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Néomanagement et enrôlement des subjectivités

c) « Post-taylorisme » ou « taylorisme assisté par ordinateur » ?

4. Néomanagement et enrôlement des subjectivités

« La liberté de jeu laissée aux agents est la condition de leur contribution à leur propre exploitation. C’est en s’appuyant sur ce principe que le management moderne, tout en veillant à garder le contrôle des instruments de profit, laisse aux travailleurs la liberté d’organiser leur travail, de manière à déplacer leur intérêt du profit externe du travail (le salaire) vers le profit intrinsèque, lié à « l’enrichissement des tâches ». (...) L’illusion que l’on pourrait avoir parfois que se trouve réalisée, au moins en quelques lieux, l’utopie de la maîtrise entière du travailleur sur son propre travail, ne doit pas faire oublier les conditions cachées de la violence symbolique exercée par le nouveau management ».

Pierre Bourdieu1

A travers l’analyse d’un corpus de textes de management à l’adresse des cadres, Luc Boltanski et Ève Chiapello ont finement déconstruit l’argumentaire managérial des années 1990 et en ont montré les différences avec celui des années 1960. L’extrait suivant permet de résumer tout de suite l’essentiel du propos :

« Il s’agit bien toujours d’obtenir la collaboration des salariés à la réalisation du profit capitaliste. Mais, tandis que dans la période précédente ce résultat avait été recherché, notamment sous la pression du mouvement ouvrier, par l’intermédiaire de l’intégration collective et politique des travailleurs à l’ordre social et par une forme d’esprit du capitalisme liant le progrès économique et technologique à une visée de justice sociale, il peut dorénavant être atteint en développant un projet d’accomplissement de soi liant le culte de la performance individuelle et l’exaltation de la mobilité à des conceptions réticulaires du lien social2 ».

Le néomanagement associé au « nouvel esprit du capitalisme » s’appuie tout d’abord sur une virulente critique des principes organisationnels qui caractérisaient le modèle antérieur, cristallisés dans la notion de « bureaucratie ». Première cible de la critique : la hiérarchie, associée à l’autoritarisme et à l’arbitraire à travers la figure-repoussoir du « petit chef ». L’argument est doublement fondé : d’une part, on met en avant la lourdeur et l’inefficacité d’un système fortement hiérarchisé ;

1 In Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, pp. 241-244.

d’autre part, sur un plan éthique, ce sont les rapports de domination qui sont dénoncés. Le terme même de « cadre », renvoyant à cette « ancienne » organisation, est récusé au profit de ceux de « manager », « leader », « coach » ou « chef de projet ».

Le refus de la planification et de ses rigidités1 constitue le deuxième trait saillant de cet argumentaire : une attention que les auteurs qualifient d’ « obsessionnelle » est au contraire accordée à l’adaptation, au changement, à la flexibilité de l’organisation comme des individus qui y participent. Le modèle valorisé est alors celui de salariés travaillant en équipes autonomes et flexibles, dont le véritable patron est le client (logique marchande), et qui ne sont plus dirigés par un « chef » mais aidés par un « coordinateur ».

La question qui se pose est alors la suivante : comment ce néomanagement peut-il encore assurer sa fonction première, qui consiste à contrôler le travail et les salariés, si ces derniers sont désormais autonomes, libérés des pesanteurs hiérarchiques et des sujétions traditionnelles ? En d’autres termes, comment réussir ce que T. Coutrot décrit comme un « pari managérial » : « comment déléguer du pouvoir sans perdre le contrôle2 » ? Une première partie de la réponse réside dans la mise en avant de la logique marchande qui, comme cela vient d’être dit, vient se substituer au contrôle hiérarchique : plus que jamais, le client est roi, c’est directement pour lui et sous sa pression que l’on travaille3. Mais surtout, le contrôle repose désormais sur l’autocontrôle des salariés par eux-mêmes, ce qui « consiste à déplacer la contrainte de l’extériorité des dispositifs organisationnels vers l’intériorité des personnes4 ». D’où l’appel constant qui est fait à l’implication personnelle, à l’engagement individuel de chacun dans son travail5. Mais pour susciter l’enthousiasme et emporter l’adhésion des salariés (de tous les salariés, et non plus seulement des cadres comme dans la période précédente), éléments indispensables à la réussite de ce modèle d’engagement au travail, il faut que le discours managérial propose deux types d’arguments, si possible convaincants :

