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Le scénario transactionnel, un « système de support pour l’acquisition du langage »

1. Ontogenèse de la communication

1.2. L’interaction comme moteur du développement pragmatique de l’enfant

1.2.5. Le scénario transactionnel, un « système de support pour l’acquisition du langage »

Pour appréhender la complexité du développement des connaissances

communicationnelles chez l’enfant, nous devons observer le type de situation dans laquelle les connaissances semblent être transmises. Selon Bruner (1987), l’enfant développe des connaissances lors de scénarios transactionnels exécutés durant des situations de jeu triadique. De quoi parlons nous exactement ? Qu’est ce qu’une situation de jeu triadique et qu’est ce qu’un scénario ?

1.2.5.1. Le scénario, une construction interactive

Comme le révèle son nom, la situation de jeu triadique met en jeu un triade : une mère, un objet et un enfant. Grâce à l’observation de ces situations de jeu, les linguistiques ont pu étudié, par exemple, le langage adressé à l’enfant ou encore l’évolution des compétences communicationnelles de l’enfant… Bruner, quant à lui, a observé des situations triadiques afin de mieux comprendre s’il existe des schémas répétitifs, ce qu’il nomme des scripts ou des scénarios dans la communication mère-enfant. Suivant Bruner (1987), lorsque mère et enfant se retrouvent ensemble dans une situation de jeu, ils entament un scénario d’interaction ou un script d’interaction. En fait, ils créent ensemble un microsystème communicationnel, ce microsystème étant perçu comme un cadre favorable au développement langagier de l’enfant. Notons que Bruner analyse en particulier les compétences linguistiques utilisées et développées au sein des scénarios, mais il évoque aussi le développement de certains emblèmes, c'est-à-dire des gestes culturellement codifiés comme secouer la tête de droite à gauche au moins une fois pour montrer son refus (nous reparlerons de ce geste dans la section 2 de notre état de l’art). Comment définir un script ou un scénario d’interaction ?

« Selon Nelson (1981) et Nelson & Gruendel (1979), un script est une représentation générale d’évènements, dérivée de et appliquée à des contenus sociaux » (Lepot-Froment & al., 1996 : 496).

En effet, dès la première année, l’enfant assiste aux actions routinières de la vie de tous les jours (les repas, le coucher, le lever, les sorties…) en compagnie de sa mère. Comme il revit parfois jusqu’à plusieurs fois par jours ces séquences habituelles (les repas par

exemple), il en extrait une trame générale dont il se ressert lors d’épisodes sociaux. Ainsi, quand l’enfant se retrouve inclus dans des conversations dyadiques (le plus souvent avec sa mère) ou triadiques (conversations avec sa mère autour d’un objet), il communique en reproduisant les scripts ou scénarios extraits de ses expérimentations quotidiennes et se rend compte que sa mère participe de manière volontaire à la reconstruction de ces situations, en attendant son tour de jeu et en répondant aux actes communicationnels qu’il produit.

Lors de ces moments de jeu, l’enfant comprend qu’il peut « faire des choses avec des mots » et que « le langage est un prolongement de l’action en coopération, prolongement spécialisé et conventionnalisé » (Bruner, 1987 : 211). C'est-à-dire qu’il découvre le

fondement même de la communication : parler ce n’est pas que produire des sons, c’est utiliser la langue pour produire un effet sur son co-locuteur (aspect perlocutoire du

langage), lui transmettre du sens et ainsi permettre leur coopération.

Par exemple, dans notre corpus dont il sera question à partie de la partie « Méthodologie », l’adulte et A. âgé de 23 mois vont interagir ensemble – même si l’enfant ne verbalise pas encore – en recréant6 conjointement une nouvelle7 situation de communication autour d’un objet (situation triadique) :

Figure 1 : Exemple d’interaction entre adulte et enfant, tiré de notre corpus.

Dans cet extrait, il apparaît très clairement que si l’enfant ne possède pas encore de moyens verbaux pour dialoguer, il mobilise toutefois d’autres compétences pour échanger et exprimer ses intentions : des compétences voco-gestuelles (vocalisations et regards). Ensuite,

6 Ils recréent un évènement de la vie réelle : être dans une pièce puis en sortir, être caché puis réapparaître. 7 Cette situation est considérée comme étant nouvelle car ils n’ont jamais vécu ou évoqué cette situation ensemble avant : l’adulte et l’enfant ne se connaissent pas et se rencontrent pour la première fois.

l’adulte analyse les actions de jeu et vocalisations de l’enfant comme des tentatives communicationnelles et y répond.

