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Les hommes face aux maisons de débauche : discours, acteurs et géographie de la prostitution à Québec durant l'entre-deux-guerres

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Academic year: 2021

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Les hommes face aux maisons de débauche:

discours, acteurs et géographie de la prostitution à Québec

durant l'entre-deux-guerres

Mémoire

Olivier Calixte

Maîtrise en histoire

Maître ès arts (M.A)

Québec, Canada

© Olivier Calixte, 2018

(2)

Les hommes face aux maisons de débauche:

discours, acteurs et géographie de la prostitution à Québec

durant l'entre-deux-guerres

Mémoire

Olivier Calixte

Sous la direction de :

Donald Fyson

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iii Résumé

Durant la première moitié du XXe siècle, les membres des élites québécoises et canadiennes – des hommes pour la plupart - expriment leurs inquiétudes face à la prostitution urbaine. Ce problème existe depuis longtemps, mais considéré à l’intérieur du nouveau paysage urbain moderne, il prend une importance ainsi qu’un sens nouveau. Politiciens, médecins et réformateurs développent un discours dans lequel les femmes deviennent les seules et uniques responsables de ce que certains d’entre eux considèrent être l’un des pires fléaux de leur temps. À l’inverse, la responsabilité des hommes n’est que rarement soulignée dans ce discours. Ces élites s’entendent sur la nécessité de préserver la santé physique et morale de la société, mais c’est en ce qui a trait au modus operandi que le consensus parait moins clair. Certains d’entre eux vont mettre de l’avant une approche qui vise à contrôler la prostitution tandis que d’autres militeront pour la suppression totale de ce vice. Mais peu importe l’approche souhaitée, est-ce que le discours qui se construit autour de la répression de la prostitution au Québec à cette époque s'accompagne dans les faits d'actions concrètes pour contrer l'existence des bordels ? Notre analyse révèle que les rapports de classe et de genre sur lesquels est construit ce discours ne se reflètent qu’en partie dans la répression des acteurs et des établissements liés au milieu prostitutionnel de la ville de Québec durant l’entre-deux-guerres. D’un côté, les magistrats semblent faire preuve d’une certaine clémence à l’égard des clients. De plus, la grande majorité des maisons de débauche sont situées en Basse-ville, surtout dans le quartier Saint-Roch. D’un autre côté, force est d'admettre que les hommes sont loin d'être épargnés par la répression policière. Ils sont clients de la prostitution, mais agissent aussi en tant que proxénète et/ou tenancier.

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iv

Tables des matières

Résumé ... iii

Tables des matières ... iv

Liste des graphiques ... vi

Liste des cartes ... viii

Liste des abréviations ... ix

Remerciements ... x

Introduction ... 1

Chapitre 1 - Discours et législation entourant la prostitution au Québec durant la première moitié du XXe siècle ... 24

1. Contexte idéologique entourant le contrôle, la répression et la suppression de la prostitution ... 25

1.1 Le réglementarisme : contrôler les femmes pour mieux protéger les hommes ... 26

1.2 L'approche abolitionniste : un combat contre l'impunité des hommes ... 34

2. Le discours sur la prostitution et les journaux de la ville de Québec ... 42

3. Évolution du cadre législatif entourant la prostitution au Canada et au Québec ... 52

4. La répression policière visant le milieu prostitutionnel à Québec ... 60

5. Conclusion ... 63

Chapitre 2 - Caractéristiques des acteurs liés au milieu de la prostitution à Québec, 1919-1938 ... 65

1. Une affaire de femmes... Vraiment ? Caractéristiques socio-économiques et évolution du visage de la prostitution à Québec de 1919 à 1938 ... 66

1.1 La responsabilité indéniable des hommes dans l'organisation de la prostitution ... 67

1.2 Et une fois devant le juge... ... 84

1.3 La prostitution: une affaire de famille ... 90

2. Conclusion ... 95

Chapitre 3 - Géographie des acteurs et des établissements liés au milieu de la prostitution à Québec, 1919-1938 ... 97

1. Un véritable Red Light ? La Basse-Ville et la prostitution à Québec de 1919 à 1938 ... 98

1.1 Évolution du territoire et répartition socio-spatiale de la population de la Vieille Capitale ...101

1.2 L'importance de la Basse-Ville comme lieu de résidence des hommes impliqués dans la prostitution ...104

1.3 Saint-Roch: le quartier préféré des tenanciers ...109

1.4 Maisons de pension, hôtels et maisons de chambres ...117

2. Conclusion ...124

Conclusion générale ...126

Bibliographie ...133

Annexes ...141

Annexe A Article du journal L'Évènement relatant les protestations du juge P-A Choquette mécontent que des prêtres et des politiciens viennent s'ingérer dans son travail. ...142

Annexe B Déclaration confidentielle (recto-verso) produite par le médecin de la prison afin d'attester l'état de santé du prévenu. Ce document devait être soumis au juge avant que sentence soit rendue. ...143

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v

Annexe C Requête du curé Joseph Beaudoin de la paroisse St-Jean-Baptiste concernant des

nuisances engendrées par l'existence de maisons closes dans son quartier. ...144 Annexe D Lettre d’H - A Scott, curé, du village de Ste Foy, à Arthur Fitzpatrick, assistant procureur général de la cité de Québec, concernant le lieu appelé "Belmont Retreat" qui est un lieu de désordre et d'immoralité. ...145 Annexe E Portraits des élites de la ville de Québec ...147

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vi

Liste des graphiques

Graphique 1 : Nombre d’infractions selon le sexe des individus arrêtés pour des délits liés à la prostitution, 1919-1938...68

Graphique 2 : Niveau socio-économique des hommes arrêtés pour des délits

liés à la prostitution, 1919-1938...71

Graphique 3 : Profil linguistique des individus arrêtés pour des délits liés à

la prostitution, 1919-1938...75

Graphique 4 : Types de délits selon le sexe des individus arrêtés pour délits liés