1 Cf. la « religion des carnets de commandes » dénoncée dans le texte d’Accenture cité précédemment.

2 COUTROT T., Critique de l’organisation du travail, op. cit., p. 55.

3 P. Askenazy souligne que cette figure du client-roi est en grande partie une construction managériale destinée à légitimer le pouvoir renforcé de l’encadrement et les changements organisationnels, in Les

désordres du travail, op. cit., pp. 47 et sq.

4 BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 125.

5 Ce point s’avérera particulièrement important lorsqu’il s’agira (chapitre VIII) de montrer en quoi cette intériorisation est aussi une incorporation et s’inscrit dans l’ordre de la santé physique et psychologique.

d’une part, il doit faire apparaître l’intérêt personnel des salariés à se conformer à ces injonctions, d’autre part, il doit pouvoir se justifier en termes de bien commun. Sur le premier point, celui des aspects attractifs pour les salariés, les avantages proposés sont déclinés autour de deux notions, la liberté et l’épanouissement

personnel : liberté de travailler sans être limité dans sa créativité, sans être soumis à

l’autorité pesante d’un « chef », sans être enfermé dans la prison bureaucratique ; épanouissement individuel apporté par un travail qui fait appel à toutes les capacités personnelles, permettant par là une meilleure connaissance de soi-même et un développement personnel1. Le deuxième niveau de légitimité du discours, celui des justifications en termes de bien commun, reprend une partie des arguments classiques de défense du capitalisme : le thème des libertés et celui du service du consommateur. En revanche, la justification par le progrès social semble moins facile à invoquer dans un monde de chômage de masse. Elle est donc rabattue sur le thème de la survie économique de l’entreprise dans un contexte de concurrence exacerbée, rendant « nécessaires » les solutions proposées2.

Le système de justice locale (c’est-à-dire les critères de rétribution de chaque salarié) n’est plus celui de la méritocratie qui prévalait dans la période antérieure, mais évalue des qualités personnelles (on parle aussi de « compétences douces ») telles que « l’autonomie, la spontanéité, la mobilité, la capacité rhizomatique, la pluricompétence (...), la convivialité, l’ouverture aux autres et aux nouveautés, la disponibilité, la créativité, l’intuition visionnaire, la sensibilité aux différences, l’écoute par rapport au vécu et l’accueil des expériences multiples, l’attrait pour l’informel et la recherche de contacts personnels3 ». Sont ainsi réintroduits des critères de personnalité et d’usage des relations personnelles qui avaient été évacués du modèle précédent (les auteurs parlent d’une « marchandisation de l’authentique »). Le néomanagement s’appuie au moins autant sur le « savoir-être » que sur le « savoir » ou le « savoir-faire4 ». Se repose alors la question du contrôle :

1 On trouve chez Mme Mermoz une intériorisation très poussée de ce type de discours.

2 T. Coutrot souligne que le capitalisme néo-libéral « pousse à l’extrême une tendance spontanée de l’organisation capitaliste du travail : la dissociation entre l’efficacité économique et la justice sociale », COUTROT T., Critique de l’organisation du travail, p. 41.

3 BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 151. Les auteurs proposent d’interpréter cette façon d’évaluer les personnes (qui tranche nettement avec les préceptes de justice antérieurs) comme l’émergence d’un « nouveau sens ordinaire de la justice ».

4 G. Balazs et J.-P. Faguer montrent de leur côté comment, dans une entreprise de « haute technologie », « l’aptitude à théâtraliser la présentation de soi est un atout essentiel pour mener à bien sa carrière », cf. : BALAZS G., FAGUER J.-P., « Une nouvelle forme de management : l’évaluation », Actes de la recherche en

dans ce contexte, comment garantir que les salariés resteront loyaux à l’entreprise, et ne développeront pas des « mauvaises manières » (opportunisme, recherche de l’intérêt propre) ? Ce sont alors les mécanismes de réputation qui sont invoqués comme régulateurs des comportements, chacun ayant intérêt à avoir une « bonne réputation » pour espérer réussir. Mais la question est aussi celle du respect de l’intégrité des personnes : quelles limites y a-t-il à l’intrusion dans leur intimité, à la mise en jeu de leurs qualités les plus personnelles1 ? Le néomanagement répond sur ce point en mettant en avant la déontologie des managers et des coachs, dont on pose en principe qu’ils ont une profonde préoccupation éthique. C’est ici le motif de la confiance qui instrumente l’argumentaire.

