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Chapitre 2 Caractéristiques des acteurs liés au milieu de la prostitution à Québec, 1919-1938

1. Une affaire de femmes Vraiment ? Caractéristiques socio-économiques et évolution du visage de

1.2 Et une fois devant le juge

Lorsque vient le temps pour le magistrat de prononcer un verdict ainsi qu'une sentence, plusieurs facteurs directs ou indirects peuvent influencer sa décision. Il y a par exemple la récidive, la nature du délit, l'âge des accusés, le sexe, les liens qu'ils entretiennent entre eux302 ou encore l'intervention d'un tiers parti303. Idéalement, il faudrait mesurer l'impact de chacun de ces facteurs et voir s'ils s'influencent mutuellement, mais pour faire cet exercice, nous devons avoir accès aux dossiers judiciaires ainsi qu'aux registres d'écrous. Or comme nous l'avons déjà dit, ces sources nous sont inaccessibles. En conséquence, nous nous concentrerons sur les deux facteurs suivants; soit le sexe de l'individu et son appartenance à l'univers de l'offre ou la demande tel qu'exposé précédemment.

1.2.1 Le verdict: tout le monde coupable... ou presque

D'abord, d'un point de vue global, il faut dire qu'entre 1919 et 1938, la grande majorité des infractions liées à la prostitution aboutissent à un verdict de culpabilité. En se basant sur notre échantillon, nous avons découvert que celles-ci représentent 80% de l'ensemble des infractions que nous avons répertoriées. De plus, en termes de proportion, ce type de verdict semble ne semble pas être plus fréquent chez les hommes responsables de la demande que chez leurs homologues responsables de l'offre. Du côté des femmes, la situation est légèrement différente. Celles-ci sont déclarées coupables dans 82% des cas contre 76,5% en moyenne du côté des hommes.

Par ailleurs, il est assez rare que les accusés soient disculpés. Que les infractions soient commises par les individus qui appartiennent à l'offre ou non, ce type de verdict est préféré aux autres dans seulement 5% des cas. Le reste des infractions répertoriées durant

302 Par exemple, une mère qui se prostitue aux côtés de ses filles peut être considérée aux yeux d'un juge

comme un facteur aggravant.

303 Comme mentionné dans l'introduction, cela semble être souvent le cas, du moins selon l'opinion du juge

P-A Choquette qui va même jusqu'à faire une sortie dans l'un des quotidiens de la Vieille Capitale afin de dénoncer cette pratique.

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l'entre-deux-guerres se soldent par aucune peine304. Ainsi, il est possible d'affirmer que dans 15% des cas, il n'y a aucune sanction pénale pour les gens qui commettent des infractions relatives à la prostitution.

Graphique 7 : Types de verdicts chez les hommes et les femmes selon qu'ils sont responsables de l'offre ou la demande, 1919-1938

Marie-Joëlle Côté, qui a analysé le phénomène de la prostitution en Mauricie entre 1850 et le début de la Grande Guerre, met de l'avant des données assez différentes des nôtres, surtout en ce qui a trait aux individus de sexe masculin. Selon les sources qu'elle a consultées, c'est 40% des hommes arrêtés au cours de cette période qui sont disculpés, tandis que du côté des femmes, c'est seulement 20%305. Bref, à Québec durant l'entre-

304Nous avons créé cette catégorie afin de regrouper toutes les infractions qui aboutissent aux verdicts

suivants : « abandonné », « libéré », « suspendu », « renvoyé » et « retiré ». Ce choix est justifié par le fait que ces verdicts n'engendrent pas, dans les faits, de conséquences concrètes pour les accusés. Dans ce sens, cette catégorie est similaire à celle englobant les verdicts de non-culpabilité.

305 Marie-Joëlle Côté, Le commerce du sexe en Mauricie (1850-1916): pratiques sociales et répression

étatique, Mémoire de maîtrise, Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 2013. p. 90. Il est

par contre important de mentionner que Côté ne fait pas de distinction entre les clients et le reste des individus liés au milieu prostitutionnel.

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deux-guerres, ni le sexe ni le fait de se retrouver du côté de l'offre ou encore de la demande ne paraît influencer les types de verdicts qu'émettent les juges.

1.2.2 Des sentences qui varient énormément

Entre 1919 et 1938, les sentences attribuées aux gens qui sont liés au milieu prostitutionnel sont très variées. Certains doivent s'acquitter d'une amende qui varie entre un et cent dollars tandis que d'autres sont obligés de purger une peine d'emprisonnement allant de quelques jours à six mois. De plus, plusieurs personnes se voient donner le choix entre l'une ou l'autre de ces peines. En conséquence, nous nous sommes basés sur l’échantillon constitué de 20% de l’ensemble des infractions répertoriées et nous avons procédé à une catégorisation des sentences identifiées dans les sources afin de faciliter l'analyse des données306. Rappelons que durant l'entre-deux-guerres la période d'emprisonnement la plus longue prévue par le Code criminel pour un délit lié à la prostitution est de dix ans.

De prime abord, il est intéressant de constater que parmi les individus qui génèrent l'offre, les hommes se voient attribuer une peine de détention trois fois plus souvent, en termes de proportion, que les femmes. Cependant, la plus forte distinction se situe encore une fois entre l'offre et la demande. Les clients ne se font jamais indiquer le chemin de la prison. De plus, ils se voient enjoints de payer une amende 6 fois sur 10, soit en moyenne près de deux fois plus souvent que les tenanciers et tenancières, les proxénètes et les prostituées. Est-ce le résultat de l'attitude plus conciliante que certains magistrats tels que Charles Langelier semblent manifester vis-à-vis les hommes qui ont recours aux activités vénales?

