• Aucun résultat trouvé

a) Les nouveaux visages de la condition salariale

La dynamique de précarisation de l’emploi a été décrite dans le chapitre précédent. Je n’y reviens pas, sauf pour rappeler que cette précarisation ne concerne pas seulement les salariés qui y sont directement confrontés par le biais de leur contrat de travail2. Comme le chômage, elle représente un horizon menaçant pour ceux qui

1 CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 385.

2 Je rappellerai simplement que si l’on additionne le nombre de salariés travaillant en CDD, en intérim, en stages et contrats aidés et en temps partiel, c’est plus de 20% du salariat (auxquels bien sûr il faut ajouter les chômeurs) qui est aujourd’hui en dehors de la forme idéal-typique d’emploi de la société salariale, le CDI à temps plein.

disposent d’un emploi stable, et cette perception d’une menace est devenue l’une des composantes majeures du rapport au travail pour un grand nombre de salariés. Serge Paugam1 met cela en évidence en rappelant que l’insécurité de l’emploi a fortement augmenté depuis 30 ans. Ainsi, 1% des personnes en emploi en 1973 étaient au chômage en 1974. En 1997 (par rapport à l’année 1996), cette proportion est passée à 5% (et de 2% à près de 16% pour les moins de 25 ans). Le chômage de masse et les licenciements collectifs liés pour partie à la désindustrialisation des économies de marché occidentales sont entrés dans la conscience des travailleurs sous la forme d’une probabilité perçue de perdre son emploi. Comparant les résultats de l’enquête INSEE « Conditions de vie » (dite aussi « Situations défavorisées ») 1986-1987 et ceux de l’enquête qu’il a réalisée à l’Observatoire sociologique du changement (OSC) en 19952, S. Paugam montre que l’incertitude éprouvée par les salariés quant à l’avenir de leur emploi s’est accrue. A la question : « pensez-vous que dans les deux prochaines années, il y ait un risque pour que vous soyez licencié ? », les trois-quarts des 4855 salariés interrogés en 1986 avaient répondu « probablement non », tandis que près de 12% avaient estimé que ce risque existait (3,2% ont répondu « sans doute que oui » et 8,4% « peut-être que oui »). Environ 14% ont déclaré ne pas savoir. En 1995, alors que la même question a été posée à 1036 salariés, on s’aperçoit que si la structure des réponses n’est pas profondément modifiée, les résultats (toute prudence gardée quant à la comparaison d’échantillons différents) montrent une augmentation du nombre de salariés qui perçoivent une incertitude : la réponse « je ne sais pas » est choisie à près de 25%, tandis que la réponse « probablement non » représente moins des deux-tiers de l’échantillon (62%). L’incertitude s’est donc accrue, ainsi que le sentiment de risque3.

Dans notre échantillon midi-pyrénéen, une question similaire a été posée aux 200 salariés interrogés4. Il ne s’agissait pas précisément d’un risque de licenciement, mais plus largement du « sentiment de pouvoir perdre son emploi à court ou

1 PAUGAM S., Le salarié de la précarité, op. cit., pp. 79 et sq.

2 J’ai présenté brièvement cette enquête dans le chapitre précédent.

3 Ce constat est également formulé par J. Palmade et R. Dorval, qui ont mené deux recherches sur le rapport au travail (1977 et 1998) permettant une perspective longitudinale, cf. : PALMADE J., DORVAL R., « L’évolution du rapport au travail en vingt ans », Travail et emploi, n° 80, 1999, pp. 29-66 ; PALMADE J. (dir.),

L’incertitude comme norme, Paris, PUF, 2003.

4 Je rappelle que cet échantillon se compose pour moitié de personnes désignées comme « précaires » par les médecins du travail qui ont administré le questionnaire.

moyen terme ». 31% des salariés ont répondu par l’affirmative et 10% n’ont pas répondu1.