à la prostitution, 1919-1938...77

Graphique 5 : Pourcentage d’infraction selon le sexe des individus arrêtés pour

des délits liés à la prostitution, 1919-1938...81

Graphique 6 : Nombre d'hommes et de femmes récidivistes selon qu'ils sont

responsables de l'offre ou la demande, 1919-1938...83

Graphique 7 : Types de verdicts chez les hommes et les femmes selon qu'ils

sont responsables de l'offre ou la demande, 1919-1938...85

Graphique 8 : Types de sentences chez les hommes et les femmes selon qu'ils

sont responsables de l'offre ou la demande, 1919-1938... ...87

Graphique 9 : Montant de l’amende chez les hommes et les femmes selon

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vii

Graphique 10 : Durée de l'emprisonnement chez les hommes et les femmes

selon qu'ils sont responsables de l'offre ou la demande, 1919-1938...89

Graphique 11: Nombre d’infractions commises par les individus selon

qu’ils partagent des liens familiaux ou non, 1919-1938...92

Graphique 12 : Lieu de résidence des hommes arrêtés pour des délits

liés à la prostitution, 1919-1938...107

Graphique 13 : Répartition spatiale des bordels visés par la police dans

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viii

Liste des cartes

Carte 1: Localisation des bordels visités lors de la rafle policière

du mois de juin 1938...100

Carte 2: Annexions et limites municipales de 1889 à 1929 et quartiers

de la ville de Québec à partir de 1916...103

Carte 3: Localisation d'une partie des bordels situés en Basse-Ville

de Québec, 1919-1938...111

Carte 4: Localisation des bordels situés dans la partie ouest

du quartier Saint-Jean-Baptiste, 1919-1938...113

Carte 5: Localisation des bordels situés dans la partie est

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ix

Liste des abréviations

A.V.Q: Archives de la ville de Québec

BanQ-Q: Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec

F.A.I: Fédération abolitionniste internationale

F.N.S.J.B: Fédération nationale Saint-Jean Baptiste

M.L.C.W: Montreal Local Council of Women

M.S.R.C.C: Moral and Social Reform Council of Canada

N.C.S.W.S.T: National Committee for the Suppression of the White Slave Traffic

N.C.W.C: National Council of Women of Canada

S.A.Q: Société des alcools du Québec

S.S.C.C: Social Service Council of Canada

W.C.T.U: Women's Christian Temperance Union

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x

Remerciements

Ces lignes marquent la fin d’une longue aventure académique qui fut aussi par la force des choses une longue aventure personnelle. Un parcours qui débuta il y a quelques années déjà et dont j’avais mal mesuré l’étendue. Ce parcours, je l’admets aujourd’hui, fut fort laborieux et parsemé d'embûches. Mais c’est en commettant des erreurs et en surmontant l’adversité que l’on apprend et de ce fait, j’ai beaucoup appris au cours des dernières années. Si ce projet que j'ai mené à bien fut formateur, c’est entre autres en raison des individus exceptionnels qui m’ont soutenu sans relâche durant toute cette période. Cet accomplissement, je le dois d’abord à ma mère et mon père, Céline et Alcide, qui depuis mon tout jeune âge m'ont d'une part, entouré de leur amour et d'autre part, soutenu financièrement. Après tout, il est difficile de vivre d'amour et d'eau fraîche. Cette réussite est dû également à mes frères, Sacha et Maxime, qui par leur comportement et leur attitude ne cesse de me démontrer la valeur de la connaissance et de la rigueur intellectuelle. La réalisation de ce mémoire n'aurait pas été possible sans le support de ma douce moitié, Nicole, qui depuis maintenant près de trois ans, supporte mes sautes d'humeur et me pousse à persévérer. Je ne peux oublier mon directeur de thèse, Donald Fyson, que je veux remercier pour ses conseils judicieux et sa disponibilité. Enfin, je tiens à remercier Mme. Aline Charles ainsi que Mme. Johanne Daigle pour avoir évalué mon travail. Cette rétroaction riche et détaillée m'a permis de mieux comprendre certains des enjeux liés à l'écriture de l'histoire des femmes et du genre et par

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1 Introduction

Au tournant du XXe siècle se développe au Québec et au Canada, notamment dans les grandes villes, un vaste mouvement de réformes sociales désireux de s'attaquer à une série de problèmes sociaux et moraux associés à l'urbanisation. La croissance industrielle nourrit l'effervescence du milieu urbain et exacerbe toutes sortes de maux, allant de l’insalubrité de l'eau potable et des logements à la corruption des instances gouvernementales en passant par la criminalité urbaine et le relâchement des mœurs. Toutefois, cette situation est accompagnée de l'affluence d'un nombre croissant d'immigrants et de gens du milieu rural venus chercher en ces lieux une promesse de travail et un avenir meilleur. Pour les membres des élites et de la bourgeoisie, cette masse de gens déracinés qui viennent grossir les rangs de la classe ouvrière constituent l'une des principales causes du désordre social1.

Parallèlement à cette mutation démographique, la transformation de l’espace urbain s’explique aussi par la présence renouvelée des femmes dans la sphère publique2

, lieu en principe réservé aux hommes. En effet, au début du XIXe siècle, certains d'entre eux avaient cherché à redéfinir la société en fonction de leurs intérêts et ils se gardèrent bien d'y inclure les femmes. Ils tentèrent de les confiner à la sphère domestique, où elles allaient être reines-prisonnières. Près de cent ans plus tard, la présence évidente des femmes dans l'espace public est interprétée par certains membres des classes dirigeantes comme une autre manifestation évidente de l'effritement moral qui ronge la société3.

Témoins de ces nouvelles réalités, différents acteurs sociaux mettent de l’avant un discours qui laisse transparaître un souci face à divers enjeux tels le vagabondage et la

1 John McLaren, « Recalculating the Wages of Sin: the Social and Legal Construction of Prostitution,

1850-1920 », Manitoba Law Journal, Vol. 23. no. 3 (1996), p. 537-538.

2 Appelées « jeunes filles modernes » par Tamara Myers, il est entre autres question de jeunes filles - en

particulier des célibataires - ayant quitté la campagne et leur famille pour venir chercher du travail en ville. Voir Tamara Myers, Caught: Montreal’s Modern Girls and the Law, Toronto, University of Toronto Press, 2006. p. 63-65.

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2

prostitution4. Ces problèmes existent depuis longtemps, mais considérés à l'intérieur du nouveau paysage urbain moderne5, ils acquièrent un poids ainsi qu'un sens nouveau.

Tout au long des trois décennies qui suivent le début du XXe siècle, au Québec, comme aux États-Unis et dans maints autres pays d’Europe, réformateurs, groupes religieux, représentants des forces de l’ordre, hommes politiques ainsi que membres d'associations médicales débattent de la question de la prostitution urbaine et ne se gênent pas pour faire état des dangers que suscitent cette pratique. Pour eux, la prostitution incarne à la perfection les aspects de la modernité qu'ils jugent pathologiques et devient pour ainsi dire la tare sociale par excellence. La figure de la prostituée devient en effet l'emblème ultime de la maladie, l'immoralité et l'argent, perversions supposément liées au développement d'un monde urbain et individualiste et qui du coup rappelle aux classes dirigeantes combien cette nouvelle société est fragile. C'est à travers son image que sont canalisées les préoccupations d'ordre sanitaire et moral et cette dernière en vient à symboliser au sens propre comme figuré, la contamination de la société respectable6. Les propos tenus par Charles Langelier en 1919 dans deux lettres destinées au maire et aux échevins de la ville de Québec laissent clairement entrevoir cette crainte: « Pourquoi donc la femme se livrant à la prostitution, métier nuisible au premier chef, puisqu’il est un foyer immense de maladies, d’affections contagieuses, échapperait-elle à la loi, aux règlements d’hygiène7 ? ». Puis, en citant un médecin français auteur d'un ouvrage sur la prostitution règlementée, il continue: « La syphilis n'est-elle pas aussi nuisible, aussi malfaisante pour la santé publique [...] N'exerce-t-elle pas une influence pernicieuse non seulement sur l'individu, mais encore sur la nation, alors qu'elle entrave la reproduction,

4 Marcela Aranguiz, Cours de justice criminelle et classes ouvrières au tournant du XXe siècle à Montréal

(1891-1921), Thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, 2009. p. 62.

5 Nous faisons ici référence au concept de modernisation développé par Thomas Mergel et qui renvoie à la

transition des sociétés occidentales traditionnelles vers la modernité, soit un processus au cours duquel ces dites sociétés sont industrialisées, bureaucratisées et sécularisées. Voir Thomas Mergel, « Modernization », dans European History Online; http://ieg-ego.eu/en/threads/models-and-stereotypes/modernization/thomas-mergel-modernization, page consultée le 22 août 2016.

6 Colette Parent et Cécile Coderre, « Le corps social de la prostituée : regards criminologiques », Dans

Sylvie Frigon et Michèle Kérisit, Du corps des femmes. Contrôles, surveillances et résistances, Ottawa, Presses de l'Université d'Ottawa, Collection Études des femmes, 2000. p. 98.

7 Charles Langelier, La Prostitution : ses dangers, son remède ; lettre ouverte à son honneur le maire et à

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3

la génération, qu'elle produit l'abâtardissement, la dégénérescence de la race8 ? ». Enfin, il termine sur cette affirmation: « Car, je le répète, la prostitution clandestine, Protée moderne, subtil et insaisissable, revêt mille formes et envahit notre ville9 ».

Comme ces extraits le montrent, à partir du dernier quart du XIXe siècle, une partie des élites masculines portent une attention de plus en plus importante à la montée du « péril vénérien », question que le premier conflit mondial ramènera à l'ordre du jour. Toutefois, c'est au début des années 1800 que le couple prostitution/syphilis se cristallise pour la première fois, sous l'effort des autorités étatiques - entre autres françaises - qui l'utilisent comme argument central afin de justifier leur approche dite réglementariste en matière de prostitution. Cette association sera d'ailleurs reprise, confortée et explicitée par les médecins hygiénistes et ce, jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale10.

