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Le désintérêt croissant des citoyens pour leur agriculture et la normalisation accélérée des produits alimentaires ont achevé de creuser le fossé avec un secteur agricole qui n’a pas su et pu convaincre de la légitimité de ses choix de production. Le facteur prix est devenu un élément prépondérant de la consommation. Un tel contexte a créé les conditions favorables à une accélération de la libéralisation des échanges de produits agricoles et alimentaires, l’Europe acceptant la disparition de la plupart des aides à l’exportation et des barrières douanières, et la réduction du budget agricole de la PAC.

Les effets sur les entreprises des filières et les structures agricoles ne se sont pas fait attendre : chute du nombre d’exploitations (150 000 en 2015, dont deux tiers sont engagées dans des filières compétitives), concentration, accroissement de leurs capacités de production et de la main d’œuvre par exploitation. Les gains de productivité sont recherchés partout, pour rester présent sur des marchés ouverts sur le reste du Monde, à l’exportation comme à l’importation. L’omniprésence de l’aval, où la concentration des entreprises a conduit à l’émergence de grands groupes leader sur leurs marchés, s’est considérablement accrue, avec un développement de la contractualisation et des cahiers des charges définissant les modalités de production.

L’accroissement de la taille des entreprises agricoles entraîne une évolution du métier : les compétences de gestion d’entreprise et de droit sont désormais essentielles ; le management devient une composante importante dans des structures employant de plus en plus de personnel. Dans le même temps, les compétences techniques, qui se complexifient, sont de plus en plus déléguées. Dans un contexte de réduction des financements publics à l’agriculture, la R&D s’appuie de manière croissante sur des financements privés ou interprofessionnels. Le conseil devient de plus en plus payant. Le développement de structures privées sur le créneau du conseil renforce la concurrence. Les organismes se concentrent et orientent leurs travaux vers les actions les plus solvables.

Comment en est-on arrivé là ?

Accélération de la libéralisation des échanges de produits agricoles et réduction du budget agricole de la PAC… Tout avait basculé 5 ans auparavant.

Le 7 juillet 2009, le négociateur européen auprès de l’OMC annonçait, après 3 jours de discussions, que l’Union européenne acceptait le protocole concernant la libéralisation des échanges de produits agricoles. Cet accord, qui devait entrer progressivement en vigueur durant les 4 années suivantes, de 2010 à 2013, sonnait le glas des soutiens à l’exportation et des barrières à l’importation. Le groupe de Cairns s’était félicité de ce changement d’attitude des Européens et appelait les États-Unis à les suivre rapidement sur la même voie.

Quelques mois plus tard, l’Union européenne des 28, sous présidence suédoise, engageait la révision à mi- parcours de la Politique Agricole Commune, qui avait pris du retard afin de ne pas interférer avec les négociations OMC. Après des débats douloureux, les 28 États-Membres avaient annoncé avoir trouvé un accord qui se traduisait par une préservation de la PAC, mais au prix d’une réduction drastique du budget agricole européen. Celle-ci affectant essentiellement le premier pilier, le second pilier conservait un financement stable. Pour justifier cette orientation, l’Union annonçait vouloir développer des politiques plus actives dans les domaines de la recherche, de la santé, de l’environnement, mais aussi utiliser une partie de son budget pour faciliter l’intégration des 3 nouveaux membres (Bulgarie, Roumanie et Monténégro) qui venaient d'adhérer à l’Union au cours des trois dernières années.

… sur fond de désintérêt croissant de la société européenne pour l’agriculture et ses spécificités : l’agriculture, un secteur économique comme les autres.

Si peu d’observateurs avaient misé sur une réorientation si rapide du budget de l’Union, on sentait bien depuis le milieu des années 2000 que le fossé entre les agricultures européennes et les citoyens se creusait rapidement. Dans un contexte de croissance « molle » persistante, les soutiens à l’agriculture devenaient de moins en moins bien acceptés par la société. Les motifs de ce « lâchage » des opinions publiques étaient nombreux. A partir de 2005, les rapports de l’Agence Européenne pour l’Environnement concluaient régulièrement à la poursuite de la dégradation de l’environnement européen (eau, air, sol, biodiversité) et pointaient du doigt les pratiques agricoles, trop timides dans leurs évolutions. Chaque année une fois de plus, mais chaque année une fois de trop.

