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1. Ontogenèse de la communication

1.4. L’ontogenèse de la communication linguistique

1.4.2. Les premiers mots :

Il existe une période nommée le « stade un mot » (période nommée ainsi notamment dans les travaux de l’équipe de Goldin-Meadow aux Etats-Unis ou dans ceux de l’équipe italienne de Volterra) où l’enfant produit une majorité d’énoncés composés d’un seul mot. Nous savons que l’input est fondamental dans le développement linguistique enfantin (voir section 1.2.1 p. 27) mais comment l’enfant fait-il pour passer de vocalisations de la forme CVCV à ses premières verbalisations ? Comment le nourrisson parvient-il à faire comprendre ses besoins grâce aux énoncés à un mot ? Quels actes de langage sont liés à ce type d’énoncés ?

1.4.2.1. Composition du premier vocabulaire

En ce qui concerne la composition et les catégories grammaticales de ce premier vocabulaire, certaines études montrent que c’est approximativement le même d’une culture à une autre car il est composé d’éléments récurrents dans l’environnement direct des enfants et notamment de noms qui désignent l’entourage direct de l’enfant (maman, papa) ou des objets (Nelson, 1973).

De plus, comme nous l’avons vu dans la section 1.3.1 p. 36, l’enfant est sensible aux mouvements naturels et comprend très tôt que ces mouvements sont réalisés sur des objets dans un but précis. De par cette sensibilité, il sera donc amené à retenir les noms des objets sur lesquels son entourage agit (camion, voiture), ou encore, des objets qu’il manipule (doudou, biberon) ou des substances avec lesquelles il est quotidiennement en contact (lait, eau, purée).

Il intègre aussi des verbes qui marquent des actions routinières (mange, boit, donne, tombé…) ou des adjectifs (bon, gros, petit, joli) souvent entendus.

Comment l’enfant fait-il exactement pour reconnaître ces mots puis les produire ?

1.4.2.2. Aspect sémantique des premiers mots

Comme le postule Tomasello (2003) dans sa « Théorie basée sur l’usage », l’enfant extrait des chunks ou concrete pieces of speech c'est-à-dire des morceaux de discours issus

des paroles de l’adulte. D’un point de vue sémantique, ces chunks peuvent correspondre mais

ne correspondent pas obligatoirement au mot adulte ni à la définition du mot adulte : c’est

ce que Tomasello (2003) nomme des holophrases et ce que Chevrier-Muller et Narbonna (2007) appellent des groupes de mots-formule. Braine (1963) avait également identifié ces types d’énoncés et les avait intégrés dans sa théorie de la « grammaire pivot » (voir section 1.4.4 p. 57).

Tomasello donne comme exemple le mot « souliers » qui correspond chez un de ses jeunes sujets « aux chaussures situées en bas de l’étagère de sa mère ». Par contre une fois les souliers portés, ils changent de nom et sont appelés « chaussures ». Le terme « soulier » se définit donc comme un objet précis inscrit dans une situation donnée. Ce premier exemple correspond à un phénomène de sous-généralisation lexicale : le sens que l’enfant donne à un mot n’est pas aussi étendu que le sens que lui porte l’adulte.

On observe aussi le phénomène inverse : la sur-généralisation lexicale. L’enfant peut donner à un mot un signifié plus large que celui qui est en usage chez l’adulte.

D’un point de vue communicationnel, une holophrase, chez l’enfant, peut correspondre à un énoncé constitué de plus d’une unité de sens chez l’adulte. Par exemple /apu/ est considéré comme une seule unité de sens chez l’enfant. Cette unité signifie : « il n’y a plus » ce qui correspond donc à plus d’une unité de sens chez l’adulte.

Ce dernier constat touche aussi à la formation des premiers mots de l’enfant. La forme des premiers mots de l’enfant est elle particulière ou correspond-elle à la cible adulte ?

1.4.2.3. Forme des premiers mots

De 10-15 mois (l’âge moyen de production des premiers mots) jusqu’à 7 ans environ (âge où la majorité des enfants français arrivent à produire la totalité des phonèmes du français) l’enfant ne contrôle toujours pas parfaitement la finesse de ses organes phonateurs, et par conséquent produit ce que nous désignons comme des « quasi-mots » (Tuller, 2004) c'est-à-dire des mots compréhensibles par un adulte même s’ils ont subit une légère déformation. Par exemple (dans notre corpus) : « fien » à la place de chien ou « pouttette » pour poussette. (Voir Chapitre 2 - partie ‘Méthodologie’ p. 113).

En plus de ces déformations phonologiques, l’enfant va produire d’autres phénomènes déjà bien documentés dans la littérature comme des erreurs de découpage lors de l’extraction des chunks et des ajouts de fillers (Veneziano, 2001) aussi connus sous le nom de « marques de remplissage ». En effet, lors de l’extraction des chunks, l’enfant peut commettre des erreurs

de détermination de la frontière des mots, notamment à cause des liaisons. Comme nous l’explique Nardy (2008 : 131) :

« Une particularité de la liaison […] c’est qu’elle conduit à une resyllabaison des séquences mot1-mot223. Ainsi lorsque la liaison est produite, par exemple dans la séquence « un ours » [ǣnuʁs], la consonne de liaison /n/ forme une syllabe avec l’initiale du mot2. Le jeune enfant, confronté au flux de parole environnant, se retrouve donc face à une tâche complexe de segmentation du fait de la disjonction entre frontière lexicale et frontière syllabique. Par ailleurs, ce dernier pourra rencontrer chaque mot2 précédé des consonnes de liaison différente, par exemple : ours précédé de /n/ dans un ours, de /z/ dans des ours, de /t/ dans petit ours. […] L’enfant va donc extraire plusieurs exemplaires du même mot : nours [nuʁs], zours [zuʁs], tours [tuʁs] – auxquels s’ajoute la variante à voyelle initiale [uʁs] qu’il pourrait entendre […] lorsque le nom est prononcé isolément ».