À côté du « péril vénérien », un autre thème intrinsèquement lié à la prostitution ne manque pas de soulever les passions. En effet, nombreux sont les réformateurs du tournant du siècle qui expriment leur point de vue sur ce qui fut communément appelé la « traite des blanches »11. Ce thème générera une toute une série de discours ainsi que d'intenses discussions à l'intérieur desquelles - il est important de le souligner- les associations féministes vont jouer un rôle crucial. Voilà d'autres inquiétudes qui, durant le premier quart du XXe siècle, participent à durcir le discours des membres des élites face au milieu prostitutionnel. Le programme de la Fédération abolitionniste rappelle bien la pensée des réformateurs sociaux et des groupes religieux présents au Québec :

Guerre sainte contre l’impureté, dans l’attente du jour où non seulement les forteresses officielles du vice12 seront renversées en Angleterre et ailleurs, mais où dans chaque pays chrétien, ceux qui invoquent le nom du Christ rougiront de parler du vice comme d’une nécessité et de permettre qu’une

8 Ibid., p. 7-8.

9 Charles Langelier, La Prostitution : ses dangers, son remède ; lettre ouverte à son honneur le maire et à

MM. les échevins de la cité de Québec, lettre 2, Québec, Imprimerie nationale, 1919. p. 15-16.

10 Voir l'article de Michaela Frund, « Women, Venereal Disease and the Control of Female Sexuality in

Post-War Hamburg », Dans Lesley, A. Hall, Sex, Sin and Suffering: Venereal Disease and European

Society since 1870, London/New York, Routledge, 2001. p. 205-220. 11

Jacques Solé, L’âge d'or de la prostitution : de 1870 à nos jours, Paris, Plon, 1993. p. 91-92.

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4

partie de la population soit assujettie à l’organisation diabolique connue sous le nom de réglementation officielle des prostituées13.

En fait, qu'ils appartiennent au clergé, au milieu médical ou encore féministe, tous les individus influents qui se penchent sur ce phénomène en ce début de XXe siècle s'entendent sur l'importance de le combattre - ou du moins de l'endiguer - afin de protéger l'intégrité physique et morale de la société. Par contre, c'est en ce qui a trait au modus operandi que le consensus paraît moins clair. Les différents argumentaires mis de l'avant par les membres des élites laissent clairement entrevoir cette divergence d'opinions sur l'approche à adopter vis-à-vis le milieu prostitutionnel. Puis de la même façon qu'on ne s'entend pas sur les moyens à prendre, il semble que le discours qui se construit autour de la répression de la prostitution à Québec à cette époque ne s'accompagne pas toujours dans les faits d'actions concrètes pour contrer l'existence des bordels14.

Questionnement, problématique et hypothèse

Constatant ce décalage entre les différentes prescriptions proposées et les pratiques en vigueur, il est légitime de se demander comment s'organise la répression des bordels à Québec ? Plusieurs historiens15 qui ont étudié le phénomène de la prostitution se sont concentrés sur les principales intéressées, soit les prostituées. En revanche, très peu d’études s’attardent principalement sur les clients16

, rouage essentiel de la machine

13 Josephine Butler, La Fédération abolitionniste ; Cité par Langelier, La Prostitution, lettre 2, p. 6. 14 Voir le mémoire de maîtrise de François Boulianne, La répression des bordels à Québec : discours,

institutions et application, 1850-1870, Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2008. et celui de

Patrick Allen, Prostituées de rue et maisons de débauches à Québec : la répression de la prostitution par le

système de justice étatique, 1880-1905, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2007.

15 Voir Timothy J Gilfoyle, « Prostitutes in History: From Parables of Pornography to Metaphors of

Modernity », American Historical Review, vol. 104, no.1, 1999; Mary Anne Poutanen, To Indulge their

Carnal Appetites’: Early Nineteenth-Century Prostitution in Montréal, 1810-1842. Thèse de doctorat,

Montréal, Université de Montréal, 1997. p. 25-27, note 87 et 93 et Danielle Lacasse, La prostitution

féminine à Montréal 1945-1970. Montréal, Boréal, 1994. p. 16-18.

16 Malgré que j'utiliserai dans le cadre de ce mémoire le terme « client » pour désigner les hommes qui, au

sens de la loi, furent trouvé coupables d'avoir fréquenté une maison de débauche ou encore de s'être trouvé dans un tel établissement, nous ne pouvons que déplorer le contraste évident entre la neutralité de ce terme, qui réfère à une multitude de milieux et la forte connotation péjorative associée au terme « prostituée » - dont il est aisé de trouver une panoplie de synonymes tout aussi dégradant. En effet, tandis que la prostituée est étouffée sous le poids d'un terme méprisant qui a pour effet de l'enfermer dans son acte, le terme « client » lui, ne se rapporte pas spécifiquement à la prostitution. Cet état de la langue française qui se voit

incapable de proposer autre chose pour désigner ceux qui achètent et « consomment » un « service sexuel » est plutôt révélateur. Dans cette optique, en substitution du terme « client » qui constitue en réalité un

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5

prostitutionnelle et sans qui le phénomène ne pourrait exister. D'où l’originalité et la pertinence du présent mémoire.

Les liens entre les hommes et l'univers de la prostitution à l'époque contemporaine sont bien sûr multiples et de nature variée. Toutefois, vu la nature et la disponibilité des sources avec lesquelles nous avons travaillé ce mémoire s'est concentré sur trois aspects principaux - discours, acteurs, géographie - qui ont permis de mieux cerner le rôle joué par les individus de sexe masculin17. De plus, nous avons décidé de nous concentrer sur la prostitution dans les bordels – communément appelée « prostitution publique » - en laissant de côté la prostitution dite de rue.

Dans cette optique, cette recherche vise d'abord à comprendre la représentation sociale du phénomène de la prostitution dans la ville de Québec durant la première moitié du XXe siècle. Pour ce faire, nous avons analysé les liens entre les modalités du discours émis par les membres des élites, surtout des hommes, sur l'univers des bordels et la façon dont certains journaux de Québec couvrent l'activité policière dirigée contre ces établissements. L'impact de ce discours sur la législation canadienne fut aussi analysé. Dans un deuxième temps, nous avons tenté de voir dans quelle mesure ce discours se reflétait sur le terrain, c'est-à-dire au niveau de la répression de la prostitution à Québec durant l'entre-deux-guerres. Pour y arriver, les acteurs liés au monde prostitutionnel ainsi que les secteurs où ces activités sont concentrées ont été étudiés. Ainsi, ce mémoire a

euphémisme et une normalisation insidieuse du commerce des corps, j'opte pour le terme « prostitueur » - emprunté à la sociologie - qui comme le mentionne le chercheur Richard Poulin, a le mérite de rappeler qu'en arrière du sexe aliéné pour une somme d'argent, c'est-à-dire derrière l'achat de l'accès au corps et au sexe des personnes prostituées se cache un être humain dont la dignité et l'intégrité sont nécessairement affectées. Voir Richard Poulin, La mondialisation des industries du sexe, Paris, Imago Auzas éditions, 2011; Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution: l'enquête, Paris, Presses de la Renaissance, 2006. et Yolande Geadah, La prostitution : un métier comme un autre ?, Montréal, VLB, 2003.