Il est intéressant de rapporter ces résultats au statut de l’emploi des répondants. On n’est pas étonné de constater que les personnes en contrat précaire (CDD, intérim et contrat aidé) sont plus nombreuses à percevoir un risque ou une incertitude (53% dans notre enquête, et près de 70% dans l’enquête OSC), mais deux autres remarques peuvent être faites : d’une part, il est essentiel de prendre acte du fait que la perception d’un risque existe aussi chez des salariés en CDI (près de 12% dans l’enquête OSC, 20% dans l’enquête toulousaine2). D’autre part, comment comprendre les réponses des salariés qui, tout en ayant un contrat précaire, déclarent ne pas percevoir de risque pour leur emploi (et qui représentent tout de même plus de 30% de l’échantillon OSC et 47% dans notre enquête) ? Sur ce point, Serge Paugam propose une interprétation qui repose sur le fait qu’une part non négligeable (environ 15%) des salariés en CDI ont été auparavant employés dans la même entreprise en contrat précaire. On peut donc comprendre l’optimisme de ceux qui, malgré un emploi précaire, pensent que leur intégration dans l’entreprise est relativement assurée. Dans le cas de l’enquête toulousaine, cette hypothèse est sans doute à retenir également, mais nous ne disposons pas des moyens de la vérifier3. Une autre piste réside dans la formulation de la question, qui laissait une large part à la subjectivité des répondants quant à l’estimation du « court ou moyen terme » : il est possible par exemple que les personnes ayant un contrat d’assez longue durée (plus d’un an pour certains) considèrent que la fin du contrat, donc le moment de la perte de l’emploi, relève du long terme4. On peut rappeler également que plusieurs personnes ont déclaré ne pas connaître la date de fin de leur contrat. Enfin, sur un autre registre, l’analyse qualitative du questionnaire ainsi que les entretiens suggèrent que certaines personnes ont interprété la question de la façon suivante : « pensez-vous que, par votre faute, vous risquez de perdre votre

1 On sait, grâce aux annotations portées sur les questionnaires, que certaines de ces non-réponses correspondent à un « ne sait pas », et d’autres à un « sans objet » lorsque des salariés en contrat précaire ont estimé que leur contrat étant par nature non durable, cette question ne les concernait pas.

2 L’enquête a été effectuée environ 5 ans après celle de S. Paugam, et dans un contexte d’emploi globalement plus favorable.

3 De même que nous ne pouvons pas, comme le fait S. Paugam, rapporter les réponses des salariés à la perception qu’ils ont du développement ou du déclin de leur entreprise. Dans l’enquête OSC, il apparaît très clairement que lorsque l’entreprise est jugée en déclin, le risque perçu de licenciement est fortement accru.

4 Cette hypothèse n’est cependant pas confirmée : on ne trouve pas moins de salariés percevant un risque pour leur emploi parmi ceux qui ont des contrats de longue durée (plus d’un an). Mais ces derniers étant peu nombreux, ce résultat manque de fiabilité statistique.

emploi... ». L’idée de « perdre son emploi » aurait été associée à une perte « anormale », non prévisible, autre que celle induite par la simple durée du contrat. Et dans ce sens, on peut comprendre que les salariés, ayant presque tous par ailleurs le sentiment d’être assez compétents pour l’emploi qu’ils occupent, n’envisagent pas une rupture anticipée de leur contrat.

L’une des caractéristiques de la société salariale, à savoir l’assurance que pouvaient avoir les travailleurs d’une certaine sécurité de leur emploi, est donc fortement affaiblie à la fois factuellement par le développement structurel de la précarité de l’emploi, et au niveau des représentations par la diffusion d’une menace perçue par tous.