La rupture fut rapidement consommée, les citoyens européens ayant définitivement cessé de croire aux capacités de l’agriculture à résoudre elle-même les questions d’environnement. Par contre, ils affichaient de moins en moins de défiance à l’égard d’une alimentation standardisée, issue de grandes industries agroalimentaires qui, à la suite des grandes crises sanitaires de la fin des années 90 et du début des années 2000, apparaissaient finalement comme les garants d’une certaine sécurité alimentaire. Et puis la modestie de la croissance économique, notamment celle de la zone euro, avait aussi accéléré le développement de modes de consommation orientés par le prix et le « prêt à consommer ». Ces tendances avaient touché toute l’Europe. Même la France, traditionnellement attachée à son agriculture, semblait avoir brutalement changé d’époque en moins d’une décennie. Il faut dire que depuis l’élection présidentielle de 2007, le soutien politique de l’agriculture n’était, et ne serait sans doute plus avant très longtemps celui qu'il avait été, jadis…

Les filières et les politiques agricoles

L'inévitable concentration des structures, une agriculture de plus en plus duale

Ces changements majeurs de la fin des années 2000 se sont rapidement répercutés sur les exploitations agricoles et les filières. Certains acteurs, qui les avaient déjà anticipés dès le milieu de la décennie, ont rapidement évolué. D'autres ont eu plus de mal. Beaucoup sont restés sur le bord du chemin, retraités sans successeurs, leurs terres venant alimenter l’agrandissement des survivants. Le papy-boom agricole aura été d’une certaine manière propice à cette mutation.

Aujourd’hui, en 2015, il reste moins de 150 000 exploitations agricoles professionnelles. Comparées aux références des années 2005, elles sont plutôt de grandes tailles : entre 500 et 1 000 ha en grandes cultures, 1 million de litres de lait par exploitation. Mais toutes les exploitations n’ont pas suivi cette tendance : un tiers sont restées de taille modeste. Elles assurent une production de proximité, fournissant des produits fermiers qui constituent toujours pour le consommateur français le plat idéal du dimanche, en famille ou entre amis, pour le plaisir de la bouche. Ces petites structures jouent aussi un rôle important en terme d’accueil et de tourisme rural. Un récent débat s’est ouvert et beaucoup, parmi ces exploitants fermiers, souhaiteraient désormais être reconnus comme des artisans plus que comme des agriculteurs, avec lesquels ils ne se trouvent plus beaucoup de points communs.

Concentration des structures et recherche de gains de productivité du maillon production

Pour s’adapter rapidement, les « véritables » exploitations agricoles ont dû évoluer vers de nouvelles modalités d’organisation : regroupement de moyens entre plusieurs exploitations, formes sociétaires d’au moins 4 associés exploitants ou encore TPE de 4 à 10 salariés ayant à leur tête un ou deux « dirigeants d’exploitation » (car c’est ainsi qu’on les nomme désormais, le terme « chef d’exploitation » concernant maintenant le salarié responsable de l’encadrement).

La plupart de ces exploitations se sont spécialisées sur un ou deux ateliers, le plus souvent complémentaires. Condition de la survie économique, la productivité a été considérablement accentuée, mais sans sacrifier ni la qualité des produits, ni le respect des normes sociales (environnement, bien-être, sécurité alimentaire) qui se sont renforcées. Ainsi, il n’est pas rare de voir aujourd’hui des dirigeants d’exploitation se regrouper pour partager un poste de responsable "qualité" ou de responsable "environnement" (notamment dans les grandes exploitations d’élevage ayant des plans d’épandage complexes). Il faut bien comprendre que ces dirigeants doivent désormais respecter à la lettre les cahiers des charges imposés par les entreprises d’aval (transformation et/ou distribution), avec lesquelles ils ont des contrats de vente. Ces cahiers des charges laissent peu de marge de manœuvre : la nature et l’origine des intrants, et tous les process de production sont définis en commun, et

écrits. Chaque livraison, chaque étape du process de production est enregistrée dans des systèmes informatisés. Les auditeurs internes de ces entreprises passent plusieurs fois par an pour s’assurer non seulement de la conformité des installations, mais aussi du respect des procédures. Sans parler des auditeurs externes des entreprises de certification.

