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2.4 Autres considérations théoriques pertinentes

2.4.6 Sémantisation, habitudes d’usage et recontextualisation

Une autre notion importante pour la présente recherche est celle de la sémantisation. Suivant Courbon (2015), je considère que, comme tous les aspects de l’activité langagière, le sens linguistique n’est pas complètement objectif ni homogène. En effet, le sens des unités n’est que rarement enseigné de manière explicite et encore moins de manière formelle, c’est-à-dire que le sens n’est pas appris de façon uniformisée et pré-structurée, mais bien (co-)construit à travers les interactions qu’on entretient avec autrui (Brown, 2005). Ainsi, chaque locuteur sémantise les unités qu’il emploie, c’est-à-dire les investit de sens, selon son expérience du monde et des pratiques de sémantisation des autres, en particulier des différentes communautés de pratique auxquelles il appartient ou avec lesquelles il entre en contact.

Différentes communautés de pratique ont différentes habitudes quant à la sémantisation des unités, auxquelles le locuteur doit s’adapter et qu’il doit intégrer à ses propres habitudes afin de pouvoir communiquer. Ainsi, la sémantisation – et le sens en général – n’est pas seulement une relation à deux termes, entre mot et concept, mais à trois termes, entre mot, concept, et interlocuteur : « Words are symbols, cultural conventions, learned through a social process of interaction. The child18 has to learn what the community accepts as

appropriate usage; what is conventional, what is creative, what are the boundaries to the category to which a word applies » (Brown, 2005, p. 295) Les pratiques de sémantisation d’un locuteur donné ont donc une part d’intersubjectivité, en ce que les concepts et les façons d’en parler (c’est-à-dire les pratiques référentielles) sont acquis par la socialisation et sont normés dans les communautés qui les utilisent, tout en comprenant une part de singularité, en ce que chaque locuteur a un parcours d’expériences et d’appartenances – qu’on peut appeler son parcours sémantique – qui lui est propre.

Effectivement, chaque locuteur entre en contact de façon plus ou moins intensive avec plusieurs communautés de pratique au cours de sa vie, en fonction de la région où il habite et des régions où il a déjà habité, de ses emplois, de son éducation, de ses passe-temps, de ses amis, et ainsi de suite. Le parcours de

18Quoique l’ouvrage de Brown (2005) traite de l’apprentissage du sens chez les enfants pendant le développement initial du langage, la plupart de ses constats s’appliquent également aux locuteurs de tous âges, compte tenu du fait que l’apprentissage de nouvelles habitudes langagières, y compris des pratiques de sémantisation, ne cesse en fait jamais.

vie singulier d’un locuteur à travers différentes communautés de pratique fonde son univers de référence, c’est- à-dire l’ensemble des concepts dont il est susceptible de parler et les façons dont il est susceptible d’en parler (Courbon, 2015). Selon ce qui fait ou non partie de son parcours, et donc de son univers de référence, un locuteur aura des habitudes d’usage – y compris des habitudes de conceptualisation – différentes.

De ce fait, tout comme pour la perception de l’altérité linguistique, la perception qui importe quant aux différences dans la visée référentielle qu’une unité permet de traduire n’est pas celle du linguiste, mais bien celle du locuteur. Il est cependant impossible d’accéder directement à la sémantisation d’un locuteur donné à moins de lui demander directement, et ce, à condition que le locuteur lui-même soit en mesure de l’expliciter, ce qui n’est pas souvent le cas. Il faut plutôt se fier aux informations contextuelles : le cotexte immédiat, les habitudes d’usage de ce locuteur observées ailleurs dans le corpus, la situation de communication, le niveau de scolarisation des participants, les attitudes des participants, leurs parcours sémantiques, le sujet de discussion, les réactions des participants (cf. Gafaranga et Torras, 2002), les mises en relation des unités effectuées par les participants (cf. Courbon, 2012), et ainsi de suite.

Évidemment, il est encore impossible d’accéder directement à la contextualisation d’un énoncé lors de l’analyse, cette dernière s’effectuant nécessairement sur des traces décontextualisées. On peut, par contre, tenter de minimiser l’écart en recontextualisant l’énoncé à l’étude, c’est-à-dire en tenant maximalement compte des facteurs contextuels dont on dispose (voir à ce sujet Kerbrat-Orecchioni, 2007). Une telle recontextualisation ne peut être que partielle. Dès le moment où on n’est plus dans l’interaction, une partie du contexte est perdue à jamais – même en travaillant à partir d’un enregistrement vidéo de haute qualité, on ne recaptera jamais toutes les informations contextuelles qui étaient disponibles aux locuteurs (Kerbrat-Orecchioni, 2007). Même si l’analyste lui-même a participé à l’interaction, il n’aurait plus accès à l’entièreté du contexte lorsqu’il commence son analyse. Enfin, même avec des informations contextuelles idéales, on n’aura jamais accès à ce qui se passait dans l’esprit des locuteurs au moment de produire leurs énoncés. Cependant, le fait d’être toujours partielle ne rend pas la recontextualisation moins essentielle pour l’étude des pratiques de sémantisation.

2.4.7 Sens canonique, sens en usage et visée référentielle

Avec la notion de sémantisation vient aussi le concept de sens en usage. Comme chaque locuteur sémantise les unités qu’il emploie selon son parcours sémantique singulier, il s’ensuit qu’on ne peut pas postuler une signification inhérente ou uniforme pour une unité donnée. Plutôt, dans une telle approche, on doit observer le ou les sens en usage d’une unité donnée, c’est-à-dire le sens avec lequel elle a été employée. En observant les contextes dans lesquels un locuteur emploie une unité donnée – y compris le cotexte, la thématique de discussion, et toute autre information pertinente – on peut accumuler des indices indirects du ou des sens dont le locuteur a investi l’unité en question dans un emploi donné. Par exemple, Vogh et Courbon (à paraître) ont

pu relever 4 catégories principales de sens en usage de l’adjectif genetic en anglais dans le discours en ligne en lien avec le diabète : relatif à la matière génétique physique, relatif à une prédisposition à la maladie, relatif à l’hérédité et aux antécédents familiaux, et relatif à l’inévitabilité.

