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Santé, travail et précarisation : continuités et nouveaux enjeux

En mars 2002, un quart des 32 millions de personnes qui travaillent ou ont déjà travaillé ont déclaré avoir un problème de santé durable (plus de 6 mois) ou un handicap1. Parmi elles, 20% attribuent ce problème à leur travail actuel ou passé. Dans plus des deux-tiers des cas le travail est à l’origine d’une maladie, et pour le reste les troubles sont les conséquences d’un accident de travail. Parmi ceux qui souffrent d’affections situées dans le dos et le cou ainsi que dans les membres supérieurs, plus de 40% font un lien avec le travail. Pour les affections localisées dans les membres inférieurs et pour les troubles auditifs, cette proportion est d’environ un quart. Enfin, 6% des dépressions et troubles psychiques sont attribués au travail.

Les catégories les plus enclines à établir un lien entre leurs problèmes de santé ou leurs handicaps et leur activité professionnelle sont d’abord les agriculteurs (30%), puis les ouvriers (27%) ainsi que les artisans, commerçants et chefs d’entreprise (28%) ; viennent ensuite les professions intermédiaires, techniciens et contremaîtres (18%), les employés et personnels de services (16%), et enfin les cadres et les professions libérales (10%)2. Les hommes sont plus du quart à mentionner le travail comme cause de leur(s) trouble(s), tandis que les femmes ne sont que 15% dans ce cas.

Quelles remarques et interrogations peut-on tirer de ces constats ?

1 WALTISPERGER D., « Le travail est rendu responsable d’un problème de santé sur cinq », Premières synthèses, n° 19.1, 2002. Source : enquête « Insertion professionnelle des personnes handicapées » (complémentaire à l’enquête Emploi 2002). Champ : personnes de 15 à 64 ans en âge d’activité. Échantillon représentatif : 38 384 personnes, dont 8 947 ont déclaré avoir « un problème de santé depuis plus de 6 mois ou un handicap ».

2 Ce classement correspond à une prévalence décroissante des troubles ou handicaps (à ceci près que les ouvriers sont un peu plus nombreux que les agriculteurs à déclarer un problème de santé : 31% pour 27%). Autrement dit, plus on déclare de troubles et plus on tend à les attribuer au travail.

On peut noter d’abord la proportion non négligeable de 5%, soit près de 1,7 million de personnes de 15 à 64 ans qui estiment être atteintes durablement dans leur santé, leur bien-être ou leur intégrité physique en raison de leur activité professionnelle. On relève par ailleurs la très nette différenciation selon les catégories socioprofessionnelles, qui indique immédiatement que la question des relations entre santé et travail n’est pas dissociable de la thématique de la stratification sociale, dont le travail est l’un des opérateurs majeurs.

Ces quelques chiffres suscitent également une interrogation sur les processus d’altération de la santé par le travail : entre les activités de travail (les tâches, les gestes et les postures, les rythmes, les ambiances...) et la santé (physique, mentale, morale), quels liens, quelles dynamiques, quelles interactions ?

A un autre niveau, les chiffres cités posent la question de la perception par les individus eux-mêmes des effets pathogènes du travail. Une personne sur cinq attribue son problème de santé à son activité professionnelle : par quels biais cette relation a-t-elle été perçue et identifiée ? Dans quelles circonstances et avec quels autres acteurs sociaux ce lien est-il établi ? Par ailleurs, peut-on conclure à partir de ces résultats que 80% des troubles de santé durables et des handicaps n’ont pas à voir avec l’activité professionnelle exercée ? Et, symétriquement, les altérations de la santé par le fait du travail sont-elles réductibles à ces troubles durables ou handicaps ?

Les pages qui suivent proposent d’affiner ces questions et d’alimenter la réflexion sur les liens entre santé et travail, en puisant à différentes sources afin de rendre compte au mieux de la complexité et de la pluralité de ces inter-relations. La première section propose un bref retour sur l’histoire de la santé au travail, afin d’en retracer les lignes essentielles jusqu’au compromis qui caractérise la construction et la gestion sociales de cette relation depuis plus d’un siècle (§1). Je présenterai ensuite quelques réflexions sur les enjeux et les limites de la connaissance et de la reconnaissance des accidents de travail et des maladies professionnelles dans le système médico-administratif français actuel (§2). Enfin, après avoir souligné que l’intelligibilité des enjeux de santé au travail ne peut se passer d’une analyse des modes concrets d’organisation du travail, je présenterai un bilan des connaissances, ainsi que des questions encore ouvertes, concernant les relations entre précarisation du travail et santé (§3).