17 Si nous nous intéressons avant tout aux hommes, il faut savoir que ce travail accorde également une

place importante aux femmes. Les historiens du genre ont montré à quel point l'utilisation d'une approche relationnelle des sexes permettait de bien faire ressortir les spécificités du masculin et du féminin. Il est en effet avantageux d'étudier ce qui relève des hommes et du masculin en articulant l'analyse avec les femmes et le féminin - et vice-versa - car très souvent, les caractéristiques associées à chaque sexe sont construites dans une relation d'opposition. Ainsi, comme le rappelle l'historien Ollivier Hubert, il est pratiquement impossible de faire l'histoire des hommes sans faire aussi l'histoire des relations hommes/femmes et de surcroît l'histoire des femmes. Voir Ollivier Hubert, « ''Féminin/masculin: l'histoire du genre'' », Revue

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tracé un portrait analytique d’une partie des tenanciers et tenancières responsables de la gestion des maisons closes entre 1919 et 1938, mais aussi de la clientèle qui les fréquente. De même, il a permis d'établir la répartition géographique de ces établissements et des individus qui y sont associés.

En fait, ce questionnement de départ et cette problématique interpellent maintes autres questions: quels sont les rapports de classe et de sexe qui sont à la base du discours sur la prostitution et comment se manifestent-t-ils ? Révèlent-t-ils des représentations de la sexualité et des normes de comportement définies en fonction du genre ? Est-ce que ce discours laisse transparaître chez ceux qui l’émettent certaines hantises, fantasmes ou désirs sublimés ? Quelles sont leurs craintes et pour quels desseins émettent-ils leur point de vue ? Existe-t-il un lien entre le sexe ou encore le statut social des individus fréquentant des maisons de prostitution et la répression dirigée contre eux ? Certains lupanars sont-ils davantage soumis à la répression que d’autres ? Ces questions restent en filigrane, sans réponse définitive. En revanche, il est possible de dire que les élites québécoises et canadiennes semblent émettre un discours de contrôle et de régulation morale vis-à-vis la prostitution. Formulé en grande partie par des hommes de la bourgeoisie, celui-ci sous-entend des normes sexuelles définies selon le sexe et le statut social.

Avant d’aller plus loin, un concept qui occupe une place centrale dans notre étude mérite une attention particulière. Pour les besoins de cette recherche, l’emploi du terme « élites » désigne tous ceux qui composent un groupe minoritaire privilégié dans différentes sphères telles les milieux économiques, intellectuels, politiques ou cléricaux et qui, par leur autorité morale ou leur prestige, influencent les autres individus de la société18. Aussi, le choix d’utiliser la forme plurielle renvoie à l'idée d'une dynamique de lutte entre les divers groupes dirigeants qui investissent le champ du pouvoir et le fait que leur

18 Cette définition renvoie à celle proposée par Raymond Aron dans son ouvrage paru en 1988 ; Études

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légitimité est continuellement contestée19. En outre, il est à noter qu'à l'exception des associations féministes, des femmes oeuvrant dans les milieux philanthropiques ainsi que celles issues des mouvements d’action catholique, les membres des élites qui, au Québec comme ailleurs dans le monde occidental, produisent un discours sur la prostitution en ce début de XXe siècle sont presque exclusivement des hommes.

La période étudiée qui correspond à l'entre-deux-guerres mérite elle-aussi quelques explications. Comme le rappelle l'historienne Denyse Baillargeon, la périodisation est toujours un exercice périlleux dans la mesure où il est question de rendre compte, avec ce mémoire, d'un groupe hétérogène - les hommes liés au monde prostitutionnel - dont l'expérience est marquée par un contexte qui l'affecte de façon différente20. Cela dit, le choix de 1919 comme commencement de l'étude rappelle bien sûr la fin de la Grande Guerre, mais pour la ville de Québec plus spécifiquement cela signifie le retour des soldats ainsi qu'un renouveau pour les questions sociales visant la prostitution. En fait, l'examen des recrues et des volontaires entre 1914 et 1918 avait montré le caractère endémique de la syphilis et de la blennorragie dans la province21. Puis largement surestimée par les apologistes de la médecine et de la morale qui l'associent à d'autres inquiétudes du temps telles l'urbanisation et l'émancipation des femmes, cette question des maladies vénériennes deviendra celle d'une obsession généralisée face aux dangers supposés du « péril vénérien ».

Nous avons choisi d'arrêter l'étude à la fin de 1938 car l'année suivante marque le début d'un phénomène semblable. Il est question du retour de l'angoisse liée non seulement aux maladies vénériennes, mais à la dislocation des familles, la délinquance juvénile ainsi qu'aux nouveautés culturelles - pin-up, burlesque - qui toujours selon les classes

19

Christophe Charle, « Légitimité en péril. Éléments pour une histoire comparée des élites et de l’État en France et en Europe occidentale, XIXe - XXe siècle », Actes de la Recherche en sciences sociales, no. 116, 1997. p. 39-52.

20

Baillargeon, Brève histoire, p. 9.

21 Andrée Lévesque, « Le mouvement de réformes sociales et la marginalisation des prostituées à Montréal:

1917-1925 ». Dans Éliane Gubin (dir.), Normes et marginalités. Comportements féminins aux 19e-20e

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dirigeantes, menacent les valeurs et l'ordre établi22. Certes, les bouleversements politiques, sociaux et culturels, réels ou appréhendés de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas nécessairement liés à des enjeux nouveaux, mais ils vont tout de même s'opérer dans une société québécoise différente de celle qui était en place vingt ans plus tôt. Par conséquent, le discours visant la prostitution s'en trouvera forcément modifié. Du reste, il faut garder en tête que cette périodisation n'est pas complètement étanche dans la perspective où plusieurs processus décrits dans ce mémoire ne peuvent s'enfermer à l'intérieur de balises aussi précises.

Historiographie

Ce mémoire aborde différents axes d’analyse qu’il importe de replacer dans l’historiographie. Avant la fin des années 1970, la prostitution - ou encore les prostituées - comme objet de recherche était boudé par une majorité d'historien, mais depuis les choses ont changé23. Parmi les tenants respectifs de l'histoire sociale et des genres, plusieurs s'y sont intéressés et cette recherche s'inspire de leurs travaux autant que de ceux développés par les spécialistes de l'approche socio-juridique.

L’histoire sociale et la prostitution

Afin de comprendre la dynamique des rapports de classes qui sous-tendent l'organisation de la prostitution, plusieurs historiens ont adopté une approche dite sociale, en analysant ce phénomène notamment à travers les grands mouvements de réforme qui traversent les sociétés occidentales à partir de la fin du XIXe siècle. À partir des années 1980, certains d’entre eux vont mettre de l’avant la thèse du contrôle social24

. Suivant cette dernière, les

22 Mathieu Lapointe, Nettoyer Montréal: les campagnes de moralité publique, 1940-1954, Québec,

Septentrion, 2014. p. 36-37.; Jeffrey A. Keshen, Saints, salauds et soldats : le Canada et la Deuxième

Guerre mondiale, Outremont, Québec, Athéna éditions, 2009. p. 175.

23

Gilfoyle. « Prostitutes in History », p. 117-118.

