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Une première hypothèse consisterait à tenter de maintenir le modèle salarial en s’efforçant de lui restaurer une stabilité, une cohérence et une efficacité qui, compte tenu des changements de diverse nature qui ont marqué les dernières décennies, doivent être ajustées aux tendances actuelles. Si la raréfaction des emplois est mise au centre de l’analyse, le partage du temps de travail s’impose alors comme une solution logique. Mais elle n’est pas sans poser de nombreux problèmes2, à

1 BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 28.

2 BOISARD P., « Partage du travail : les pièges d’une idée simple », in BOISARD P. (dir.), Le travail, quel

commencer par celui de la non-équivalence entre les emplois : il n’y a pas d’interchangeabilité mécanique entre des emplois qui supposent des qualifications et des expériences professionnelles hétérogènes. De plus, on a vu précédemment comment, dans certains cas, la réduction du temps de travail s’accompagne d’une intensification du travail qui n’est pas bénéfique pour les salariés sur le plan de leur santé et de leur bien-être. Enfin, même créatrice d’emplois, cette mesure n’est sans doute pas suffisante pour retrouver une situation de plein emploi.

Une autre façon d’envisager l’avenir consiste non plus à « panser » un salariat qui a quitté son apogée des Trente Glorieuses, mais à tenter de le repenser, en prenant acte du fait que l’emploi, qui s’inscrit désormais de façon irrégulière et discontinue dans les parcours individuels, n’est plus garant de protections tout au long de la vie. Dès lors, et si l’on veut que des protections continuent d’exister, il faut qu’elles soient relativement indépendantes de la situation professionnelle. C’est l’idée de « contrat d’activité » proposée par le rapport Boissonnat1, ou bien celle de « droits de tirage sociaux » développée par Alain Supiot2. Dans ces deux approches3, l’idée centrale est qu’il est nécessaire de construire un « au-delà de l’emploi » (A. Supiot), que l’on peut concevoir comme un mixte entre salariat et travail indépendant, et qui permettrait de conserver à la fois les protections et le statut du premier, la non-subordination et la libre mobilité du second. Désindexer les protections de la situation professionnelle ponctuelle (et changeante) permettrait alors de réintroduire de la continuité dans les parcours individuels, de « sécuriser les trajectoires » en évitant les ruptures de statut entre deux contrats de travail, et ainsi d’accompagner une mobilité qui ne soit pas une précarité (la formation tout au long de la vie est un support essentiel de ces approches). Des propositions similaires inspirées des modèles nord-européens de « flexisécurité » et des analyses de G. Esping-Andersen4 sont également portées en France par B. Gazier5 notamment6.

1 BOISSONNAT J. (dir.), Le travail dans vingt ans, Rapport du Commissariat général au Plan, Paris, Odile Jacob/La Documentation française, 1995.

2 SUPIOT A., Critique du droit du travail, op. cit. ; SUPIOT A. (dir.), Au-delà de l’emploi, Paris, Flammarion, 1999.

3 Que j’associe ici dans une présentation schématique, mais qui présentent des différences.

4 ESPING-ANDERSEN G., Les trois mondes de l’État-Providence, Paris, PUF, 1999, cité in MÉDA D., Le travail, Paris, PUF, 2004, p. 78.

5 GAZIER B., Tous « sublimes ». Vers un nouveau plein emploi, Paris, Flammarion, 2003.

6 Pour une vue d’ensemble de ces questions, cf. : YEROCHEWKI C. (dir.), Souplesse et sécurité de l’emploi :

Le diagnostic de mort annoncée du salariat est également partagé, mais dans une tout autre perspective, par un courant ultra-libéral anglo-saxon dont le représentant le plus connu en France est W. Bridges1. S’appuyant sur l’idée (objectivement fondée) que l’emploi salarié n’est qu’une des formes possibles du travail, ce courant considère la forme « salariat » comme d’ores et déjà périmée. Mais pour ces auteurs, c’est une bonne nouvelle, car cela va permettre de « libérer » le travail de ce carcan trop rigide et trop peu réactif. Il s’agit donc, en poussant encore davantage la logique de l’externalisation et du réseau, d’aller vers des formes de travail (et de travailleurs) plus fluides et plus mobiles, avec l’image du travailleur indépendant pour modèle d’aspiration, et le contrat commercial pour unique régulation. Dans cette vision, le travailleur n’appartient plus à une entreprise qui n’est plus qu’un répartiteur de projets : il est l’entreprise. Il est évident que cette conception jette avec l’eau du bain salarial l’ensemble des protections et des assurances sociales, des garanties et des régulations collectives élaborées pendant les deux siècles de conflits et de compromis qui ont fait l’histoire du salariat. Autant dire qu’il est difficile d’adhérer à une telle « solution ».