1. La construction historique de la santé au travail : entre

réparation et prévention

« I. - Le chef d’établissement prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs de l’établissement, y compris les travailleurs temporaires. Ces mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels, d’information et de formation ainsi que la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés. Il veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes ».

Code du Travail, art. L230-2.

Alors même que les enjeux de santé et de sécurité sont au cœur des activités de travail, l’histoire de la santé au travail1 montre que le traitement social, politique et législatif de ces enjeux est traversé par de profondes contradictions qui participent à la construction d’une certaine invisibilité sociale des questions de santé au travail. Se pencher sur cette histoire, c’est prendre la mesure de « cet immense écart entre ce

qui est connu, en termes d’effets pathogènes du travail (risques industriels,

conditions de travail, caractéristiques de l’organisation du travail) et ce qui est

reconnu dans la législation de prévention et de réparation des atteintes liées au

travail2 ».

L’existence d’effets pathogènes du travail sur la santé des travailleurs est connue de longue date et décrite dès le XVIIe siècle par de nombreux médecins et savants qui se sont intéressés aux maladies professionnelles. Il s’agissait alors de pathologies spécifiques, propres à des corps de métiers où l’espérance de vie était particulièrement courte : les « poumons noirs » des ramoneurs, les effets de la chaleur chez les travailleurs de la verrerie, les intoxications au plomb chez les peintres... Ces atteintes à la santé étaient attribuables à l’exposition des travailleurs à des substances pathogènes précises.

1 Dont Annie Thébaud-Mony souligne qu’elle « reste à écrire, tant demeurent fragmentaires les travaux la concernant », in APPAY B., THÉBAUD-MONY A. (dir.), Précarisation sociale, travail et santé, op. cit., p. 557. Pour une approche panoramique de la question à partir d’extraits bibliographiques, cf. : THÉBAUD-MONY A. (dir.), « Travail et santé », Problèmes politiques et sociaux, n° 883, 2002.

Mais avec les transformations du travail qui se déploient au cours du XIXe siècle, ce modèle explicatif ne suffit plus. L’industrialisation massive, avec le développement du machinisme et la mise au travail dans des conditions extrêmement intensives d’un grand nombre d’individus, donne naissance à la « condition prolétarienne ». La question des liens entre travail et santé se déplace avec le constat d’une morbidité qui ne semble plus spécifique à des agents pathogènes précisément identifiables, mais traverse toutes les catégories ouvrières, et que cristallise une tuberculose pandémique. « Derrière elle se révèlent peu à peu les conditions réelles du nouveau travail industriel : journées de 13 heures, travail des enfants, rendements démesurés, salaires de misère1 ». Cette mortalité ouvrière ne peut plus être ignorée et devient peu à peu un problème social, sous l’influence de dynamiques hétérogènes : outre l’indignation de « philanthropes sincères2 » préoccupés d’améliorer le sort des travailleurs, outre également les revendications du mouvement ouvrier qui commence à s’organiser3, le mauvais état de santé des travailleurs pose un problème national autrement plus « pragmatique » : « alors que l’État se lance dans les guerres coloniales, on s’aperçoit qu’on a le plus grand mal à recruter des jeunes soldats au sein de la classe ouvrière : les deux-tiers d’entre eux sont en effet déclarés physiquement inaptes au service militaire en 1830, alors qu’un seul conscrit sur deux issu des classes aisées se trouve dans la même situation4 ».

Le vaste mouvement d’enquêtes sociales sur la réalité de la condition prolétarienne qui va se développer au milieu du siècle est donc animé à la fois par des préoccupations humanistes et par des nécessités militaires, mais aussi par une volonté de contrôle social de ces nouvelles « classes dangereuses ». Dans cette grande entreprise hygiéniste, l’œuvre de Villermé apporte à la fois des avancées et des ruptures majeures5. A. Cottereau souligne cependant que « le monde savant français est demeuré dans une confusion étonnante. Il pouvait se donner la vocation d’éclairer le débat, en calculant les espérances de vie selon les milieux sociaux, les sexes et les branches professionnelles. Or il n’a pas pu, puis il n’a pas

1 DUCLOS D., La santé et le travail, op. cit., p. 10.

2 Ibid., p. 12.

3 Et dont les revendications, dans un premier temps, porteront d’abord et avant tout sur les salaires et non sur les conditions de travail.

4 Ibid., p. 12.

5 Je reviendrai un peu plus en détail sur l’hygiénisme et l’œuvre de Villermé dans l’historique de la médecine du travail, cf. : Chapitre V, §1a.

voulu le faire, au cours du XIXe siècle. (...) La France a connu deux phases très marquées : après une progression des enquêtes sociales sur la santé ouvrière, durant les années 1830-1851, se produit une régression générale qui ne sera pas rattrapée avant les années 1900, et qui même, en un sens, n’a jamais été rattrapée jusqu’à aujourd’hui1 ».

