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Chapitre 3 Géographie des acteurs et des établissements liés au milieu de la prostitution à Québec, 1919-

1. Un véritable Red Light ? La Basse-Ville et la prostitution à Québec de 1919 à 1938

1.3 Saint-Roch: le quartier préféré des tenanciers

L'analyse de nos données judiciaires révèle que la majorité des hommes impliqués dans la prostitution habitent la Basse-Ville, mais pouvons-nous en dire autant des bordels qu'ils fréquentent ? Dans cette section, nous tentons donc de localiser les différents lupanars présents sur le territoire de la Vieille Capitale au cours de l'entre-deux-guerres.

En examinant notre échantillon constitué de 20% de l’ensemble des infractions répertoriées et plus précisément les données relatives à la répartition de ces établissements, la première chose qu'on aperçoit c'est l'importance que prend Saint-Roch par rapport aux autres quartiers356. Entre 1919 et 1938, près de deux bordels sur trois se trouvent sur son territoire. Ceux-ci sont localisés sur plus d'une dizaine de rues différentes, mais ils sont situés généralement à l'est de Dorchester et au sud de Richardson. L'activité

356 Afin de pouvoir déterminer l'emplacement des différents lupanars en opération à Québec, nous avons

retenu les adresses liées à toutes les infractions répertoriées et ce pour tous les types de délit, incluant la catégorie « prostitution indéfinie ». Ainsi, sur 492 infractions répertoriées, nous avons retenu 74 adresses différentes. Sur ces 74 adresses, 47 sont situées dans Saint-Roch, 11 sont situées dans Champlain, 9 sont situées dans Saint-Jean-Baptiste, 4 sont situées dans Saint-Sauveur, 2 sont situées dans Limoilou et 1 seule est située dans Montcalm. Par ailleurs, lorsque les policiers effectuaient une descente dans une maison malfamée, il était possible que plusieurs individus soient appréhendés en même temps. Par conséquent, lorsque plusieurs infractions étaient commises à la même adresse et ce, pour une seule et même journée, nous ne comptions cette adresse qu'une seule fois. Cela dans le but que nos résultats soient plus

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prostitutionnelle semble particulièrement intense sur les rues Saint-Vallier, Saint-Roch, Saint-Joseph et Sainte-Marguerite, quatre rues qui se trouvent à proximité les unes des autres. Pour l'ensemble de la période étudiée, nous avons répertorié sur chacune d'entre elles entre trois et neuf bouges différents357. Par ailleurs, il arrive que ces établissements soient eux-aussi situés relativement proches les uns des autres. Cela est notamment le cas pour les rues Saint-Vallier et Saint-Joseph où ces derniers sont séparés à peine par un ou deux pâtés de maisons. Est-ce que cette présence accrue de lupanars dans cette partie de la ville a quelque chose à voir avec l'activité économique intense qui se déroule sur St- Joseph et, dans une moindre mesure, sur Saint-Vallier à la même époque ? Il faut en effet mentionner qu'entre le tournant du XXe siècle et le début de la Seconde Guerre mondiale, la rue St-Joseph constitue l'une des principales artères commerciales de la ville de Québec. Les nombreuses boutiques et magasins qui s'y trouvent et dont plusieurs sont dotés de toutes les améliorations modernes de l'époque - comme la lumière électrique et les élévateurs - ne manquent pas d'exercer un fort pouvoir d'attraction sur les contemporains358.

Loin derrière Saint-Roch se trouve Champlain qui englobe 15% du total des maisons de débauche répertoriées. Ainsi, malgré que ce quartier soit, entre 1919 et 1938, le moins peuplé de la ville, il abrite la deuxième proportion la plus importante de ces établissements utilisés à des fins de prostitution. Parallèlement, on remarque qu'à l'instar de ce qui passe dans le quartier voisin, la majorité des bordels présents dans Champlain semble regroupée dans une zone relativement restreinte délimitée par la rue Saint-Roch à l'ouest et la rue Henderson à l'est359. En fait, la section de la rue Saint-Paul qui se trouve à l'intérieur de cet espace paraît être particulièrement prisée par les tenanciers. Il en est de même pour ce qui est de la rue Saint-Vallier située un peu plus au sud. De plus, les rues

357 Les données que nous avons recueillies montrent toutefois qu'il est assez rare qu'un même bouge soit

visité plus d'une fois par la police. En fait, cela arrive juste une fois, dans un établissement situé au 33 rue Saint-Roch. Les constables municipaux y opérèrent une descente à trois reprises sur une période de vingt ans. Cet aspect du phénomène de la prostitution dans la Vieille Capitale à savoir que les mêmes bordels pouvaient être visités plusieurs fois par la police - particularité soulevée par le détective Louis Rochette lors du procès en cour d'appel de Berthe Pelletier - ne semble donc pas se refléter dans nos sources.

358 Bonnette (dir.), Saint-Roch, p. 26.

359 Nous avons répertorié sur cette portion territoire 8 des 11 bordels en opération dans le quartier

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Lacroix et Henderson qui sont positionnées perpendiculairement à ces deux artères constituent un autre lieu où l'activité prostitutionnelle semble être plutôt intense.

