derniers et par conséquent elle joue un rôle positif sur la fonction d’extraction.

Il est possible d’appliquer ce modèle à la dualité des contrats de travail. Le rôle des inégalités de salaire comme facteur de division des salariés peut être remplacé précisément par la dualité des contrats de travail. La dualité des contrats de travail accroît la pression sur les salariés en CDD, elle renforce la probabilité de rupture de la relation salariale pour cette catégorie de salariés. Plus précisément, il s'agit pour les salariés embauchés en CDD d'adopter un comportement susceptible d'amener l'employeur à transformer plus tard leur CDD en CDI. La menace exercée par l'employeur sur le salarié précaire n'est alors pas celle d'un licenciement, comme c'est le cas si l'on suppose que les salariés sont en CDI, mais d'une absence de perpétuation de la relation d'emploi à l'issue du CDD. Ce qui, dans le modèle, repose sur l'hypothèse

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qu'à l'équilibre la probabilité de retrouver rapidement un emploi est nettement inférieure à 1. Normalement, c'est le cas si les salariés en CDI sont payés conformément à la fonction d'effort retenue par Bowles. Ajoutons que, dans un tel modèle, la segmentation en CDD/CDI en elle-même ajoute une seconde incitation à ne pas tirer au flanc pour les salariés en CDI. Celle-ci est indirecte. En effet, un employeur a intérêt à embaucher des CDD avec ses salariés en CDI car les CDD, pour les raisons énoncées plus haut, auront tendance à travailler plus dur, toutes choses égales par ailleurs, que les CDI. Ils servent donc, à révéler un haut niveau d'effort à l'adresse de l'employeur dont les salariés en CDI ne peuvent durablement s'écarter sous peine de sanction. Cet effet est auto- renforçant car il est raisonnable de supposer qu'il est common-knowledge. Par conséquent, la segmentation CDD/CDI sert à discipliner directement les salariés en CDD et indirectement ceux en CDI.

Le modèle proposé par Bowles est très proche dans son fonctionnement des modèles de salaire d’efficience. Tinel (2000, p. 197) le qualifie d’ailleurs de « modèle de salaire d’efficience néo-marxien ». Dans les deux cas il s’agit pour l’employeur d’augmenter la productivité du travailleur par une différenciation des conditions d’emploi. De tels modèles ont d’ailleurs été mobilisés pour rendre compte du dualisme du marché du travail (Bulow et Summer, 1986, Rebitzer et Taylor, 1991, Güell, 2000). Ainsi, dans le modèle de Güell (2000), la probabilité de transformation des CDD en CDI joue ici le rôle d’incitation pour les salariés en CDD que le salaire joue pour les salariés en CDI.

L’interprétation des modèles de salaire d’efficience et celle du modèle de Bowles sont cependant diamétralement opposées. Dans les premiers, il s’agit de mettre l’accent sur les comportements de tricherie des salariés, dus à l’impossibilité pour l’employeur de les surveiller parfaitement. Il s’agit de trouver les moyens incitatifs pour réfréner de tels comportements et aboutir à une gestion plus efficace de l’emploi. Dans le modèle de Güell (2000), ces incitations reposent sur l’espoir d’obtenir un CDI, pour les salariés en CDD et sur le risque de licenciement pour les salariés en CDI dont le comportement de tire-au-flanc serait démasqué. Par rapport aux modèles traditionnels de salaire d’efficience, le rôle incitatif n’est plus uniquement joué par le salaire, ce modèle est alors compatible avec le plein emploi. Le licenciement n’est alors plus synonyme de chômage, mais il aboutit tout de même à ce que le salarié change d’entreprise et se retrouve embauché en CDD, l’accès direct au CDI n’étant pas possible. Dans la mesure

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où pour les salariés en CDD, l’incitation à l’effort n’est plus réalisée par le salaire mais par la perspective d’un CDI, le salaire en CDD retrouve sa flexibilité (d’où le retour au plein emploi), et devient plus faible que le salaire en CDI. Le licenciement d’un salarié en CDI entraîne toujours une dégradation de sa situation et continue donc à constituer une menace.

Dans le modèle de Bowles, la segmentation n’est pas présentée en termes d’efficience, mais comme un moyen d’accroître le pouvoir de l’employeur. La hausse de la productivité des travailleurs ne résulte pas de l’incitation à ne pas tirer au flanc, mais de l’accroissement de la capacité de l’employeur, du fait de la division des salariés, à surveiller leurs comportements et à sanctionner les salariés insuffisamment productifs. Il s’agit donc plus d’un accroissement du pouvoir de l’employeur dans le contrôle des conditions de production que de la recherche d’organisations de la production plus efficaces. Par ailleurs, contrairement au modèle de Güell, le modèle de Bowles n’admet pas le plein emploi7. Le chômage est même comme nous l’avons vu une condition nécessaire du modèle. La protection contre le licenciement des salariés en CDI ne réduit pas le pouvoir de l’employeur dans la mesure où elle est relative et limitée à une partie des salariés. D’une part les salariés non protégés restent toujours aussi sensibles à la menace de chômage, mais de surcroît l’employeur peut renforcer ses exigences envers les salariés qui souhaitent obtenir un emploi stable, lui seul ayant le pouvoir de transformer un emploi temporaire en emploi permanent. Par ailleurs les salariés en emploi stable n’étant jamais complètement protégés du risque de licenciement, en cas de survenue de ce risque, leur perte de bien-être est considérable dans la mesure où ils ont peu de chances de retrouver rapidement un emploi d’aussi bonne qualité que celui qu’ils détenaient. De façon similaire à ce que nous avons vu pour les modèles de salaire d’efficience, les emplois temporaires remplacent la menace du chômage pour les salariés en emploi permanent. Mais à la différence de ces modèles, cette menace persiste pour les salariés temporaires. Ainsi, malgré la réduction de la menace de licenciement, le pouvoir de l’employeur se retrouve bien renforcé.

Le modèle de Bowles et son articulation à la théorie de l’échange contesté permet d’envisager la persistance d’une segmentation au-delà des périodes de plein emploi. Au-

7 Il est notable que certains modèles de salaires d’efficience permettent également d’illustrer la

coexistence entre chômage et segmentation. L’ensemble des salariés est alors soumis à l’application d’un salaire d’efficience mais deux niveaux de salaires d’efficience différents sont appliqués, définissant deux segments sur le marché du travail.

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delà de l’argument de la division des travailleurs pour accroître la supervision et les sanctions, cette articulation permet de mettre l’accent sur le pouvoir discrétionnaire de l’employeur de faire varier les perspectives de revenus des salariés par son pouvoir de licencier ou de convertir des emplois temporaires en emplois stables.

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