Les prix de vente des produits agricoles fluctuent plus nettement que par le passé et les entreprises de collecte ont peu de moyens (ou de volonté) d’atténuer ces fluctuations. Aussi la plupart des dirigeants d'exploitation agricoles ont-ils volontairement souscrit à des systèmes « d’assurance revenu » couvrant une partie des variations de cours. Ils se sont aussi familiarisés avec les mécanismes de couverture des risques sur les marchés à terme.

Peu de dirigeants travaillent aujourd’hui sans contrats avec l’aval. Seuls les « paysans-artisans », comme ils se sont eux-mêmes baptisés, produisent en dehors du domaine contractuel.

Pilotage croissant de la filière par l’aval à travers une contractualisation généralisée

Le désintérêt des citoyens européens et français pour le contenu de leur assiette, et la contrainte du prix dans un contexte de faible croissance économique, ont encore renforcé le poids de la distribution au sein des filières. Le Hard-Discount représente désormais plus de 45% des parts de marché de la Grande Distribution. Et ce n’est pas le développement resté marginal du Commerce équitable et des produits biologiques qui vient contrarier les discounters. Bien au contraire, tous les distributeurs revendiquent avec succès depuis quelques années le fait de promouvoir des produits de qualité à bas prix, soit à travers leurs marques distributeurs, toujours plus nombreuses et exigeantes, soit en distribuant des produits de grandes marques industrielles. Par des actions de lobbying et avec l'appui de campagnes de communication redoutablement efficaces, les plus libéraux ont même réussi à convaincre une bonne partie de l’opinion publique que les produits alimentaires importés des pays tiers offrent des garanties de qualité et de sécurité équivalentes à celles des produits européens, l’exotisme en plus, et surtout… le prix en moins ! Les industries agroalimentaires ont tacitement entériné le mouvement, y voyant aussi des intérêts nouveaux pour leur approvisionnement en matières premières. Les auditeurs, nouveaux gourous des IAA et de la grande distribution, parcourent le monde pour assurer au consommateur européen qu’il peut se mettre à table en toute sécurité. En interne, leur rôle consiste aussi à évaluer, en permanence, leurs principaux fournisseurs mondiaux. Le multisourcing s’impose dans les filières et devient un puissant outil de gestion des achats, conduisant inévitablement à faire pression sur les cours et sur les coûts. Il y a quelques années, des rumeurs rapportaient même que certains pays du Mercosur auraient discrètement soutenu ces campagnes de communication et de lobbying, trop heureux de trouver au sein même de l’Union européenne des alliés à leur politique d’exportation.

Si ces tendances ont provoqué le développement d’entreprises agricoles très professionnelles, tant au plan de la technique que de la gestion d’entreprise, le pilotage par l’aval a aussi renforcé dans certaines filières la part des exploitations en intégration totale, dont les chefs d’exploitation disposent de très peu de marge de manœuvre et dont le statut se rapproche fortement de salariés « externalisés ».

La fin des politiques publiques spécifiques à l’agriculture

Au plan politique, les actions des Pouvoirs publics sont désormais orientées dans deux directions :

- un axe économique, qui favorise les exploitations les plus dynamiques, sur lequel le poids du Ministère de l’Économie et des Finances est très important ;

- un axe plus environnemental, tourné vers l’aménagement de l’espace rural, sur lequel le Ministère de l’Écologie et de l’Aménagement du Territoire est très engagé.

Le Ministère de l’Agriculture, dont l’existence est depuis plusieurs années régulièrement remise en question, joue désormais un rôle de coordination, mais les décisions politiques émanent, dans leurs domaines respectifs de compétence, des deux Ministères précités. Cette nouvelle conception de la politique de l’État en matière agricole s’est rapidement traduite par une convergence accélérée de l’agriculture et des autres secteurs économiques, tant dans le domaine social et fiscal que dans les politiques d’aides aux entreprises. En d’autres termes, la politique agricole s’est effacée pour se diluer dans les politiques socio-économiques et environnementales. Dans ce nouveau cadre, les collectivités territoriales ont réaffirmé leur autonomie et défini leurs propres politiques locales qui, selon les régions, soutiennent les petites exploitations dans une optique d’aménagement de l’espace rural (et de tourisme) ou les grandes structures qui contribuent au dynamisme économique de la région.