Enfin, reste l’épineuse question de savoir quelle sécurité les individus peuvent espérer de ce modèle. La réponse est simple : à peu près aucune, étant donné que la sécurité n’est pas une valeur dominante dans l’univers de discours du néomanagement2. Les perspectives assurées des carrières hiérarchiques sont remplacées par la succession des projets, censés permettre un enrichissement personnel toujours renouvelé et une amélioration continue de son « employabilité », définie comme le « capital personnel que chacun doit gérer et qui est constitué de la somme de ses compétences mobilisables3 ». Dans cette optique, la seule forme de sécurité que le management peut proposer est d’assurer à chacun, pour peu qu’il joue le jeu, de l’aider à développer cette employabilité (argument qui apparaît peu convaincant pour les masses importantes de personnes qui « aspirent

1 Il est demandé aux salariés de mettre au service de leur travail ce que R. Sennett décrit comme leur « caractère », c’est-à-dire « la valeur éthique que nous attachons à nos désirs et à nos relations avec les autres. (...) Le caractère a des accointances particulières avec l’évolution à long terme de notre expérience émotionnelle. Il s’exprime par la loyauté et l’engagement mutuel, à travers la poursuite d’objectifs à long terme, ou encore par la pratique de la gratification différée au nom d’une fin plus lointaine. (...) Le caractère se rapporte donc aux traits de personnalité que nous apprécions le plus en nous et par lesquels nous cherchons à être appréciés par les autres », in Le travail sans qualités, op. cit., pp. 10-11. Sur ce point, la valorisation par le néomanagement de la subjectivité et de l’ « authenticité » peut être considérée comme une forme de tromperie, dans la mesure où l’objectif réel n’est pas de faire en sorte que chaque individu soit « lui-même » ou « s’épanouisse » dans le travail, avec son « caractère » propre : le « soi » n’est valorisé que s’il est conforme au modèle de l’individu performant, flexible, réactif, « communicant », positif, etc. (cf. : EHRENBERG A.,Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991).

2 J’ajoute que la récurrence de la référence au modèle sportif en est un des signes : c’est la performance ponctuelle, toujours remise en question à l’épreuve suivante, qui est valorisée, dans l’idée que l’insécurité amène chacun à donner le meilleur de soi-même. Si sport il y a, il s’agit d’un sport d’ « équipe » (mais où chacun joue aussi individuellement) mais aussi d’un sport de combat, à en croire la profusion des métaphores guerrières (« mobilisation générale », « guerre économique »...).

à une vie plus protégée1 », même si moins exaltante au regard des nouveaux critères)2.

L. Boltanski et E. Chiapello concluent avec l’idée suivante : s’il est vrai que la taylorisation du travail consiste à traiter les êtres humains comme des machines, « le caractère rudimentaire des méthodes mises en œuvre, précisément parce qu’elles sont de l’ordre de la robotisation des hommes, ne permet pas de mettre directement au service de la recherche du profit les propriétés les plus humaines des êtres humains, leurs affects, leur sens moral, leur honneur, leur capacité d’invention ». En rompant avec ce modèle considéré – à juste titre par ailleurs – comme inhumain, le néomanagement permet aussi, précisément en travaillant la matière humaine, de « pénétrer plus profondément dans l’intériorité des personnes » et rend possible une « instrumentalisation des hommes dans ce qu’ils ont de proprement humain3 ».

Reprenons, avec d’autres auteurs, quelques-uns des points importants de cette analyse.

