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Les mutations conjuguées de l’emploi et du travail

« De nouveaux systèmes productifs ont émergé dans l’ensemble des pays industrialisés depuis le milieu des années 80. Ils mêlent les principes américain et nippon pour chercher à résoudre les deux crises du fordisme : la variabilité de la demande et la résistance des travailleurs ».

P. Askénazy1 Que se passe-t-il depuis un quart de siècle dans le monde du travail ? De nombreuses analyses convergent autour de plusieurs constats que l’on peut rassembler autour de deux points principaux : tout d’abord, on observe une remise en question de la norme juridique et sociale du contrat à durée indéterminée et à temps plein ; ensuite, la nature même du travail (et donc l’expérience que chaque acteur social peut en faire) se trouve affectée par des mutations profondes dans les modes d’organisation et de division des activités productives. Ces deux ensembles de phénomènes (qui sont en étroite interdépendance) amènent à réfléchir sur la nature et les conséquences – tant à l’échelle des parcours individuels qu’à celle de l’évolution sociétale – des modes de fonctionnement qui caractérisent aujourd’hui le monde du travail.

Ce chapitre propose donc de rendre compte des principales transformations de l’emploi (§1) et du travail (§2, 3 et 4) au cours des dernières décennies. L’objectif n’est pas d’en faire une description exhaustive ni même approfondie mais, en une synthèse orientée, d’en souligner les traits les plus saillants et de contribuer à leur interprétation sociologique.

1. Des contrats « atypiques » à la précarisation structurelle de

l’emploi

Le modèle salarial qui s’est progressivement développé en France à partir de 1945 est caractérisé par la norme de l’emploi stable (objectivé juridiquement dans le contrat à durée indéterminée) et à temps plein pour une immense majorité de la population active. Or, les dernières décennies ont vu se développer deux phénomènes majeurs : l’augmentation du chômage, et notamment du chômage de longue durée1 ; et celle des emplois dits « particuliers », « atypiques » ou « précaires2 ». Comment comprendre la nature, l’histoire et la portée de ces emplois « non typiques » auxquels renvoient aujourd’hui les usages communs quelque peu brouillés du terme « précarité » ?

Bernard Fourcade3 distingue trois grandes phases dans l’évolution des « situations particulières d’emploi » depuis 1945, et rappelle que « les phénomènes de particularité de l’emploi et de précarité ne sont pas nouveaux, mais [qu’ils] se présentent sous des formes en continuel renouvellement. En effet, la variabilité et la multiplicité des situations d’emploi est une donnée des sociétés industrielles, et leur transformation est au cœur des processus de changement qui caractérisent ce type de société ».

Retraçons quelques-uns des aspects majeurs de cette histoire qui montre effectivement la grande variabilité des formes et des sens de la « précarité » professionnelle.

1 Traiter du chômage en tant que tel n’est pas mon objectif ici. Je rappellerai simplement que le taux de chômage en France atteignait en mars 2002 près de 9% de la population active (et un peu plus de 8% avec la nouvelle définition européenne du BIT, cf. : CHARDON O., GOUX D., « La nouvelle définition européenne du chômage BIT », Économie et statistique, n° 362, 2003, pp. 67-83).

2 Les « formes particulières d’emplois », « nouvelles formes d’emploi » (expression recommandée par une circulaire ministérielle de 1993 pour remplacer pudiquement celle d’ « emplois précaires ») ou « emplois atypiques » sont les désignations institutionnelles de ce que l’on appelle couramment des « petits boulots » ou « emplois précaires ».

3 FOURCADE B., « L’évolution des situations d’emploi particulières de 1945 à 1990 », Travail et emploi, n° 52, 1992, pp. 4-19.

Au sortir de la guerre de 1939-19451, l’emploi « normal » n’existe pas en tant que tel. Les différentes situations d’emploi se déclinent entre deux pôles de référence, celui du travail indépendant et celui du travail salarié. Le premier rassemble les agriculteurs, artisans et commerçants, auxquels on peut associer les aides familiaux, les apprentis et les ouvriers agricoles. Le second regroupe les ouvriers et les employés. Très minoritaires et très à part sont les fonctionnaires et les ouvriers d’État. Par ailleurs, l’emploi stable n’est encore qu’une forme marginale, la mobilité (volontaire) de la main-d’œuvre étant très élevée. Mais cet emploi stable va peu à peu devenir un modèle d’aspiration pour les actifs : sur fond d’urbanisation, de croissance économique et de plein emploi, la construction juridique, sociale et économique de l’emploi typique se fera progressivement de 1945 à 1975, avec le passage d’une logique contractuelle individuelle liant l’employeur et le salarié à une logique fondée collectivement sur l’appartenance à l’entreprise. La durabilité de la relation de travail s’institutionnalise dans de nouvelles règles qui transforment les conditions de rupture d’un contrat. Le contrat à durée indéterminée s’instaure peu à peu comme norme, jusqu’à devenir l’essence même de la condition salariale.

C’est seulement à la fin des années 1970 que l’on commence à parler de « formes atypiques », par opposition à cette forme typique qui existe désormais. Pour qualifier les formes marginales d’emploi qui subsistent encore, mais aussi pour prendre en compte les nouvelles situations engendrées d’une part par la nécessité de trouver des compromis entre stabilité et flexibilité de l’emploi, et d’autre part par les mesures gouvernementales d’insertion professionnelle des jeunes, on commence alors à parler d’emplois qui sont « atypiques » au regard des trois principaux critères : la durée indéterminée du contrat, l’unicité de l’employeur, le temps plein.

L’éloignement à cette norme, qui peut combiner diversement les trois critères, peut être analysée autour de trois axes : l’axe de la précarité, c’est-à-dire de la non-durabilité du contrat de travail (CDD et intérim), l’axe de la durée du travail (temps partiels et temps intermittents), et l’axe de l’externalisation du travail, lorsque

1 L’histoire des situations d’emplois remonte bien évidemment beaucoup plus loin dans le temps, mais retracer une telle histoire dépasserait largement le cadre de ce travail. On se référera notamment à CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale, op. cit.; PINARD R., La révolution du travail. De

l’artisan au manager, Rennes, PUR, 2000 ; MARCHAND O., « Salariat et non-salariat dans une perspective historique », Économie et statistique, n° 319-320, 1998, pp. 3-11.

l’employeur est distinct de l’entreprise où s’effectue le travail (intérim, sous-traitance).

La définition même des emplois « particuliers » a donc évolué parallèlement à la nature des normes de référence. Il est important de noter que cette évolution, en même temps qu’elle a opposé peu à peu l’emploi « atypique » à l’emploi « normal », a vu se consolider le socle juridique et la protection sociale dans tous les types de contrat de travail.

Je reprendrai d’abord les deux premiers axes (durabilité du contrat et durée du travail) pour les caractériser au regard de leur histoire récente et de leur configuration actuelle.