Regain d’intérêt pour l’innovation, d’importants gains de productivités autorisés par les sciences du vivant et la robotique

Les pratiques agricoles ont aussi nettement évolué. Là encore, la productivité est devenue le maître mot : c’est une évidence pour ceux qui ont l’ambition de se positionner sur le marché mondial ; mais c’est aussi vrai pour ceux qui visent le marché intérieur, aujourd’hui largement ouvert à la concurrence étrangère. Entre 2010 et 2015, les réductions de charges ont encore été spectaculaires. Dire qu’à la fin des années 90 on pensait les avoir compressées au maximum ! En la matière, les OGM, autorisés depuis 2012, ont généré des économies et d'importants gains de productivité, même s’ils n’ont pas été totalement à la hauteur des annonces des sélectionneurs. Et d’autres innovations sont attendues pour les années à venir, notamment dans la sélection (végétale et animale), le machinisme, l’agriculture de précision ou l’agrochimie. Depuis quelques années, on sent bien que le besoin d’innovation se fait de nouveau sentir dans l’agriculture européenne. Avec l’approbation tacite d’une majorité de citoyens…

Les métiers des agriculteurs et leurs besoins en matière de conseil

Le développement d’une culture entrepreneuriale forte, la délégation des compétences techniques, la constitution de réseaux diversifiés de compétences

Le métier de dirigeant d’exploitation a lui aussi beaucoup changé.

Avec la généralisation de la contractualisation, les compétences commerciales, marketing et juridiques (négociation, droit commercial…) sont devenues essentielles.

Avec la croissance des effectifs de salariés, le management, la gestion des ressources humaines et la maîtrise du droit social et du travail deviennent incontournables.

Avec le développement des normes environnementales, de bien-être et de sécurité alimentaire, la veille juridique dans tous ces domaines est primordiale.

Avec l’augmentation de la dimension économique des entreprises, les compétences de gestion stratégique et financière sont indispensables.

La spécialisation des tâches est devenue la règle sur les exploitations, entre les associés ou entre le(s) dirigeant(s) et les salariés.

Les organismes agricoles et les compétences qu’ils développent

Un secteur R&D porté par la concurrence et la « privatisation » des services

Pour les accompagner dans ces multiples domaines de compétences, les dirigeants d’exploitations se sont progressivement entourés de structures de conseil, souvent privées, appartenant à des réseaux ou bien indépendantes, agricoles ou non spécialisées.

Les structures publiques ou para-publiques de développement qui durant les 40 dernières années avaient assuré un conseil collectif, ont dû évoluer. Celles qui persistent aujourd’hui ont pris une orientation de bureau d’étude. Les Instituts techniques se sont recentrés d'une part sur des problématiques techniques pointues, pour lesquelles ils collaborent fréquemment avec les entreprises privées de la filière, d'autre part sur des problématiques économiques spécifiques. Désormais, plus de 80% de leurs ressources proviennent de financeurs privés, dont les Interprofessions dans les filières qui ont su maintenir une organisation. Les 20% restants correspondent à des financements publics, pour lesquels ils sont en concurrence, à travers des appels d’offre, avec des bureaux d’étude et des cabinets de conseil privés. Pour aboutir à ce résultat et trouver une indispensable rentabilité économique, ils ont dû rationaliser leur fonctionnement et se rapprocher. Depuis 4 ans, tous les services généraux (comptabilité, paye, ressources humaines, informatique, approvisionnement…) sont réunis au sein d’une filiale unique. Les équipes de techniciens et d’ingénieurs travaillent dans des structures propres qui ont conservé, pour la plupart, une orientation par production. Elles ont fréquemment développé une dimension filière en élargissant leurs compétences pour traiter des problématiques d’amont et d’aval.

Les Chambres d’Agriculture aussi ont dû s’adapter. Désormais régionales, elles ont recentré leurs actions sur les petites exploitations ancrées dans leur territoire, celles des fameux « paysans artisans ».

En conclusion :

Ainsi, tout avait été très vite, de profonds changements ayant été mis en oeuvre en moins de 10 ans, à tous les niveaux. Récemment interrogé par un consultant du cabinet « Accenture-Division Agriculture » qui réalisait une étude sur la « perception des évolutions de leur métier par les chefs d’entreprises agricoles » suite à un appel d’offre lancé par l’Office de l’Agriculture, un dirigeant d’exploitation confiait : « En 10 ans, notre métier a radicalement changé. Hier, nous étions plus libres. Aujourd’hui, nous sommes devenus plus efficaces… ».