L’approche historique de J.-P. Le Goff4 rappelle que la volonté de mobiliser les salariés, de les « moraliser » et de normaliser leurs comportements, n’est pas nouvelle : on la trouve dès les débuts de l’industrialisation à travers les diverses formes de paternalisme d’entreprise. Le socialisme des années 1980, en revalorisant l’entreprise, a donné une vigueur nouvelle à l’idée (au « mythe », selon J.-P. Le Goff) d’une entreprise citoyenne, démocratique, humaine, « morale ». Les contradictions que l’on peut observer aujourd’hui dans les modes de gestion des organisations sont héritières de cette double volonté managériale de permettre l’épanouissement individuel des sujets tout en veillant à ce qu’ils partagent les mêmes valeurs que tous dans un lien communautaire.

David Courpasson, dans une analyse centrée sur le travail des cadres et le management « par projet », défend lui aussi l’idée que le contrôle taylorien « tend à être remplacé par un contrôle social individualisé des comportements, de

1 Ibid., p. 150.

2 La flexibilité des parcours professionnels dans les entreprises en réseau ainsi que la valorisation des prises de risque dans un monde fondamentalement incertain contribuent, selon R. Sennett, à faire de la mobilité professionnelle dans les sociétés contemporaines un processus « illisible », cf. : SENNETT R., Le travail sans

qualités, op. cit., p. 119.

3 Ibid., p. 152.

l’engagement et de la loyauté dans l’organisation1 », ce qui va de pair avec la construction d’une nouvelle forme de régulation dans les organisations. Pour rendre compte de cette régulation, il propose de recourir au paradigme de l’action contrainte (et non à celui du compromis feutré et de l’autonomie que, selon lui, la sociologie du travail promeut depuis une décennie). Cet auteur affirme que si l’acteur accepte aujourd’hui d’être un acteur contraint, ce n’est pas seulement par adhésion subjective à la rhétorique du néomanagement, c’est aussi parce que celui-ci est instrumenté par un système de menaces et de sanctions crédibles. Le gouvernement contemporain des organisations met ainsi en place un véritable modèle de gestion des hommes, celui de la « contrainte souple », qui s’appuie sur trois composantes :

– en premier lieu, il applique (sans les énoncer d’une façon totalement explicite) des règles fondées sur un système de récompenses (financières et symboliques) individualisées, qui fait que le chef de projet est « contraint de contraindre2 », c’est-à-dire obligé de remplir son rôle de contrôle et de surveillance pour arriver à ses propres fins3 ;

– en deuxième lieu, ce mode de gestion des salariés est étayé par l’instauration d’une culture de précarité menaçante, qui sous-entend que l’individu qui voudrait échapper au modèle professionnel proposé (ici le chef de projet) se rend vulnérable aux yeux de l’organisation, et court le risque de se voir contraint à partir. L’intériorisation par tous de cette règle implicite, de cette « sélectivité douce », aboutit à une justification et une acceptation collectives des conséquences excluantes de toute « rébellion » ;

– enfin, D. Courpasson décrit le principe de « marchandage organisationnel » par lequel l’entreprise, via la sanction indirecte de la réputation, arrive à faire accepter à

1 COURPASSON D., « Régulation et gouvernement des organisations. Pour une sociologie de l’action managériale », Sociologie du travail, n° 1, 1997, p. 40.

2 C’est aussi la thèse soutenue, dans un autre registre (celui de la psychodynamique du travail) par C. Dejours (Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1993), qui développe l’idée selon laquelle la « banalisation du mal » (de l’injustice sociale) repose sur le consentement de chacun à participer au système, malgré la présence d’un « sens moral ». La peur et la précarisation sont à l’origine d’une souffrance dont chacun se défend en la niant chez autrui, donc en acceptant de « fermer les yeux » sur l’injustice sociale. On sait que cette thèse a été vivement discutée, notamment le parallèle fait par l’auteur entre la banalisation du mal dans le monde du travail contemporain et celle qui a caractérisé le système nazi. Cf. : DURAND J.-P., BASZANGER I., DEJOURS C., « Symposium sur Souffrance en France. La

banalisation de l’injustice sociale », Sociologie du travail, vol. 42, n° 2, 2000, pp. 313-340.