François Ewald2 identifie deux contradictions importantes dans le développement du capitalisme au XIXe siècle : d’une part, les très nombreux accidents du travail sont le signe criant des dangers inhérents à la production industrielle, ce qui contredit l’idée de progrès constitutive de l’esprit du capitalisme. D’autre part, il existe une tension manifeste entre le principe de dépendance qui caractérise la subordination des ouvriers dans l’organisation du travail, et le fait que ces ouvriers, à la suite d’accidents ou de maladies, se trouvent totalement privés de ressources si leur état de santé les empêche de travailler. Face à cette situation, deux types de recours sont possibles : dans certains secteurs (celui des mines notamment), la solidarité ouvrière tente de s’organiser de façon autonome en créant des caisses de secours mutuels. L’autre recours est juridique : de nombreuses victimes d’accidents de travail intentent des procès à leurs employeurs pour mettre en cause leur responsabilité et obtenir réparation. Très inégaux (les procès sont longs et coûteux), ces combats dans lesquels les ouvriers doivent prouver la faute de l’employeur sont également très mal perçus par le patronat qui y voit une atteinte à l’ordre libéral. Parallèlement, au cours du XIXe siècle, le système productif capitaliste est peu à peu régulé par des réglementations qui élaborent progressivement un cadre légal (limitation du travail des enfants en 1841 et 1874, diminution de la durée journalière du travail en 1848, création du corps des Inspecteurs du travail en 1874) et instaurent une prévention minimale (loi sur l’hygiène et la sécurité dans les établissements industriels en 1893). Mais dans le domaine des accidents de travail, l’idée d’une responsabilité civile et pénale de l’employeur, que le député socialiste Martin Nadaud tente de défendre, continue à faire l’objet d’une vive résistance patronale.

La loi de 1898 sur les accidents du travail est la réponse, sous la forme d’un compromis, que les instances législatives apportent à ces contradictions entre

1 COTTEREAU A.,« L’usure au travail : destins masculins, destins féminins », Le mouvement social, n° 124, 1983, pp. 71-112.

insécurité et progrès, entre dépendance ouvrière et responsabilité patronale. En entérinant la notion de « risque professionnel », cette loi met les employeurs à l’abri des procès puisque la notion de « faute » est abandonnée. En contrepartie, l’ouvrier accidenté se voit attribuer une indemnisation forfaitaire en réparation du dommage subi. F. Ewald montre comment cette loi, qui constitue selon lui la « pierre angulaire » du compromis sur lequel va se fonder l’État-Providence, est inspirée de la philosophie de l’assurance qui s’est développée au XIXe siècle. Avec le principe de l’assurance, fondé sur une rationalité probabiliste, la notion de cause est évacuée au profit de celle d’imputation : tout accident qui survient « sur les lieux ou à l’occasion du travail » est attribué, au nom de la présomption d’imputabilité, à la situation de travail qui, par principe et dans l’absolu, comporte des « risques ». On admet donc a priori l’existence inéluctable de risques professionnels, dont la réparation forfaitaire est négociée entre patronat et salariat, sous l’arbitrage de l’État. On voit l’importance du choix qui est fait ici : le traitement social des accidents du travail ne répond plus à une logique de prévention, qui supposerait d’agir sur les causes des accidents, mais à une logique d’assurance, qui s’applique à réparer financièrement leurs effets.

La loi de 1919 sur la reconnaissance des maladies professionnelles inscrites dans des tableaux de référence s’appuie sur les mêmes principes (avec toutefois une part plus grande faite à la notion de prévention) : on parlera de présomption d’origine pour une maladie dont la cause a toute probabilité d’être liée à l’activité professionnelle et à l’environnement de travail. Mais l’origine professionnelle d’une maladie apparaît encore plus « discutable » que dans le cas des accidents, du fait des délais parfois très longs entre l’exposition pathogène et la manifestation effective de la maladie. Dans ce processus de reconnaissance, les avis médicaux (et notamment ceux des médecins du travail) sont déterminants. Cette expertise médico-légale constitue, selon Annie Thébaud-Mony, la « clef de voûte » du système de réparation des maladies professionnelles1.

Le choix consistant à privilégier le principe de réparation, en le substituant à celui de prévention, est au fondement d’une régulation économique de la santé au travail. En effet, comme le souligne A. Thébaud-Mony, « dans la mesure où la

1 THÉBAUD-MONY A., De la connaissance à la reconnaissance des maladies professionnelle en France. Acteurs et

logiques sociales, Document Travail-Emploi, Ministère du travail, de l’emploi et de la formation