On a vu également que la précarisation de l’emploi ne se résume pas à la montée en nombre des emplois précaires, mais relève aussi, avec les nouvelles formes de travail indépendant et de sous-traitance, d’une dynamique de dérégulation1 que le droit du travail peine à appréhender2. Alors que la construction du modèle salarial avait consisté armer le passage du « travail » (comme prestation individualisée « au jour la journée ») à l’ « emploi » (comme statut collectif inscrit dans un contrat soumis à un ordre public), il semblerait que l’on assiste aujourd’hui au mouvement inverse : un retour à la prestation de travail simple, accompagnée d’une protection moindre, non inscrite dans une relation stable3. Pour une partie des travailleurs en tout cas : c’est ce que conceptualisent les approches autour de la notion de segmentation ou de dualisation du marché de l’emploi. Il y aurait désormais d’une part un « noyau dur » de salariés permanents, qualifiés, protégés, intégrés dans les entreprises et disposant de perspectives de carrière (des « insiders »)4, et tout

1 Précarisation et dérégulation sont en effet des processus bien différents : « rien n’est plus régulé que l’intérim aux Pays-Bas, en France, en Allemagne, en Belgique (...) La vraie menace qui pèse sur les standards du contrat de travail et de la relation d’emploi, en quelque sorte sur le contrat à durée indéterminée à temps plein et la protection sociale qui lui est attachée, c’est peut-être moins la dérégulation et la suppression des protections sociales que la "triangulation" de la relation d’emploi, l’externalisation de la gestion de la main-d’œuvre hors des responsabilités de l’entreprise utilisatrice, avec tous les risques de dilution des responsabilités sociales de l’employeur qui l’accompagnent », in LEFÈVRE G., MICHON F., VIPREY M.,

Les stratégies des entreprises de travail temporaire, op. cit., p. 119.

2 SUPIOT A., Critique du droit du travail, Paris, PUF, 1994.

3 B. Appay propose le concept de « labilité productive » pour désigner une forme ultime de la flexibilité, dans laquelle le rapport salarial serait affranchi des négociations et des régulations qui l’ont historiquement construit. Cf. : APPAY B., « Précarisation sociale et restructurations productives », op. cit., p. 548.

4 Il ne faut pas oublier que ces salariés qui apparaissent comme « privilégiés » ne sont par ailleurs pas épargnés par les effets de l’intensification du travail. De plus, il ne manque pas de voix néolibérales pour déplorer encore le manque de flexibilité du contrat à durée indéterminée, et pour réclamer d’autres assouplissements du droit du travail au nom du droit au travail.

autour une (ou deux, selon les auteurs1) périphérie de travailleurs temporaires, de sous-traitants et de travailleurs indépendants sur qui le risque (naguère mutualisé) est reporté, une nébuleuse d’ « outsiders », de « travailleurs contingents », d’« intérimaires permanents », relégués aux marges du salariat, « renvoyés au travail marchandise et à l’assistance2 ». Bien sûr, le marché de l’emploi a toujours été traversé de différenciations entre plusieurs catégories de travailleurs3, en ce sens le principe de la segmentation n’est pas nouveau. Ce qui l’est davantage, c’est le caractère de plus en plus structurel et généralisé4 de ces divisions, inscrites à la fois dans l’organisation du travail et dans les politiques publiques en matière d’emploi, et le fait qu’elles reposent désormais au moins autant sur le statut de l’emploi que sur la nature du travail5. Je reviendrai un peu plus loin sur ce point. A travers cette fragilisation et cet éclatement de la condition salariale, c’est « l’ensemble de la société salariale, définie non pas par le seul travail salarié, mais bien plutôt par l’emploi (indistinctement travail salarié et travail indépendant), donc ce montage particulier de travail et de protection déterminant une situation de sécurité, qui est remis en cause6 ».

Un autre aspect fondamental de la condition salariale réside dans l’association qu’elle instaure entre emploi et revenu. Or, le fait d’avoir un emploi n’est plus aujourd’hui garant d’un niveau de vie matériel minimum : on voit ainsi réapparaître des formes de pauvreté dans le travail, des « travailleurs pauvres », qui étaient 1 305 000 en 19967 (dont 60% de femmes). Il est frappant de constater que les deux-tiers de ces personnes ont pourtant occupé un emploi (en tant que salarié dans 60% des cas) continûment pendant les 12 derniers mois : la pauvreté

1 BERNARD BRUHNES CONSULTANTS, L’Europe de l’emploi, Paris, Éditions d’Organisation, 1994 ; MICHON F., « Les marchés du travail », in PAUGAM S. (dir.), L’exclusion. L’état des savoirs, op. cit., pp. 239-247.