24 Nous faisons référence aux travaux d’Alain Corbin pour la France; Les filles de noce, misère sexuelle et

prostitution (19e et 20e siècles).Paris, Aubier Montaigne, 1978. et « Commercial Sexuality in

Nineteenth-Century France: A System of Images and Regulations », Représentations, vol. 14, 1986.; Pour les États-Unis et l'Angleterre, nous retenons l'ouvrage de Timothy J. Gilfoyle, City of Eros: New York City,

Prostitution, and the Commercialization of Sex, 1820-1920, New York, Norton, 1992; Mark Thomas

Connelly, The response to prostitution in the progressive era, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1980. et Paula Bartley, Prostitution : Prevention and Reform in England, 1860-1914, London/New York, Routledge, 2000. Pour l’historiographie canadienne, nous pensons notamment à Joan Sangster, Carolyn Strange et Mariana Valverde qui en plus des concepts de contrôle social et de régulation morale, utilisent beaucoup les notions de genre dans leurs analyses; Joan Sangster, Regulating Girls and Women:

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9

mesures mises en place par l’État - lois, règlements - afin de répondre aux enjeux de la prostitution doivent être comprises comme une manière d’inculquer aux classes populaires les valeurs bourgeoises de travail, de sobriété et de moralité tout en réprimant ceux qui refusent d’y adhérer. Par contre, l’historiographie récente tend à nuancer cette idée de contrôle social en mettant de l’avant l’argument selon lequel les membres des classes populaires ne font pas que subir passivement les politiques venant « d’en-haut »25. On peut déceler parmi ces individus un pouvoir d’adaptation et une autonomie qui les amènent à utiliser les lois en fonction de leurs intérêts26. Il peut même arriver qu’ils fassent preuve d’une certaine forme de résistance27

. De plus, une autre faiblesse est mise de l’avant quant à la thèse du contrôle social. Celle-ci aurait tendance à proposer une lecture quelque peu simpliste et réductrice des événements. C’est-à-dire que la prostitution serait l’apanage des milieux populaires - et unanimement valorisée par ceux-ci - tandis que les individus des classes dominantes seraient les seuls à considérer le phénomène comme étant problématique28. Plus récemment, d'autres chercheurs ont préféré utiliser la notion de « régulation morale » qui a l'avantage d'intégrer l'idée selon laquelle le contrôle des autres est difficilement dissociable du contrôle de soi29. Autrement dit, le discours sur la prostitution émis par les membres des élites impliquerait

Sexuality, Family and the Law in Ontario, 1920-1960, Ontario, Oxford University Press, 2001. Carolyn

Strange et Tina Loo, Making Good: Law and Moral Regulation in Canada, 1867-1939, Toronto, University of Toronto Press, 1997. Carolyn Strange, Toronto's Girls Problem: The Perils and Pleasures of the City,

1880-1930, Toronto, University of Toronto Press, 1995. et Mariana Valverde, The Age of Light, Soap, and Water: Moral Reform in English Canada, 1885-1925,Toronto, McClelland & Stewart, 1991. Aussi, il ne faut pas oublier l’important travail de Danielle Lacasse qui se penche sur le cas de Montréal; La

prostitution féminine à Montréal 1945-1970. Montréal, Boréal, 1994.

25 Cet élément est central dans la thèse de Marcela Aranguiz qui porte sur les relations entre les classes

populaires et le système de justice à Montréal au début du XXe siècle; Cours de justice criminelle et classes

ouvrières au tournant du XXe siècle à Montréal (1891-1921), Thèse de doctorat, Université du Québec à

Montréal, 2009. ainsi que dans l’ouvrage de Tamara Myers; Caught: Montreal’s Modern Girls and the

Law, Toronto, University of Toronto Press, 2006. Patrick Allen met également de l’avant l’idée selon

laquelle les prostituées utilisent le système judiciaire pour favoriser leurs intérêts; Prostituées de rue et

maisons de débauches à Québec : la répression de la prostitution par le système de justice étatique, 1880-1905, p. 98 à 105.

26 Myers, Caught, p. 12-13. 27

Ibid., p. 13.

28 Mathieu Lapointe, Le comité de moralité publique, l’enquête Caron et les campagnes de moralité

publique à Montréal, 1950-1954, Thèse de doctorat, Université York, Toronto, 2010. p. 30-31.

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une volonté de réguler non seulement les comportements féminins, mais également la conduite des hommes30.

Il reste que ces concepts à eux seuls ne nous permettent pas de comprendre et d'expliquer le rôle des hommes dans la répression de la prostitution à Québec. Pour y arriver, nous devons replacer ce phénomène et tous les acteurs qui y sont associés dans le contexte politique, culturel, social et moral qui prévaut dans la société québécoise à cette époque. Une approche socio-juridique de la prostitution

Ce mémoire se penche sur la position des membres des élites masculines face à l'univers des bordels, c'est-à-dire la représentation qu'ils ont du phénomène, en partie façonnée par les valeurs bourgeoises ainsi que le discours qui en découle. Or, les lois chargées de réguler la prostitution sont - à l'instar du discours - également façonnées par ces valeurs et croyances. L'étude de la législation de l'époque me permet par conséquent de mieux comprendre le milieu prostitutionnel et la répression dirigée à son encontre. Après tout, comme le rappelle le chercheur Donald Fyson, le droit joue un rôle dans la structuration de maintes relations entre individus et dans ce sens, cet élément se doit d’être pris en compte par l’historien31

. Ainsi, à la manière d’un historien non-juriste32, c'est par le biais de notre objet de recherche que nous avons abordé le droit et les questions juridiques, mais sans que cela soit au cœur de l'analyse. Ce contact avec le droit s'est également révélé par la nature judiciaire d’une partie de nos sources. Or à la différence de ces historiens qui prennent pour objet de recherche le système judiciaire ou le droit et analysent le processus de criminalisation et la judiciarisation du phénomène de la prostitution33, nous avons exploité les sources judiciaires dans le but de mieux

30

Voir l'article de Laura Doan, « Sex Education and the Great War Soldier: A Queer analysis of the Practice of ''Hetero'' Sex », The Journal of British Studies, vol. 53, no. 1, 2012. et celui de Yolande Cohen, « De parias à victimes. Mobilisations féministes sur la prostitution en France et au Canada (1880-1920),

Genre, sexualité et société, no. 11, 2014.

31 Donald Fyson, « Les historiens du Québec face au droit ». Dans Revue juridique Thémis, vol. 34, no. 2,

2000. p. 303.

32 Fyson distingue trois groupes d’historiens travaillant avec le droit. Les juristes-historiens formés à l’école

de droit, les historiens qui se penchent sur le droit comme objet d’étude, mais dont la formation est différente et les historiens qui abordent le droit indirectement de par leur objet de recherche; Ibid., p. 301.

33

Nous pensons notamment à l'étude de Constance Backhouse, Petticoats and Prejudice: Women and the

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11

comprendre non pas l’impact d’une nouvelle loi ou encore le fonctionnement du système de justice, mais bien la relation des hommes à l'égard des bordels.

Les apports de l’histoire des genres

En reconsidérant des questions soulevées par l’histoire des femmes, l’histoire des genres propose une nouvelle grille d’analyse axée sur une perspective sexuée des événements et phénomènes historiques34. Renvoyant à l’histoire culturelle et même politique35, ce champ suggère ainsi d’étudier les systèmes de représentations ou de pensées qui définissent culturellement et socialement les rôles sexuels associés au masculin et au féminin. Il est question de comprendre de quelle manière les rôles attribués aux hommes et aux femmes, souvent perçus par les individus comme des prédispositions naturelles - la douceur et la passivité pour les femmes - modèlent les rapports sociaux36. Ces définitions du masculin et du féminin influencées par le contexte historique participent à structurer les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Par conséquent, les relations entre les hommes et le milieu prostitutionnel doivent aussi être comprises à travers cette dynamique.

Relativement aux nouvelles problématiques et les nouveaux thèmes que suggère ce champ d'histoire, on constate qu'à partir des années 1980, les historiens37 qui étudient la prostitution semblent privilégier une nouvelle méthode vis-à-vis des sources. C'est qu'ils les approchent en s’appliquant à faire ressortir l’attitude des prostituées et leurs propres

Chasing the Social Evil: Moral Fervour and the Evolution of Canada's Prostitution Laws, 1867-1917 »,

Canadian Journal of Law and Society, 1986. ainsi qu’aux deux mémoires de maîtrise réalisés

respectivement par Patrick Allen et François Boulianne.

34 Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes et du genre, Lyon, ENS Éditions, 2007. p. 128-130. 35

La définition du genre que met de l’avant Joan Scott dans son article sur l’utilisation du genre comme grille d’analyse en histoire l’illustre bien : « Le genre est un élément constitutif des rapports sociaux fondé sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir »; Joan Scott et Éléni Varikas, « Le genre : Une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers

du Grif, 1988. p. 143.