Carte 3: Localisation d'une partie des bordels situés en Basse-Ville de Québec, 1919- 1938360

Légende: Nous apercevons sur cette carte la partie est du quartier Saint-Roch ainsi que l'extrémité nord du quartier Champlain. Les rues en bleu, soit Saint-Vallier et Saint-Roch, sont celles sur lesquelles nous avons répertorié respectivement 9 et 5 bouges différents. Les rues en rouge sont celles sur lesquelles nous avons répertorié entre 2 et 4 bouges différents. À noter que les noms des rues Saint-Paul, Henderson et Lacroix situées au bas de la carte ne sont pas indiqués.

Par conséquent, il est possible d'affirmer que durant l'entre-deux-guerres, une proportion importante des bordels présents sur le territoire de la Basse-Ville sont concentrés dans une zone relativement petite. Cet espace est situé à cheval entre la partie sud-est du quartier Saint-Roch et la partie nord du quartier Champlain (carte 4). Cependant, puisque près de 40% des maisons de débauche répertoriées se trouvent à l'extérieur de cette zone,

360 Source de la carte: Bibliothèque de l’Université Laval, Auteur: D. Boucher. Année: 1928. No. de

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nous ne pouvons mentionner la présence d'un véritable Red Light à Québec comme c'est le cas au même moment dans la métropole montréalaise361.

La quasi-totalité des bouges répertoriés en Haute-Ville se trouvent dans Saint-Jean- Baptiste. À l'ouest de l'avenue Salaberry, sur l'ensemble du territoire de Montcalm ne semble exister qu'un seul et unique bordel, localisé sur le chemin St-Cyrille362. Mais comment expliquer que ce quartier soit exempt de ce type d'établissements ? Est-ce lié à son visage socio-économique ou est-ce plutôt le reflet d'une activité policière moins intense dans cette partie de la ville ? Il est encore une fois difficile de le dire. Dans une communication qui porte sur l'administration de la justice à Québec entre 1900 et 1950, Donal Fyson met toutefois de l'avant des statistiques qui peuvent nous éclairer à ce sujet. Il montre que non seulement les postes de quartier sont moins nombreux dans Montcalm, mais que le taux d'arrestations y est aussi beaucoup plus bas en comparaison de celui des quartiers populaires comme Saint-Roch, Saint-Sauveur et Limoilou363.

Dans Saint-Jean-Baptiste, on note la présence de maisons de prostitution dans la partie la plus ouvrière du quartier, sur la rue Lavigueur. Il est toutefois étonnant de voir que ces établissements sont encore plus nombreux du côté sud de la rue St-Jean, dans la portion où l'on retrouve quantité de bâtiments administratifs en plus des résidences d'une partie des élites364 (carte 4). Certains d'entre eux sont même localisés à l'intérieur des fortifications de la ville (carte 5). C'est d'ailleurs dans cette zone que les policiers effectuent une descente importante en 1936, évènement qui ne manque pas de faire sensation à la Haute-Ville365. En effet, dans la soirée du samedi 14 novembre 1936, les policiers municipaux de concert avec les détectives de la Sûreté provinciale font irruption dans la salle de danse de l'Hôtel Victoria situé à l'intersection de la rue St-Jean et de la Côte-du-Palais. Ils y arrêtent 24 individus dont les trois quarts sont des femmes.

361 Voir Lévesque, « Éteindre le Red Light », p. 191.

362 Le boulevard René-Lévesque était anciennement connu sous le nom de chemin Saint-Cyrille.

363 Donald Fyson, Police, élites et espace public dans la ville de Québec, 1858-1965: du contrôle social au

contrôle d'image, Université Libre de Bruxelles, (ARC-Élites dans la ville), 2010-04-20. p. 4-5.

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En fait, sur les 9 bordels répertoriés dans Saint-Jean-Baptiste, 5 sont situés au sud de la rue Saint-Jean, 3 sont situés sur la rue même tandis qu'un seul est situé au nord.

365 Pour reprendre le titre de l'article qui sera publié à ce sujet deux jours plus tard dans le journal Le Soleil.

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Toutefois, le caractère spectaculaire de cet évènement vient également de la renommée de l'établissement qui à cette époque, constitue avec le Clarendon et l'Hôtel Saint-Roch, l'un des plus importants hôtels de Québec366.

Carte 4: Localisation des bordels situés dans la partie ouest du quartier Saint-Jean- Baptiste, 1919-1938367

Légende: Les rues en rouge sont celles sur lesquelles nous avons répertorié au moins un bordel. À noter que la rue Lavigueur était anciennement connue sous le nom de rue Sainte-Cécile.

Enfin, il faut souligner la faible présence de bordels dans Saint-Sauveur et Limoilou. Ensemble, ces deux quartiers n'englobent que 8% du total des établissements répertoriés. Ainsi, force est d'admettre que la croissance urbaine et démographique que connaissent ceux-ci durant les trois premières décennies du XXe

n'a pas engendré un déplacement des

366 Valérie Laflamme, Vivre en ville et prendre pension à Québec aux XIXe

et XXe siècles, Paris,

L'Harmattan, 2007. p. 107.