Par conséquent, l’enfant pourra produire plusieurs formes lexicales pour un même lexème en fonction de l’input qu’il reçoit et des chunks qu’il extrait. Malgré ces erreurs de découpage, il faut considérer que « nours » ou « zours » constituent une unité de sens ou un mot au même titre que « ours », que ces trois unités couvrent la même référence et qu’elles sont toutes trois présentes dans le lexique mental du jeune enfant et peuvent très bien être utilisées à tour de rôle.

Il arrive aussi que l’enfant produise des fillers (Peters, 1977) aux alentours de 20-24 mois (surtout durant le « stade un mot »), c'est-à-dire qu’il ajoute un son vocalique en début de mot par exemple « achien » pour chien (achien est donc composé d’un [filler + un nom commun]). Nous pouvons supposer que, comme dans le cas de la conservation de la consonne de liaison en début de mot (« zours »), cet ajout pourrait être dû à une erreur de découpage. Sinon, il est aussi possible que l’enfant produise des fillers dans le cadre d’une compensation rythmique – l’ajout d’une voyelle augmente le mot d’une syllabe facilitant ainsi sa prononciation (Nardy, 2008).

Cependant, la véritable raison de ces ajouts est que si, dans un premier temps, ces adjonctions vocaliques ont pour but de refléter des régularités phonologiques, prosodiques ou rythmiques de la langue (Veneziano et Sinclair, 2000), plus tard, l’enfant grandissant, elles acquièrent un statut pré- et proto- morphologique. En effet, durant la période d’évolution des énoncés à un mot vers des énoncés plus longs, les fillers marquent à la fois la localisation des slots destinés aux déterminants nominaux (marquage prélinguistique) et peuvent même être considérés comme des formes intermédiaires (proto-linguistiques) avant l’apparition des

23 Par mot1-mot2, Nardy (2008) désigne le premier et le deuxième mot impliqués dans le contexte de liaison. Par exemple dans la séquence « un arbre » le mot1 est « un » et le mot2 est « arbre ».

morphèmes intégraux (c'est-à-dire l’arrivée du mot entier : un, le, la…) dans les slots grammaticaux qui leurs sont assignés (Bassano, 2010 ; Peters & Menn, 1993). Dans tous les cas, la combinaison filler+mot est comptabilisée comme une seule unité de sens à cause du caractère proto-linguistique des fillers.

Dans notre section méthodologique, nous reprendrons et discuterons ces notions afin de catégoriser clairement les unités que nous avons dû comptabiliser et d’expliquer comment nous avons choisi de les comptabiliser dans notre analyse du corpus.

Pour conclure, graduellement, l’enfant apprend les règles qui régissent le découpage du flux de parole et, par conséquent, commet de moins en moins d’erreurs lors du processus d’isolation des unités de sens. Ainsi, les erreurs de découpages ont tendance à disparaître aux alentours de 24 mois. Notons que la quantité de vocabulaire possédée par l’enfant s’étend très rapidement durant cette même période. Comment l’enfant fait-il pour développer le contenu de son lexique mental ?

1.4.2.4. Une quantité de mots limitée ?

A 13 mois, l’enfant est capable de comprendre une cinquantaine de mots ; à 17 mois, environ 100 ; à 24 mois (deux ans) environ 700 mots et à 30 mois son lexique en réception double et l’enfant devient capable de comprendre plus de 1500 mots (Karmiloff & Karmiloff-Smith, 2003 : 86).

Notons que plus l’enfant est capable de comprendre de lexèmes, plus il est capable d’en produire : réception et production lexicale semblent donc être corrélées. Pourtant, il existe un très fort décalage entre compréhension et performance lexicale en production. En effet, si l’enfant comprend plus de 700 mots à 2 ans, il n’est toutefois capable d’en prononcer que 400 à 600. Pourquoi ce décalage ?

Reprenons les chiffres moyens des performances lexicales enfantines entre 18 et 36 mois (3 ans). Comme le relèvent Rondal et Seron (2003 : 121), l’enfant articulerait généralement ses premiers mots aux alentours de 10-13 mois et produirait globalement :

- 50-100 mots différents à 18 mois - 200 vers 20 mois

- 400 à 600 vers 24 mois (2 ans) - 900 à 1 500 vers 36 mois (3 ans)

Karmiloff et Karmiloff-Smith (2003 : 86) notent que chez l’enfant français, l’explosion lexicale commence lorsque l’enfant a un vocabulaire de 50 à 100 mots environ. Ainsi, si avant cette période d’apprentissage rapide du vocabulaire, l’enfant était capable de

comprendre 3 à 5 mots nouveaux par semaines, durant cette phase d’explosion du lexique, il