36 Ollivier Hubert, « Féminin/masculin », p. 474.

37 Nous faisons référence à Andrée Lévesque, La norme et les déviantes : des femmes au Québec pendant

l'entre-deux-guerres, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 1989. et Résistance et transgression : études en histoire des femmes au Québec, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 1995. ainsi qu'à Mary Anne

Poutanen, « Regulating Public Space in Early Nineteenth-Century Montréal : Vagrancy Laws and Gender in a Colonial Context », Histoire sociale /Social History, vol. 35, no. 69, 2000.

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perceptions de leur situation38. Cette attention découle peut-être de la critique selon laquelle les chercheurs qui analysent le milieu de la prostitution en mettant de l’avant le rôle des acteurs impliqués - tenanciers et tenancières, prostituées, souteneurs, clients -, travaillent toujours de manière indirecte en se fondant sur des sources - archives judiciaires, journaux, discours des réformateurs - qui en bout de ligne ne laissent que peu de place aux témoignages de ces derniers39. Aussi, ces historiens ont tendance à délaisser l’analyse empirique des archives pour s’intéresser aux représentations ainsi qu’aux discours40. C'est notamment le cas pour les études réalisées par Judith R. Walkowitz. Analysant le phénomène de la prostitution dans le Londres de l'époque victorienne, l'historienne développe un argumentaire où les notions de genre sont très présentes. Elle montre comment la prostitution et la commercialisation du sexe s'organisent notamment dans ses rapports avec une société patriarcale41 ou encore relève cette double norme sexuelle qui rapproche féministes et prostituées dans leur combat livré contre le « vice » des hommes42. En plus, Walkowitz étudie les représentations de la sexualité - fortement influencées par les notions de genre - et tente de comprendre les anxiétés contemporaines des bourgeois et des membres de la classe moyenne - l'émancipation des femmes, la corruption policière, les risques de la vie urbaine - qui paraît-il, s'incarneraient dans la figure de Jack l'Éventreur43.

Dans le Québec du début du XXe siècle, si les membres des élites qui émettent un discours sur le sujet sont majoritairement des hommes, la prostitution est en contrepartie considérée comme un phénomène exclusivement féminin. Ce phénomène repose donc à la base sur un rapport marqué par le genre. Ensuite, ce rapport hommes/femmes est

38 Dans la grande majorité des cas, ces sources ne sont pas produites par les prostituées elles-mêmes.

D'ailleurs, Tamara Myers mentionne l’importance pour l’historien, lorsqu’il se penche sur un sujet qui sous-tend des rapports entre groupes dominants et groupes subordonnés, de redonner la place qu’il se doit aux derniers. Pour y arriver, elle utilise diverses sources judiciaires en conjonction avec d’autres types de sources - provenant par exemple d’organismes communautaires - afin de relever les voix et les détails de la vie quotidienne des jeunes filles délinquantes à Montréal au début du XXe siècle; Myers, « Caught », p. 11.

39

Gilfoyle. « Prostitutes in History », p. 137.

40 Ibid., p. 138.

41

Voir Judith R. Walkowitz, Prostitution and Victorian Society. Women, Class, and the State, Cambridge, Cambridge University Press, 1980. 347 p.

42

Voir Judith R. Walkowitz, « Male Vice and Feminist Virtue: Feminism and the Politics of Prostitution in Nineteenth Century Britain », History Workshop, vol. 13, 1982. p. 77-93.

43

Voir Judith R.Walkowitz, City of Dreadful Delight: Narratives of Sexual Danger in Late-Victorian

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également présent dans la mesure où derrière la volonté de ces dites élites de réprimer la prostitution semble se cacher un souci de réguler les habitudes sexuelles des individus qu’il s’agisse de femmes ou d’hommes44

. De plus, si la fréquentation des bordels par les hommes peut être comprise comme une façon pour eux d'affirmer leur virilité45, les femmes qui s'y trouvent sont majoritairement perçues comme des dépravées. En fait, l’historiographie traitant des phénomènes de déviance et de marginalité propose que les notions de genre apportent des éclaircissements supplémentaires quant à la façon dont les lois sont utilisées46. De même, il semblerait que les conceptions bourgeoises qui définissent une femme - ou un homme - respectable au début du XXe siècle au Québec établissent par le fait même les critères qui font de cette dernière une prostituée47. Ainsi, si le phénomène du vagabondage chez les hommes des classes populaires renvoie généralement à la notion de travail et à la discipline, les femmes qui se retrouvent dans la sphère publique risquent d'être associées à la déchéance morale48. Le vice lui-même paraît être soumis aux notions de genre.

Corpus de sources

Afin de bien saisir le rôle des hommes dans la répression de la prostitution à Québec durant l'entre-deux-guerres, diverses sources ont dû être étudiées en complémentarité, non seulement afin de les compléter, mais également de les confronter. Le corpus fut constitué essentiellement de documents judiciaires et de journaux de la ville de Québec.

44 Cette représentation d'un comportement sexuel moralement et socialement « adéquat » selon le genre est

perceptible notamment dans le discours sur le « péril vénérien » et celui à propos de la « traite des blanches »; Voir Caroline D'Amours et Jeff Keshen, « La campagne de prévention des infections transmises

sexuellement durant la Seconde Guerre mondiale ». Dans Jean-Philippe Warren (dir), Une histoire des

sexualités au Québec au XXe siècle, Montréal, VLB, 2012. p. 118; Jérôme Boivin, État protecteur - État promoteur : la campagne antivénérienne dans le Québec de l'entre-deux-guerres, Mémoire de maîtrise,

Québec, Université Laval, 2008. chap. 4. et Alain Corbin, Les filles de noces, p. 405-430.

45Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire de la virilité, Tome 2 : Le triomphe

de la virilité: Le XIXe siècle, Paris, Seuil, 2011. p. 125-126.

46

Nous faisons référence à la thèse de Marcela Aranguiz, à l’ouvrage de Tamara Myers ainsi qu’aux travaux d'Andrée Lévesque et de Mary Anne Poutanen.

47 Aranguiz, « Cours de justice », p. 77-78. 48

Poutanen, « Regulating Public Space », p. 57-58. Dans son ouvrage qui porte sur les rapports entre les jeunes filles et la loi à Montréal au tournant du XXe siècle , Myers constate cette association entre féminité, sphère publique et danger sexuel en mettant de l’avant l’idée selon laquelle les femmes, de par leur sexe, sont « déviantes » d’une manière que les hommes ne pourront jamais l’être; Myers, Caught, p. 7.

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Dans un premier temps, le fonds Cour des sessions de la paix (TP 12, S1, SS1, SSS7, TP 12, S1, SS1, SSS1) fut utilisé afin d'une part, d'établir la fréquentation des maisons closes par les hommes et d’autre part, de déterminer leur rôle en tant que tenanciers ou proxénètes. En fait, comme le montre le travail de maints autres historiens ayant étudié la prostitution au Québec, l’examen des archives de la Cour des sessions de la paix et des cours municipales est une étape obligée pour qui s'intéresse à ce phénomène. Ce sont ces tribunaux qui ont juridiction sur la petite criminalité et les délits reliés à la prostitution s’insèrent dans cette catégorie. En conséquence, les plumitifs - contenant l'historique des causes entendues - de 1927 à 193849 furent systématiquement dépouillés afin de retenir les cas supposant50 des délits associés à la prostitution en bordel. Puisque ces derniers renferment des informations somme toute assez sommaires, les cas qui y sont issus furent complétés - lorsque possible - avec les dossiers judiciaires qui leur correspondent. Ces documents sont composés de dépositions et de plaintes concernant des délits reliés à la prostitution, des actes d’accusation ainsi que des actes de condamnation lors des verdicts de culpabilité. Parfois, ces dossiers criminels renseignent sur l’emplacement des maisons de débauche, les motifs des plaintes, les individus arrêtés51 et incluent même des procès-verbaux, notamment pour les causes portées en appel ou celles jugées particulièrement

49 Notre étude couvre la période 1919-1938, mais pour ce qui est des années 1919 à 1926, nous avons

profité d’un classement - CD-ROM Thémis 2 - qui fut préalablement effectué par la Société de recherche historique Archiv-Histo. Au sein de ce groupe, les généalogistes spécialisés dans l'indexation ont répertorié les documents issus des différentes séries du fonds Cour des sessions de la paix et de ce tri, 180 cas reliés à la prostitution, à la vente d'alcool et au vagabondage furent trouvés. Par la suite, sur ces 180 documents, tous ceux qui dataient de 1919 - soit 56 au total - furent directement consultés aux Archives nationales du Québec à Québec, TP12, S1, SS1, SSS1. Puisque la grande majorité des dossiers liés à ces cas apportèrent, ici aussi, peu d'informations supplémentaires, nous n'avons pas répété l'exercice pour les années 1920 à 1926. Ce dépouillement m'a tout de même permis de mettre la main sur trois sources intéressantes; soit une requête venant d'un curé qui désire faire fermer un bordel ainsi que deux autres documents du même type rédigés par des pères qui souhaitent faire interner leurs filles.