367 Source de la carte: Bibliothèque de l’Université Laval, Auteur: D. Boucher. Année : 1928. No. de

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activités prostitutionnelles vers l'ouest de la ville ou encore vers le nord, de l'autre de côté de la rivière Saint-Charles.

Carte 5: Localisation des bordels situés dans la partie est (à l'intérieur des fortifications) du quartier Saint-Jean-Baptiste, 1919-1938368.

Légende: Les rues en rouge sont celles sur lesquelles nous avons répertorié au moins un bordel.

La comparaison de nos données avec celles avancées par Boulianne laisse croire qu'entre 1850 et le début de la Seconde Guerre mondiale, la géographie du vice dans la Vieille Capitale n'a pas, d'un point de vue global, beaucoup évoluée369. Effectivement, celui-ci

368 Source de la carte: Bibliothèque de l’Université Laval, Auteur: D. Boucher. Année : 1928. No. de

notice: 01-1703845

369 Malheureusement, le nombre très faible d'études qui porte sur la prostitution pour les années 1870 à

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montre qu'entre 1850 et 1870, les bordels en opération sont principalement localisés dans les quartiers Saint-Roch, Saint-Jean-Baptiste et Champlain370. Il souligne également l'importance de la rue Saint-Joseph qui, déjà cette époque, paraît être un lieu phare de la prostitution.

Graphique 13 : Répartition spatiale des bordels visés par la police dans la ville de Québec, par quartier, 1919-1938

En revanche, si nous regardons de façon un peu plus attentive la disposition des bordels à l'intérieur même des quartiers, des changements significatifs apparaissent en regard de la situation qui prévalait près d'un siècle plus tôt. Durant le troisième quart du XIXe siècle, on remarque par exemple que dans Saint-Roch, ces établissements n'étaient pas concentrés dans la partie sud-est du quartier. Au contraire, ces derniers semblaient situés plus à proximité du versant nord de la rivière Saint-Charles, sur les rues Prince-Édouard,

cette période. Quant au mémoire d'Allen, bien qu'il porte sur le phénomène de la prostitution, il ne fournit pas d'information sur l'emplacement géographique de ce type d'établissements.

370 Boulianne, « La répression des bordels », p. 36-37. Il reste que les statistiques qu'il met de l'avant ne

nous permettent pas de savoir si le nombre de bordels était beaucoup plus important dans Saint-Roch que dans les autres quartiers de la ville, comme c'est le cas entre 1919 et 1938.

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des Commissaires et de la Reine371. Du côté du quartier Champlain, la disposition des bouges a également évolué considérablement. Entre 1850 et 1870, ceux-ci étaient tous localisés dans le secteur du Cap-Blanc, notamment sur les rues du Petit-Champlain et Sault-au-Matelot372. Durant l'entre-deux-guerres, ils sont plutôt regroupés comme nous venons de le voir à l'autre extrémité du quartier, soit dans le secteur du Bassin Louise non loin de la Côte-du-Palais. Nous pouvons supposer que le déclin des activités du port qui commence à se faire sentir dès le début de la décennie 1850 et la chute démographique qui s'ensuit participent à expliquer la disparition des maisons de débauche situées au pied de la colline de Québec. Un autre facteur qui peut avoir encouragé le déplacement de ces établissements réside peut-être dans la nature des entreprises qui, à partir de la décennie 1870, s'installent dans cette zone à proximité du fleuve. En effet, au début du XXe siècle, nombreuses sont les institutions bancaires et les compagnies d'assurances qui ont pignon sur rue dans le Petit Champlain, notamment sur la rue Saint-Pierre373. Il est possible que ces entreprises ainsi que les classes aisées qu'elles desservaient aient fait fuir certains tenanciers et tenancières. Enfin, la situation paraît avoir changé dans Montcalm également. Boulianne mentionne qu'il y avait quelques maisons malfamées en opération sur le territoire situé à l'ouest de la rue Salaberry au cours des années 1860374. Cela montre par conséquent que cette partie de la ville n'a pas toujours été exempte de ce type d'établissements.

En somme, on constate que durant l'entre-deux-guerres, les bordels en opération dans la Vieille Capitale sont situés en grande majorité dans le secteur de la Basse-Ville. Près de 90% d'entre eux s'y trouvent. Aussi, à l'image des données relatives au lieu de résidence de l'ensemble des hommes impliqués dans la prostitution, on remarque que Saint-Roch semble être le quartier privilégié des tenanciers. Par conséquent, il est possible d'affirmer qu'en Basse-Ville, une bonne partie des bouges sont installés à proximité de leur clientèle. En Haute-Ville, la situation est différente. L'absence quasi-totale de lupanars sur le territoire de Montcalm oblige les hommes qui y vivent à se rendre dans le quartier

371 Ibid., p. 38-40. 372 Ibid.,

373 Courville et Garon, Québec, ville et capitale, p. 41. 374 Boulianne, « La répression des bordels », p. 39.

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voisin - Saint-Jean-Baptiste - ou encore à descendre en Basse-Ville pour pouvoir profiter de ce type de « services ».