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3 Le corpus analysé

3.1 Critères de sélection des corpus à analyser

3.1.3 Exclusion des corpus d’apprenants

On pourrait penser que les corpus dits « d’apprenants » d’une langue seconde ou étrangère (corpus de cours de langue, d’enfants en bas âge, etc.) constituent une source potentielle d’occurrences d’alternance codique. En effet, on peut parfois y trouver des locuteurs qui s’expriment dans plus d’une langue. Ces corpus présentent cependant quelques difficultés par rapport aux critères énumérés ci-dessus.

Tout d’abord, il y a de bonnes chances que les locuteurs qui s’expriment dans un corpus d’apprenants ne répondent pas à la définition de bilinguisme présentée à la section 3.1.1.3, c’est-à-dire qu’ils n’utilisent pas plus d’une langue dans la vie de tous les jours. Bien sûr, il n’est pas garanti que ce soit le cas simplement parce qu’il s’agit d’un corpus d’apprenants, mais il y a plus de chances que les locuteurs dans un tel corpus n’aient pas encore la compétence fonctionnelle évoquée en 3.1.1.3 dans les langues mises en évidence dans le corpus, ou qu’ils ne vivent pas dans un contexte où cette langue est utilisée dans la vie de tous les jours, c’est-à-dire, en dehors de la salle de classe (Granger, 2008).

Deuxièmement, les protocoles d’enquête utilisés pour constituer des corpus d’apprenants ne favorisent généralement pas l’alternance codique. D’une part, puisque les locuteurs apprenants n’ont habituellement pas beaucoup d’exposition à l’interaction spontanée dans la langue qu’ils apprennent (Beaulieu et al., 2016; Beaulieu et Dupont Rochette, 2014), les enquêtes s’appuient souvent sur des tâches de sollicitation comme remplir des textes à trous, résumer un texte, traduire un texte, etc. (Granger, 2008). Ce genre de tâche donne lieu à des situations plutôt de distance communicative qui sont moins propices à la production de l’alternance codique (cf. la section 3.1.1.2). D’autre part, puisque les enquêtes cherchent spécifiquement à évaluer ou à documenter les

productions dans une langue en particulier, c’est-à-dire la langue que les participants apprennent, ces derniers sont dissuadés de produire de l’alternance codique, soit implicitement par la nature des tâches, par le comportement de l’enquêteur ou par les normes établies lors de l’instruction, soit explicitement par les directives de l’enquête.

Une troisième difficulté que les corpus d’apprenants pourraient introduire relève plutôt de l’analysabilité des occurrences qu’on pourrait trouver dans un corpus d’apprenants. Par rapport à d’autres types de corpus d’interaction bilingue, l’alternance codique relevée dans un corpus d’apprenants est plus susceptible d’avoir été produite pour résoudre un problème d’accès lexical ou pour pallier le manque de ressources dans la langue d’apprentissage; l’alternance serait en quelque sorte nécessaire pour que l’interaction se poursuive. Comme l’analyse porte sur les différences d’investissement de sens entre des unités de langues différentes, il est préférable que les occurrences d’alternance codique examinées soient plutôt le résultat de la sélection de l’unité qui correspond le mieux à la visée référentielle du locuteur.

Il est à noter qu’aucune de ces difficultés n’est exclusive aux corpus d’apprenants. Quant au bilinguisme, comme il a été mentionné à la section 3.1.1.4, une enquête ciblant principalement des locuteurs bilingues peut toutefois inclure des locuteurs qui ne sont pas en mesure d’employer plus d’une langue dans leur vie de tous les jours. Pour ce qui est des protocoles d’enquête, tout corpus sera influencé par les objectifs et la nature de l’enquête de laquelle il découle. Par exemple, bon nombre de corpus où s’expriment des locuteurs bilingues découlent d’enquêtes qui ont pour but de documenter les productions dans une langue donnée. C’est un objectif particulièrement fréquent dans les enquêtes sur des langues minoritaires, et il peut influencer les tâches de production qui sont utilisées, ou les questions d’entrevue, et ainsi les données disponibles dans le corpus. Tout corpus sera aussi influencé par le fait même qu’il découle d’une enquête : même avec un protocole de conversation libre ou semi-dirigée entre locuteurs qui se connaissent bien, le simple fait de se savoir enregistré et ultérieurement étudié influe sur la situation de communication et ainsi sur les productions. Par exemple, le fait de vouloir « bien répondre aux questions » ou de « bien paraître sur l’enregistrement » peuvent passer au premier plan et supplanter les objectifs premiers de la communication – communiquer efficacement, bien gérer l’interaction, etc. Autrement dit, aucun corpus n’arrivera à capter véritablement un contexte de production tout à fait naturel ou normal pour les locuteurs en question.

De plus, à l’égard de l’alternance codique en tant que stratégie de contournement, tout locuteur bilingue peut recourir à la langue B pour continuer l’interaction s’il ne connaît pas une unité lexicale de la langue A, l’a oubliée ou ne peut pas y accéder temporairement. En fait, les chances que cette situation se produise sont encore plus élevées en contexte d’enquête, où la présence de l’enquêteur ou de l’enregistreur peut mettre le locuteur plus ou moins mal à l’aise.

Toutefois, même si les difficultés énumérées ci-dessus ne sont pas exclusives aux corpus d’apprenants, elles y sont particulièrement présentes. En choisissant d’exclure ce type de corpus, on peut minimiser de façon significative leur impact potentiel sur l’analyse. La réduction de leur impact est d’autant plus important dans le cas des stratégies de contournement qu’il n’y a pas de critère empiriquement observable qui permette d’identifier les occurrences qui en relèvent. Par exemple, Poplack (1987) suggère que les occurrences dysfluides (c’est-à-dire, avec pauses et hésitations) indiqueraient « switching for lack of lexical or syntactic availability » (p. 54), mais, tandis que la dysfluidité peut effectivement indiquer une recherche lexicale en cours, cette recherche lexicale pourrait indiquer la sélection du « mot juste » pour exprimer sa visée référentielle aussi bien qu’elle pourrait indiquer un problème d’accès lexical. On ne peut pas non plus se fier à la conscience des locuteurs en ce qui a trait à leurs propres processus de production pour trancher cette question, puisque ces processus sont souvent inconscients (Gardner-Chloros, 2009). De plus, en ce qui concerne la présente analyse, il n’est tout simplement pas possible d’avoir accès à la conscience linguistique des participants : même s’il était envisageable de recontacter les locuteurs enregistrés et de les interroger sur leurs choix lexicaux, le temps écoulé depuis la production des énoncés en question affaiblirait considérablement la fiabilité des indices fournis par leurs réponses. On doit plutôt admettre qu’il n’est tout simplement pas possible de déterminer, dans l’état actuel des connaissances, si une occurrence d’alternance codique est effectivement le résultat d’une sélection lexicale en fonction de la visée conceptuelle du locuteur. Ainsi, il importe que les conditions d’enquête favorisent autant que possible la participation de locuteurs ayant les compétences fonctionnelles recherchées et le déroulement de l’interaction dans une situation de proximité communicative, non seulement pour augmenter les chances de repérer une bonne quantité d’occurrences d’alternance codique, mais aussi pour que ces occurrences soient susceptibles de relever d’une stratégie d’expression.