Un autre courant défend l’idée qu’il faudrait passer du concept de travail à celui d’ « activité » en favorisant, parallèlement à l’emploi classique, le développement d’activités « socialement utiles » dans un tiers-secteur spécifique où se déploieraient des « nouvelles formes de travail » essentiellement centrées sur des services aux personnes. Cette proposition est l’objet d’une vive critique de la part de R. Castel (entre autres), qui souligne le risque accru de dualisation entre le secteur des emplois « normaux » et un secteur « ghetto » exploitant les travailleurs (et, on peut le penser, surtout les travailleuses) d’une néo-domesticité régressive. Plus fondamentalement, en visant à procurer une activité à tous, cette approche néglige de s’interroger sur « les conditions qui font de l’emploi un vecteur de la dignité de la personne. Une société de "pleine activité" n’est pas pour autant une société de pleine dignité2 ».

Des suggestions qui pourraient sembler proches (dans le sens où elles prônent la création d’un secteur « à part ») sont développées au sein du courant théorique dit de l’ « économie sociale » (ou solidaire). Cependant il n’est pas question ici, pour

1 BRIDGES W., La conquête du travail, Village mondial, 1995.

exploiter des « gisements d’emplois », d’introduire la logique marchande dans les sphères où elle n’est pas encore présente, mais au contraire de « dé-marchandiser » le social, en contestant la prétention du capitalisme à investir aussi les échanges interpersonnels. Il s’agit donc, radicalement, de viser à ce qu’une partie au moins du travail ne relève plus de l’économie marchande, tout en gardant un réel souci d’efficacité économique. Encore peu développées, ces initiatives sont, selon T. Coutrot, « le gage précieux qu’une autre économie est possible1 » et présentent pour D. Méda « le considérable intérêt de remettre le travail au cœur des débats politiques2 ».

Ce ne sont là que quelques ébauches pour ouvrir une réflexion que je ne prolongerai pas ici, mais qui sont porteuses d’éventuels modèles d’avenir. Il me semble finalement que l’on peut souscrire au jugement de R. Castel, qui estime qu’ « il n’existe pas à ce jour d’alternative crédible à la société salariale », si l’on entend par « alternative » une organisation sociale radicalement différente, et si « crédible » signifie que ce modèle alternatif devrait être démocratique et répondre à la double exigence de progrès social et d’efficacité économique. Certaines des propositions que je viens d’évoquer très rapidement me semblent cependant constituer des pistes potentielles cohérentes et raisonnables pour préserver le modèle salarial tout en le réagençant. Le fait qu’elles nécessiteraient, pour devenir des réalisations effectives, une puissante volonté politique (internationale qui plus est) n’est pas le moindre des problèmes qu’elles soulèvent.

Une autre façon de réfléchir à l’avenir du salariat peut être trouvée dans les analyses récentes autour de l’idée de « qualité de l’emploi » et de « travail soutenable » ou « travail décent ». Ces approches me semblent particulièrement intéressantes dans la mesure où elles constituent une manière transversale de ressaisir l’ensemble des problèmes qui se posent autour de l’emploi et du travail, et qui ne sont pas uniquement quantitatifs. C’est d’abord au niveau de l’Organisation internationale du Travail et du Bureau international du travail (qui a lancé en 2000

1 COUTROT T., Critique de l’organisation du travail, op. cit., p. 87.

une campagne de promotion du « travail décent1 » dans le monde), puis des instances européennes, que ce concept a été développé. En 2001, le Conseil européen a élaboré une liste d’indicateurs de la qualité de l’emploi, articulés autour de dix dimensions qui concernent à la fois les aspects internes du travail, les caractéristiques de l’emploi, le dialogue social et la participation des travailleurs, la non-discrimination (sexuelle ou de toute autre nature) entre les travailleurs, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, mais aussi, parce que la qualité du travail doit être pensée tout au long de la vie (« travail durable »), la formation et les perspectives de carrière2. La notion de « travail soutenable » permet également de réfléchir aux critères qui rendent le travail supportable pour les travailleurs vieillissants, et aux moyens de favoriser l’emploi après 50 ou 55 ans. L’ensemble de ces réflexions vise à penser conjointement conditions de travail et place du travail dans la durée de la vie professionnelle : il y a là un enjeu majeur et un défi stimulant pour les sociétés construites autour du travail, dont la nôtre fait partie – peut-être plus pour longtemps ?