3 Le sentiment de malaise qui peut être éprouvé par les managers à cause de cette injonction est décrit dans PROCOLI A., « Du bon et du mauvais management. Un stage de formation au Centre national des Arts et Métiers », Ethnologie française, vol. XXX, n° 1, 2000, pp. 97-107. Il est également mis en scène dans le film de J.-M. MOUTOUT, Violence des échanges en milieu tempéré (2004).

un individu d’être à la fois plus isolé (par son rôle de contrôle des autres salariés) et plus interdépendant (puisque la réussite du projet nécessite le bon vouloir de tous). Concurrence et coopération sont donc plus que jamais en tension.

Le déplacement de la contrainte vers l’intériorité des salariés, ou « enrôlement des subjectivités1 » est un aspect souligné également par Danièle Linhart, qui rappelle que l’un des objectifs du management, objectif « plus sophistiqué et moins aisément repérable2 » que le seul contrôle disciplinaire, consiste à « s’employer à changer les salariés avant de changer le travail », en les amenant à « intérioriser les modes de raisonnement, les points de vue, le langage, les rationalités dominantes » de l’entreprise. Deux types de moyens sont mis en œuvre dans ce but : d’une part, il s’agit de minimiser l’emprise des collectifs sur les travailleurs (par exemple avec des politiques d’individualisation des salaires et des carrières, de mobilité systématique, ou avec l’instauration de lieux de sociabilité concurrents comme les groupes de réflexion et d’échange ou les cercles de qualité). L’idée est d’ « émanciper » les travailleurs de leurs collectifs naturels en les faisant participer à d’autres rapports sociaux plus conformes à l’esprit de l’entreprise. L’autre moyen consiste, par le biais de stages et de séminaires, à s’attaquer directement aux mentalités et aux identités, afin de transformer les collectifs en groupes subjectivement acquis aux intérêts de l’entreprise.

Il y a bien un changement profond par rapport au modèle taylorien : dans celui-ci, le collectif est à la fois un collectif de production et un collectif de contestation de l’ordre établi. D. Linhart avait proposé de considérer ce type d’engagement dans l’entreprise comme un « consentement paradoxal » (ou « participation paradoxale »), qui consiste à la fois à élaborer et mobiliser des savoirs empiriques et des capacités de micro-innovation pour améliorer les conditions et l’efficacité de la production, tout en exprimant une défiance et une distance par rapport aux règles du jeu de l’entreprise taylorienne. Il était possible aux travailleurs de servir

objectivement les intérêts de la production et de l’entreprise tout en conservant pour

eux-mêmes une subjectivité « réfractaire, récalcitrante et rebelle3 », appuyée sur des

1 SEGRESTIN D., « La normalisation de la qualité et l’évolution de la relation de production », Revue

d’économie industrielle, n° 75, 1996, pp. 291-307, cité in COURPASSON D., « Régulation et gouvernement des organisations. Pour une sociologie de l’action managériale », op. cit.

2 LINHART D., « A propos du post-taylorisme », op. cit.

valeurs communes (référence au métier, à la « belle ouvrage ») et des identités collectives. La nouveauté dans le modèle qui se dessine aujourd’hui est que « ce qu’on attend des salariés est une coopération consentante sur le plan subjectif1 ». Le

renversement est d’autant plus remarquable que dans l’ordre taylorien, la subjectivité individuelle était considérée au contraire comme le lieu de la faille potentielle, la faiblesse du système, et à ce titre combattue et niée.

Ce modèle qui valorise l’engagement du salarié en tant que personne, et donc accroît les attentes de chacun envers autrui, suppose, pour être vécu positivement, qu’en retour soit exprimée une reconnaissance pour le travail et l’investissement personnel fournis. Lorsque cela n’est pas le cas, les salariés peuvent éprouver un grand désarroi2, comme le montre O. Cousin en analysant le rapport au travail des salariés peu qualifiés des centres d’appel. Dans ces entreprises, on retrouve bien cette mobilisation subjective des salariés : on attend d’eux une « mise en scène de soi, qu’on leur demande de mettre au service de leur travail3 », et qui doit se manifester dans le fait d’être souriant, docile, calme, patient et même capable d’empathie avec les clients, débrouillard et dynamique. Or, les salariés estiment