Suivant Bruner (1987), ces scénarios i.e. ces séquences conversationnelles basées sur des évènements de la vie de tous les jours et reproduites lors d’épisodes de jeux (dans un cadre ludique) permettent à l’enfant d’acquérir à la fois :

- les règles, les routines de l’interaction : l’enfant apprend que des règles régissent le fonctionnement des interactions et apprend à décoder les signaux verbaux ou gestuels présents dans la communication qui découlent de ces règles. Par exemple, il apprend que les tours de parole sont alternés et, en même temps, mémorise les codes verbaux ou gestuels produits pour initier (De Weck, 2004) cette alternance : un locuteur peut signaler la fin de son tour de parole ou le passage de la parole à un autre locuteur par un geste ou par la parole (en demandant « Qu’en penses-tu ? » ou en disant « à toi »).

- les gestes et tournures issues de sa culture d’origine : progressivement, les signaux employés par l’enfant pour communiquer se conventionnalisent car l’adulte transmet à l’enfant des signaux verbaux et gestuels ; petit à petit l’enfant restreint ses moyens communicationnels à ceux que l’adulte lui transmet et les utilise pour se faire comprendre.

- certaines compétences d’abstraction puisqu’il doit apprendre à décontextualiser ses expériences routinières et à les reproduire lors de ces épisodes d’échanges en symbolisant les actions des autres locuteurs grâce à des objets. De plus, ces recontextualisations d’évènements routiniers se transforment graduellement en simulations de situations nouvelles, c'est-à-dire que l’enfant invente des scénarios auxquels il n’a jamais fait face pour se préparer à les affronter et ainsi apprend le vocabulaire et les structures syntaxiques associés à ces situations inconnues.

De plus, au fur et à mesure que l’enfant progresse dans son utilisation de la langue, les scénarios qu’il produit deviennent des plus élaborés. Dès 12 mois, l’enfant se pose en tant qu’initiateur des scénarios de jeu avec l’adulte c'est-à-dire qu’il devient acteur social et construit lui-même la situation de jeu. Ensuite, il contrôle volontairement les phases de jeu par le regard et coordonne l’alternance des rôles. Aussi, les types de scénarios produits par l’enfant se diversifient quant à leur thème (variation des thèmes) et leur élaboration (augmentation du nombre d’étapes, diversification des ressources communicationnelles employées notamment lors de l’entrée dans le verbal).

A noter que lorsque l’enfant réutilise les premiers scénarios routiniers simples qu’il a appris, il les modifie pour qu’ils s’ajustent à de nouvelles conditions. Par exemple, Bruner (1987) explique que si, à la base, un scénario de dénomination ne sert qu’à désigner les choses

et apprendre leur nom, ce scénario peut ensuite être adapté à des situations de demande (juste en changeant la prosodie associée à l’énoncé produit).

Ces réutilisations de scénarios d’actions routinières par l’enfant nous semblent très intéressantes pour une raison évidente : une fois que nous aurons terminé l’analyse de nos données (dont il sera question à partir de la section « Méthodologie » p. 113) et fait apparaître les étapes d’acquisition des systèmes permettant la communication intentionnelle par l’enfant selon notre approche multimodale, nous pourrons montrer qualitativement, grâce à quelques exemples tirés de notre corpus, comment l’enfant utilise la bimodalité afin d’exprimer son vouloir dire et de construire des situations de jeu scénarisées en collaboration avec sa mère. En bref, étudier ces scripts nous permettra de voir comment l’enfant utilise gestes et vocalisations lorsqu’il ne parle pas, puis gestes et verbalisations lorsqu’il entre dans la langue, afin de construire des situations de jeu avec un tiers. Dans la section suivante, nous fournirons des pistes quant à cette future analyse.

1.2.5.2. Quels scénarios analyser ?

Dans le cadre de cette recherche, nous opposerons (1) la notion d’action de jeu à la notion de geste communicationnel puis (2) la notion de script ou de scénario à ce que nous appelons des actions de jeu.