50 La classification administrative en vigueur à l’époque fait qu’un individu arrêté pour s’être trouvé dans

une maison de prostitution peut être aussi répertorié sous l'accusation « s'être trouvé dans une maison de désordre ». En fait, le terme « maison de désordre » peut désigner autant un bordel qu'une maison de jeu. Pour ces cas, nous avons donc dû croiser les plumitifs avec les dossiers judiciaires et les journaux pour savoir véritablement de quoi il s’agissait. Toutefois, puisque ces documents contiennent souvent des données manquantes, il fut parfois impossible de savoir à quelle infraction ce terme faisait précisément référence.

51 Pour quelques rares dossiers, on retrouve une fiche avec les informations suivantes : nom, âge, lieu de

naissance, lieu de résidence, état matrimonial, religion, langue, métier, niveau de tempérance, capacité à lire et à écrire, offense commise, date d'arrestation, plaignant, sentence.

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scandaleuses52. En contrepartie, ils restent de manière générale assez laconiques. Ainsi, eux aussi pourront être complétés avec des articles de journaux.

Pour ce qui est de l’examen des registres de la Cour du Recorder (AVQ- Actions Pénales, sous-série 2FF, no. 24-25, Livres des prisonniers, sous-série 2FF, no. 51 à 56, Dossiers sur les maisons de débauche, sous-série Conseil et comités, QP1-4/70-1), il s'agit du même procédé qu’avec le fonds précédent. C'est ainsi que pour les années 1919 à 1938, toutes les causes contenues dans les Actions pénales et les Livres des prisonniers53 furent dépouillées sans exception. Une étape qui se révéla profitable car ces recherches nous ont permis d'identifier un grand nombre de cas supplémentaires liés à la prostitution.

Dans un deuxième temps, trois journaux, francophones et anglophones, furent consultés de manière sélective entre 1919 et 1938. Le but de l'opération était double; arriver à mieux saisir le contexte politique, idéologique et socio-économique de l’époque et analyser le discours tenu à propos du phénomène de la prostitution. Il s’agit des quotidiens Le Soleil, l’Événement et le Quebec Chronicle - qui fusionne avec le Daily Telegraph pour devenir le Chronicle Telegraph en 1924 puis enfin le Quebec Chronicle Telegraph après 1934. Ceux-ci ont été choisis car ils sont d’allégeances politiques différentes, visent un lectorat différent puis finalement, sont rédigés dans les deux principales langues du Québec54. En fait, le but premier est d'avoir, autant que possible, une vue d'ensemble des différents points de vue et de pouvoir compléter les renseignements trouvés dans chacun des journaux55. D'ailleurs, il faut mentionner que ce

52 Pour toutes les recherches effectuées, nous avons trouvé deux cas de ce type; le premier implique un

couple de personnes âgées qui, en plus des motifs liés à la prostitution, se voient être accusées d'attentat à la pudeur et de voies de fait sur de jeunes enfants tandis que le second relate une série de descentes opérées dans un même secteur et ce, en l'espace de quelques jours.

53 Ces deux registres font partie de la sous-série 2FF, mais le second se distingue du premier car il englobe

uniquement les causes impliquant des arrestations.

54 Par exemple, tandis que Le Soleil est reconnu pour être de tendance libérale, l'Évènement est un

quotidien généralement plus conservateur. Quant au Chronicle Telegraph, c'est un journal de langue anglaise dont son programme éditorialiste semble illustrer une sympathie pour l'Empire Britannique est les institutions s'y rattachant. Pour le cas du Chronicle Telegraph, voir : « The Quebec Chronicle : Presentation », Bibliothèque et Archives nationales, Collection numérique,

http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/1854091, page consulté le 22 juillet 2015. Pour le cas de L'Évènement, voir George-Henri Dagneau, « L'histoire de l'évènement », Cap-aux-Diamants: la revue

d'histoire du Québec, vol. 1, no. 2, 1985. p.37.

55 Étrangement, nous avons découvert que d'un journal à l'autre, non seulement les articles couvraient

souvent les mêmes descentes policières, mais pour des raisons qui nous sont inconnues, il arriva même qu'ils soient textuellement identiques.

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sont des journaux à grand tirage56 et que leurs journalistes semblent produire des comptes rendus très détaillés des causes criminelles de la ville de Québec57. Les articles traitant des nouvelles judiciaires sont en effet fréquemment publiés, notamment dans le journal l'Événement. En revanche, il faut souligner le sensationnalisme qui souvent entoure ces derniers et qui rappelle au chercheur certains des écueils liés à l'utilisation des journaux58. D’autres sources importantes, mais moins centrales furent également mises à profit. Outre les archives judiciaires et les journaux, l’étude des textes de loi et de certains règlements municipaux - permet de comprendre le cadre législatif et réglementaire à la base des procédures d’arrestation, de jugement et de condamnation visant la prostitution en général et plus précisément, les maisons de débauche59. De plus, l’examen de ces documents permet de constater l’évolution de cette législation pour la période étudiée. À ces fins, le Code criminel canadien, les statuts refondus de la Province de Québec et les règlements municipaux de la ville de Québec furent consultés. Enfin, outre ces documents législatifs, les annuaires - Marcotte - de la ville de Québec furent également utilisés afin d'établir le statut socio-économique et le lieu de résidence des hommes arrêtés.

Limites du corpus

Les limites associées au corpus sont présentées dans un souci de montrer la portée véritable des résultats d’analyse. Une première limite découle directement du sujet de recherche, c’est-à-dire la dimension secrète de la prostitution et la volonté de dissimulation de la part des gens impliqués60. Comme le dit si bien Laure Adler dans son livre sur les maisons closes de France: « Dans cet univers où pèse le secret, où le mensonge et le travestisme sont de mise, il serait naïf d'imaginer atteindre le réel et pouvoir, comme si de rien était, se livrer à une reconstitution de la vie des prostituées61,

56 En ce qui concerne Le Soleil voir André Beaulieu et Jean Hamelin, La presse québécoise des origines à

nos jours. Tome 3 : 1880-1995, Québec, Presses de l'Université Laval, 1973. (1965). p. 11-14. Cela reste toutefois à nuancer dans le cas du Chronicle Telegraph.

57 Voir Emmanuelle D’Astous-Masse, Les médecins comme auxiliaires de la justice criminelle à Québec,

1880-1920, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2010. p. 17-19.