2 SUPIOT A., « Du bon usage des lois en matière d’emploi », Droit social, n° 3, 1997, p. 232.

3 PIORE M., SABEL C., Les chemins de la prospérité, Paris, Hachette, 1984, cité in COUTROT T., Critique de

l’organisation du travail, op. cit. ; MARUANI M., REYNAUD E., Sociologie de l’emploi, Paris, La Découverte, 3e

éd. 2001.

4 C’est-à-dire transversal aux secteurs d’activité, cf. : CASES C., MISSÈGUE N., « Une forte segmentation des emplois dans les activités de services », Économie et statistique, n° 344, 2001, pp. 81-108.

5 Au passage, on peut souligner que cette dissociation travail/emploi fonde la pleine pertinence d’une sociologie de l’emploi qui, pourrait-on dire, commence là où s’arrête la sociologie du travail.

6 MÉDA D., « Travail, emploi, activité : de quoi parle-t-on ? », in Données sociales 1996, op. cit., p. 107.

7 Le seuil de pauvreté correspond ici à la moitié du niveau de vie (tous les revenus moins les impôts directs) médian de l’ensemble des ménages, soit 3500 F pour une personne seule en 1996. Les chiffres sont issus de l’enquête INSEE/DGI « Revenus fiscaux ». Cf. : LAGARENNE C., LEGENDRE N., « Les "travailleurs pauvres" », op.

cit. Des mêmes auteurs : « Les travailleurs pauvres en France : facteurs individuels et familiaux », Économie et statistique, n° 335, 2000, pp. 3-25.

n’est donc pas liée uniquement à l’alternance entre emploi et chômage1 ou au travail à temps partiel2, mais aussi à la faiblesse des revenus procurés par l’emploi (ou les emplois successifs). Le CDI, même à temps complet, n’évite pas d’être pauvres à tout de même 270 000 travailleurs.

Si l’on prend comme repère non plus le seuil de pauvreté, mais le SMIC, ce sont plus de 3,5 millions de personnes en emploi (et parmi elles, 80% de femmes) dont le revenu est inférieur à cette somme.

Au-delà des chiffres eux-mêmes, c’est donc un revirement lourd de sens que connaît la société salariale, qui se manifeste de façon frappante dans le fait que depuis 1993, les salariés sont plus souvent pauvres que les retraités3.

La stabilité professionnelle ainsi que la sécurité matérielle ne sont donc plus des composantes assurées de la condition salariale. Ce changement des conditions est-il adossé à une permanence des positions4 sociales dans une société salariale qui, à bien des égards, n’est plus ce qu’elle a été ? C’est une très vaste question, objet de nombreux et très riches débats, que celle de savoir quelle pertinence peut encore avoir aujourd’hui une approche sociologique en termes de « classes sociales ». J’en reprendrai les principales lignes en suivant l’exposé instructif qu’en donne Louis Chauvel5, puis je proposerai quelques réflexions sur la thématique de l’ « exclusion ».

1 BREUIL-GENIER P., « Les variations des revenus individuels entre périodes de chômage et d’emploi »,

Économie et statistique, n° 348, 2001, pp. 61-79.

2 COLIN C., « Les salariés à temps partiel : combien gagnent-ils ? », INSEE Première, n° 549, 1997.

3 HOURRIEZ J.-M., « Plus de ménages pauvres parmi les salariés, moins chez les retraités », INSEE Première,

n° 761, 2001.

4 COUTROT L., « Les catégories socioprofessionnelles : changement des conditions, permanence des positions ? », Sociétés contemporaines, n° 45-46, 2002, pp. 107-129.

5 CHAUVEL L., « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n° 79, 2001, pp. 316-359. Voir également le précieux ouvrage de synthèse : BOUFFARTIGUE P. (dir.), Le retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2004.