(1) Une action de jeu est une manipulation d’objet par l’enfant qui a pour objectif premier le jeu. Ces manipulations d’objets peuvent difficilement être considérées comme des gestes communicationnels (nous détaillons de ce que nous considérons comme un geste dans la section suivante de l’état de l’art) ou comme des scénarios.

En effet, un geste communicationnel, comme son nom l’indique, est produit afin de communiquer et donc de transmettre un message à quelqu’un, ce qui n’est pas forcément le cas d’un déplacement d’objet. Aussi, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté dans notre classification, nous séparons les manipulations d’objet des gestes communicationnels et traiterons seulement les gestes communicationnels dans notre analyse.

(2) De plus, un seul déplacement d’objet ou, autrement dit, une seule action de jeu ponctuelle, ne peut pas être considéré(e) comme un scénario car nous considérons qu’un scénario est composé de multiples actions de jeu. Pourquoi une seule action sur un objet ne suffit-elle pas ? En adaptant la définition de Lepot-Froment et al. (1996 : 496) à la situation d’expérimentation dans laquelle nos sujets sont filmés, nous définirions un scénario comme :

La symbolisation d’un évènement auquel l’enfant est exposé dans son quotidien par l’utilisation de figurines et autres jouets représentant les personnages et mobiliers présents ou participants à ce dit évènement.

Comme l’a déjà montré Bruner (1974), il existe différents types et formes de scénarios, par exemple :

- Les scripts que l’enfant dérive d’un évènement qu’il a vécu, évènement qu’il répètera

diverses fois dans une même séquence communicative.

- Les extractions de toutes les étapes successives d’un évènement qu’il a vécu et la reproduction de ces étapes une à une. Dans ce cas, il est question de reproduire divers

évènements successifs appartenant à une même scène de la vie quotidienne dans un but

communicationnel.

Conséquemment, l’enfant doit exécuter plusieurs actions appartenant à une même scène sur des objets pour que ces actions soient considérées faisant partie d’un scénario. Mais si un enfant ne parle pas encore, s’il ne témoigne ni de ses besoins ni de ses désirs, que peut il bien communiquer lors de ces séances de jeu ? Le but de ces séquences initiées par l’enfant semble être le partage d’un moment social avec l’adulte. Aussi, la pratique de ces derniers permettrait à l’enfant de prendre conscience du fonctionnement global du monde qui l’entoure en découvrant l’usage des objets et le rôle social des personnages.

Outre l’usage purement social et ludique de ces schémas communicationnels, nous supposons que la verbalisation de séquences d’actions successives est une première étape vers la production de narrations par l’enfant. En effet, qu’est ce qu’une narration sinon la verbalisation de chaînes événementielles expliquant un évènement ? En conséquence, l’observation des scénarios devrait probablement nous conduire à constater les prémices de la narration chez le jeune enfant francophone.

Pour nous, l’intérêt de l’observation des scénarios est aussi de pouvoir examiner comment l’enfant mobilise des compétences pragmatiques et langagières différentes en fonction de son âge à des fins communicationnelles, lors de la construction de ces scénarios. En effet, grâce à Bruner (1974) et Brigaudiot et Danon-Boileau (2002), nous savons globalement comment l’enfant organise des scénarios en utilisant la langue ; toutefois, lorsque l’enfant ne parle pas encore ou ne possède que quelques mots de vocabulaire pour communiquer ou lorsqu’il ne peut produire des énoncés longs, comment mobilise-t-il ses ressources pragmatiques et langagières afin de communiquer avec l’adulte dans une situation

de jeu triadique ? Comment utilise-t- il des regards, des gestes et des actions de jeu pour organiser et rythmer ces scénarios ?

Ces dernières sections avaient pour but de montrer que l’interaction mère-enfant est indispensable au développement linguistique de l’enfant et que ce dernier intègre diverses données concernant la langue grâce à l’utilisation du motherese lors de situations de jeu scénarisées avec sa mère.

Nous avons évoqué le fait qu’un enfant produit divers types de comportements comme des gestes, des regards, des actions de jeu…. Reparlons de ce point dans les sous-sections suivantes en tâchant d’expliquer la différence entre une conduite intentionnelle tournée vers autrui dans le but d’agir sur ce dernier, autrement dit un acte de communication

intentionnelle et ce qui n’en est pas.

1.3. Les productions intentionnelles et non-intentionnelles de