58 D’Astous-Masse, « Les médecins », p. 20. 59 Allen, « Prostituées de rue », p. 11-12. 60 Ibid., p. 13.

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par définition cachée62. ». Dans ce sens, il faut mentionner que l’analyse des archives judiciaires concerne seulement les personnes arrêtées par le système de justice. En fait, il s’agit d’indicateurs de la criminalité officielle et révélée. Ces chiffres ne rendent aucunement compte de la totalité du phénomène de la prostitution. En parallèle, vu le système de tolérance et de surveillance en vigueur vis-à-vis des bordels, les statistiques criminelles reflètent avant tout les activités des différents appareils de contrôle social et non l’étendue de la criminalité réelle63

. Les forces policières arrêtent les individus qu'ils veulent arrêter ou qu'on leur demande d'arrêter pour des actions qui selon le contexte et l'époque apparaissent répréhensibles. Par conséquent, il est primordial d’interpréter ces données judiciaires de manière critique d’autant plus que certains individus peuvent parfois jouir d'un traitement de faveur de la part de la police et des autorités judiciaires. Il faut d'ailleurs souligner que lors du dépouillement du journal l'Évènement pour l'année 1923, nous sommes tombés par hasard sur un article où le juge P-A Choquette - de la Cour des Sessions de la Paix pour le district de Québec - dénonce l'ingérence de prêtres et de politiciens dans certaines causes qu'il a jugées64.

Relativement à cette première limite, il est important de rappeler les difficultés que l’étude des marginaux et des déviants engendre. C’est que les documents légués à la postérité sont la plupart du temps ceux des forces de l’ordre et des autorités judiciaires donc ceux issus de la répression. Ces derniers contiennent généralement beaucoup plus d'informations sur ces acteurs responsables d'organiser la régulation que sur ceux régulés. Ainsi, c’est souvent « contre le grain » que les historiens sont forcés d’étudier les « dominés », c’est-à-dire à travers le regard des « dominants ». La description des marginaux laissée par leurs contemporains passe souvent à travers le prisme d’intentions plus ou moins voilées65. De plus, dans les rares cas où se sont les acteurs du milieu prostitutionnel - tenanciers et tenancières, prostituées, clients, proxénètes - qui produisent les sources, cette difficulté ne disparaît pas complètement dans le sens où il devient difficile de départager leurs véritables expériences des récits narratifs qu'ils utilisent pour

62

Laure Adler, Les maisons closes, 1830-1930, Paris, Hachette, 2003. p. 20.

63

À ce sujet, voir Boulianne, « La répression des bordels », Allen, « Prostituées de rue », chap. 2 et Andrée Lévesque, « Le Bordel : Milieu de travail contrôlé ». Dans Andrée Lévesque, Résistance et transgression :

études en histoire des femmes au Québec, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 1995. p. 123-138.

64 Voir Annexe A.

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se représenter eux-mêmes66. Conséquemment, ce mémoire ne dévoile que ce qu'il peut dévoiler, soit un aperçu de la prostitution tiré du seul côté de ceux qui entendent la contrôler et la dominer, par la coercition ou encore par la force du savoir.

Une deuxième limite est liée à celle imposée par la loi. Il aurait été intéressant d’examiner les archives policières67

ainsi que les registres d’écrou afin de voir les individus inscrits pour des motifs liés à la prostitution, mais l’accessibilité à ces archives est restreinte par la loi pour une période de cent ans. L’objectif est de limiter l’accès aux informations nominatives afin de protéger la vie des gens. Toutefois, les documents issus des tribunaux ne sont pas touchés par cette loi et restent publics. Bref, dans la mesure où il a été impossible de consulter les archives produites par les autorités policières et carcérales, le portrait du phénomène de la prostitution que rend cette recherche ne peut être que partiel.

La manière dont la loi est utilisée constitue une autre limite vis-à-vis les données. Maints historiens qui se sont penchés sur les phénomènes de criminalité et de pauvreté au Canada au cours du XIXe siècle ont montré comment la loi sur le vagabondage fut utilisée afin de contrôler le comportement des femmes présentes dans l'espace public68. Plus encore, certains d'entre eux ont souligné que des accusations de vagabondage étaient parfois portées contre des femmes « travaillant » dans une maison de débauche, mais qui sollicitaient directement dans la rue69. En outre, puisque la prostitution se décline sous des formes variées et que les femmes peuvent décider, selon le contexte, de louer un local, travailler dans un bordel déjà établi ou encore racoler directement sur la voie publique, cela constitue une tâche ardue de départager les prostituées dites « de rue » de celles travaillant « en maison. Ainsi, il est fort possible que des femmes « opérant » dans des maisons closes à Québec entre 1919 et 1938 aient été appréhendées en lien avec cette

66 Sangster, Regulating Girls, p. 128.

67 Dans le fonds de la Cour du Recorder, aucun livre d'arrestations ne semble avoir été conservé après

1881. Or cette absence est sans conséquence puisque de toute façon, la loi empêche l'accès à ce type de document.

68 Voir entre autres Tamara Myers, Criminal Women and Bad Girls: Regulation and Punishment in

Montreal, 1890-1930, Thèse de doctorat, Université McGill, 1995. et Jim Philips, « Poverty,

Unemployment, and the Administration of Criminals Law : Vagrancy Laws in Halifax, 1864-1890 », dans Philip Girard et Jim Phillips, dir. Nova Scotia. Vol. 3: Essay in the History in Canadian Law. Toronto, Osgoode Society, 1990.

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dite loi70. Ici aussi, il faut être prudent quant à la représentativité qu'offrent les informations tirées des archives.

Une dernière limite du corpus concerne les données judiciaires manquantes. D’une part, en raison du nombre considérable de cas trouvés - 2500 dossiers -, un échantillon aléatoire fut constitué. Cela pose certaines limites quant à l’exhaustivité des résultats. D’autre part, la série « dossiers judiciaires » du fonds Cour des sessions de la paix a subi un échantillonnage sévère. Au début des années 1980, lorsqu’est venu le temps de transférer ces dossiers judiciaires du ministère de la Justice à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec, seulement 5% des dossiers - à partir de 1920 - ont été conservés. Ce tri peut poser de grands obstacles, notamment pour les chercheurs qui s’intéressent aux phénomènes marginaux71. Ces difficultés furent en partie surmontées grâce aux journaux qui vinrent compenser l’information manquante. En outre, les conséquences de cet échantillonnage restent somme toute à relativiser puisque comme mentionné précédemment, les dossiers judiciaires sont souvent concis et doivent donc, même pour les causes où ils ont été conservés, être complétés avec les journaux. Enfin, vu le caractère manuscrit d'une partie de nos sources, un certain pourcentage72 des individus répertoriés pour des délits liés à la prostitution n'ont pu être identifiés en raison de l'illisibilité de leur nom et prénom.

70 La forte concordance entre les noms des individus arrêtés pour des délits liés à la prostitution et ceux

arrêtés pour vagabondage nous pousse à le croire. Nous avons donc décidé de retenir les cas de

vagabondage lorsque d'une part, les dossiers précisaient qu'il était bel et bien question de prostitution et d'autre part, les individus accusés étaient aussi impliqués dans au moins un cas faisant directement référence à la prostitution en bordel. Il reste qu'à l'instar de l'ambigüité entourant le terme « maison de désordre », le manque de précision dont font preuve les documents judiciaires nous a empêché, dans la majorité des cas liés au vagabondage, de savoir de quoi il s'agissait véritablement.

71 S'appuyer sur un échantillon peut effectivement convenir lorsqu'on travaille à établir des statistiques,

mais pour les historiens s'intéressant à la marginalité, cette technique peut causer problème. Ceux-ci se penchentsur des phénomènes qui laissent généralement moins de traces et pour lesquels, un seul cas trouvé peut être révélateur.

72 En fait, à partir du moment où l'illisibilité ou encore le caractère incomplet des données nominatives

faisaient en sorte qu'il était impossible de déterminer ni le sexe ni la langue de l'individu en question, il n'était pas pris en compte. Par contre, lorsque l'illisibilité n'était que partielle et qu'il était possible

d'identifier à partir par exemple du prénom l'une ou l'autre de ces informations, il était comptabilisé. Ainsi, sur les 1747 noms répertoriés, 66 furent laissés de côté, soit environ 4% du total.

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