Cette différence entre le taux d'incarcération des clients et celui des prostituées était déjà perceptible cinquante années plus tôt. En effet, les recherches effectuées par Allen révèlent qu'au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle, le taux d'incarcération

306 En premier lieu, nous avons créé trois catégories : « amende », « prison », « les deux ». Ensuite, nous

avons subdivisé les deux premières catégories afin d'obtenir des résultats plus précis. C'est ainsi que pour la catégorie « amende », nous obtenons les sous-catégories suivantes : « moins de 25$ », « 25$ à 49$ », « 50$ à 99$ », et « 100$ et plus ». Quant à la catégorie « prison », nous avons identifié les sous-catégories suivantes : « moins de 1 mois », « 1 mois », « 2 mois », « 3 mois », et « 6 mois ».

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pour le même délit, soit d'avoir fréquenté une maison de débauche était nettement inférieur chez les individus de sexe masculin307.

Par ailleurs, soulignons qu'il n'y a de façon globale qu'une très faible proportion de gens qui sont condamnés à la prison uniquement. Toutes catégories confondues, ce type de sanction est préféré dans à peine un peu plus de 9% des cas. Les accusés qui défilent devant les juges sont donc la plupart du temps punis d'une amende ou encore ils se voient donner le choix entre une amende ou la prison.

Graphique 8 : Types de sentences chez les hommes et les femmes selon qu'ils sont responsables de l'offre ou la demande, 1919-1938

Maintenant, si on regarde plus en détails le montant des amendes ainsi que la durée des peines d'incarcération, les résultats semblent plus révélateurs. Dans un premier temps, on voit que les amendes paraissent beaucoup moins élevées chez les hommes responsables de la demande. Parmi ce groupe, la proportion d'infractions qui aboutit à une amende de

307 Allen, « Prostituées de rue », p. 71-73. Toutefois, dans le cas des individus qui tiennent des maisons de

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moins de 25$ est de 85%, un pourcentage près de 4 fois plus élevé que du côté de ceux qui gèrent l'offre ou ce type de sanction constitue en moyenne 22% du total des infractions dont ils sont à 'origine. De plus, les amendes de 100$ et plus ne semblent jamais être utilisées contre les clients, à la différence des tenanciers et tenancières, proxénètes et prostituées qui y sont condamnés en moyenne dans 14% des cas. Par ailleurs, si on se concentre uniquement sur ce dernier groupe, soit ceux qui appartiennent à l'offre, le sexe ne semble pas être un facteur qui influence de façon importante le montant des amendes dont ils doivent s'acquitter. Il est tout de même intéressant de constater que celles attribuées aux individus de sexe masculin sont légèrement plus élevées. Ceux-ci sont sanctionnés d'une amende de 50$ et plus dans 40% des cas, soit 4 fois plus fréquemment que les individus de sexe féminin.

Graphique 9 : Montant de l’amende chez les hommes et les femmes selon qu'ils sont responsables de l'offre ou la demande, 1919-1938

Dans un deuxième temps, on remarque qu'à l'instar de la situation qui prévaut pour les amendes, les peines de réclusion sont considérablement plus courtes chez les hommes qui sont à l'origine de la demande. Parmi eux, la proportion d'infractions qui aboutissent à un

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emprisonnement de moins de un mois par rapport à l'ensemble des infractions dont ils sont accusés est de 63% contre en moyenne 12% pour ceux qui génèrent l'offre. De fait, le laps de temps pour lequel les clients sont condamnés à la prison n'excède jamais un mois. Du côté des tenanciers et tenancières, des proxénètes et des prostituées, le portrait est fort différent. Parmi ce groupe, les infractions commises par les individus de sexe masculin sont punies par un emprisonnement de deux mois une fois sur trois, soit près de trois fois plus souvent que leurs homologues féminins pour le même type de sanction. Parallèlement, ces mêmes hommes reçoivent une peine de détention de 3 mois, en termes de proportion, deux fois plus souvent que les femmes. En revanche, les individus de sexe féminin semblent être les seuls à se faire écrouer pour une période de six mois, soit la peine de prison la plus longue que nous avons répertoriée entre 1919 et 1938.

Graphique 10 : Durée de l’emprisonnement chez les hommes et les femmes selon qu'ils sont responsables de l'offre ou la demande, 1919-1938

Nos données sur les sentences prononcées à l'endroit des individus impliqués dans la prostitution laissent croire que la sévérité des magistrats de la ville de Québec est en partie semblable à celle dont faisaient preuve leurs homologues montréalais durant les vingt premières années du XXe

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Marcela Aranguiz ont en effet montré que la moyenne des amendes imposées aux hommes - notamment les clients des bordels - était toujours inférieure à la moyenne des amendes imposées aux femmes308. En revanche, ce double-standard qu'elles observent au niveau d'une part, du taux d'incarcération et d'autre part, de la longueur des périodes d'emprisonnement n'apparaît pas aussi clairement dans la Vieille Capitale. Effectivement, si on se concentre sur les individus qui appartiennent à l'offre, les différences observées sont somme toute minimes.

En fin de compte, à la différence de ce que nous avons démontré pour les types de verdicts, le fait d'appartenir à l'offre ou encore à la demande semble jouer un rôle important au niveau de la sévérité des sentences prononcées à l'égard des gens liés au milieu prostitutionnel dans la ville de Québec. Du reste, comme c'était le cas durant la seconde moitié du XIXe siècle, on constate que les juges ne leur imposent pratiquement jamais les amendes et les peines d'incarcération maximales prévues par la loi.