Dans la présente recherche, j’étends l’objet d’étude du sens en usage à la visée référentielle, comme il a déjà été mentionné dans ce chapitre. Dans l’introduction, le terme visée référentielle a été défini comme la réalité conceptuelle que le locuteur souhaite communiquer à son interlocuteur au moyen de ressources linguistiques telle qu’il se l’approprie et s’y oriente. Pour compléter cette définition, il faut rappeler que la référence, comme tout aspect du sens (au sens large), est une relation à trois termes : le locuteur, le signe linguistique et l’interlocuteur. Autrement dit, la visée référentielle opère en fonction non seulement de ce que le locuteur entend, mais ce qu’il pense que son interlocuteur va comprendre. Ainsi, ce terme sera employé pour comprendre tout ce que l’emploi de l’unité en question semble communiquer, notamment :

- le ou les sens en usage, tel que défini ci-dessus. Le sens en usage peut ou non comprendre le sens « canonique » : le sens communément partagé, qu’on pourrait s’attendre à trouver dans l’usage général. Les guillemets sont utilisés pour souligner que ce sens « canonique » n’est qu’une abstraction d’un certain ensemble des pratiques sémantiques et n’est peut-être pas le sens réellement attribué en contexte par les locuteurs;

- les fonctions discursives accomplies par l’unité elle-même; cela exclut, par exemple, des effets perlocutoires attribuables à l’énoncé au complet.

L’inclusion des fonctions discursives n’implique pas que celles-ci soient confondues avec le sens des unités étudiées - c’est en partie pour cela que sens en usage et visée référentielle ne sont pas utilisés de façon interchangeable dans la présente étude, même si on peut y voir un degré de synonymie. Cependant, ce qu’une unité permet régulièrement d’accomplir en discours fait partie des connaissances intersubjectives du locuteur qui emploie cette unité, autrement dit de ce qu’il peut s’attendre que cette unité communique ou puisse communiquer à son interlocuteur, et donc de la visée référentielle qu’il associe à l’unité en question.

Il importe de souligner qu’il n’est pas dans les objectifs de la présente étude de prendre position dans une discussion portant sur la sémantique lexicale ou sur la nature de la signification. Je n’entends pas par là que ces questions sont sans intérêt ou sans importance, ni que la conceptualisation qu’on adopte de la signification ou du lexique n’a pas d’influence profonde sur les données sélectionnées pour l’analyse, sur la méthodologie utilisée pour les analyser et ultimement, donc, sur les résultats et les conclusions qu’il est possible d’en tirer. Toutefois, la présente étude vise la prise en compte de ce que les locuteurs font réellement avec les unités lexicales qu’ils emploient, au moyen d’une analyse en contexte des emplois effectifs repérés dans un

corpus. Comme la nature de la signification ne fait pas partie de ce qui est observable dans le corpus d’analyse, elle ne constitue pas l’objet de la présente étude.

Il s’ensuit que la méthode d’analyse utilisée dans la présente étude ne me permet pas de tirer des conclusions de mon corpus d’analyse quant à la division entre la sémantique et la pragmatique, par exemple où se trace la frontière entre le sens d’une unité et les connaissances du monde en lien avec cette unité, ou entre le sens d’une unité et sa fonction ou son interprétation dans le discours. La méthode d’analyse ne permet pas non plus de trancher sur la nature même de la signification, par exemple si la signification d’une unité est plutôt vague ou schématique et est précisée en contexte par des mécanismes quelconques, ou si la signification est plutôt une liste plus ou moins détaillée des sens possibles qu’une unité peut prendre en contexte (pour un aperçu de la complexité de ces questions, fondamentales pour le domaine de la sémantique, et des réponses qui sont proposées par différents auteurs, voir par exemple Evans, 2009 ; Langacker, 2008 ; Ravin et Leacock, 2000 ; Récanati, 1997 ; Ruhl, 1989). Compte tenu du fait que la distinction entre sens et fonction importe pour certaines théories de la signification et pas pour d’autres, il ne convient donc pas d’imposer une distinction catégorielle entre les deux là où cela n’est pas pertinent à l’analyse des stratégies d’expression employées par les locuteurs dont on étudie les productions19. L’emploi du terme visée référentielle pour englober tant les sens en usage que

les fonctions discursives d’une unité se veut une manière de parler des deux sans devoir imposer une frontière tranchée entre eux sans toutefois les confondre, c’est-à-dire en laissant ouverte la possibilité d’éventuellement établir et exploiter une distinction entre les deux, si besoin en est.

Il importe également de souligner ici que, comme l’inclusion des fonctions discursives et le rôle important du contexte le laissent croire, la présente étude s’appuie fortement sur des travaux et des notions issues de l’analyse conversationnelle. Toutefois, il s’agit bien d’une étude de l’alternance codique comme stratégie d’expression sur le plan lexical, non pas d’une étude d’analyse conversationnelle en tant que telle. Son objet principal demeure la visée référentielle traduite par des unités lexicales; des notions comme les tours de parole, la rupture conversationnelle et les fonctions discursives sont plutôt des outils utiles pour l’analyse de cet objet principal dans un corpus de l’oral.