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4 Pré-analyses : repérage d’occurrences, catégorisation et transcription

4.2 Occurrences ciblées pour l’analyse

Plusieurs façons de classifier la juxtaposition des codes sont proposées dans la littérature, dans le but d’orienter les analyses à effectuer ou bien de restreindre l’analyse à une ou des manières spécifiques de juxtaposer. Bien entendu, cette classification se fait en fonction de l’approche du ou des chercheurs en question et des objectifs de leur analyse. Par exemple, toute étude qui analyse l’alternance codique comme une interaction entre deux grammaires distingue entre l’alternance codique interphrastique et intraphrastique : l’alternance codique interphrastique est écartée de ces analyses explicitement (voir par exemple MacSwan, 2013 ; Myers-Scotton, 1992b ; Sankoff et Poplack, 1981) ou implicitement, parce que ce type d’alternance n’est pas un lieu d’observation des interactions syntaxiques. La présente étude n’est pas exemptée du besoin de classifier et de restreindre les occurrences analysées selon les objectifs de l’étude. Ainsi, quoique toute juxtaposition de codes conforme aux critères en 4.1 ait été considérée comme une occurrence d’alternance codique lors du dépouillement du corpus (voir le tableau 4.1), seules certaines de ces occurrences ont été analysées. Notamment, l’analyse se concentre sur les occurrences « isolables » (la section 4.2.1) et qui ont été produites en anglais (la section 4.2.2).

4.2.1 Les occurrences isolables

Afin d’analyser l’alternance codique en tant que stratégie d’expression sur le plan lexical, il faut pouvoir identifier, au sein de toute occurrence étudiée, la ou les unités lexicales qui ont potentiellement fait l’objet d’une sélection à des fins référentielles. Pour s’assurer qu’une unité donnée a bien ce potentiel, il faut pouvoir l’identifier comme l’unité lexicale dont l’emploi aurait « occasionné » le changement de code. Dans ce sens, et contrairement à l’approche de Poplack (par exemple, 1987), ce sont les occurrences de plusieurs unités qui sont les plus ambiguës, car il est plus difficile (voire impossible) d’y identifier avec certitude l’unité « cible », s’il y en ait une, qui aurait motivé ou occasionné l’alternance.56 On ne peut pas simplement repérer la première

unité de l’occurrence comme étant cette unité cible, car le locuteur aurait pu changer de code en anticipation de l’emploi d’une unité donné plus loin dans son énoncé. Cela peut notamment être une stratégie pour éviter des

56Il est à souligner ici qu’une unité lexicale consiste en une association entre une forme et un ou des sens. Autrement dit, lorsqu’une occurrence d’alternance codique a été motivée par la sélection d’une unité donnée, cette motivation tient non seulement de la forme matérielle qu’on observe mais aussi – voire plutôt – du ou des sens que cette forme permet de représenter en discours.

changements de code à des endroits particulièrement inhabituels dans la phrase, comme entre un nom et un adjectif attribut (Pfaff, 1979 ; Poplack, 1980).

On pourrait donc penser à restreindre l’analyse à des occurrences d’alternance codique de type insertionnel, c’est-à-dire qui relèvent de l’insertion d’une seule unité du code B dans un discours ayant lieu autrement en code A (aussi appelé « single-word switches » ou « lone other-language items [LOLIs] », cf. par exemple Poplack, 1980 ; Poplack, 2012). La notion d’insertion est déjà bien établie dans la littérature, notamment dans les travaux de Myers-Scotton (par exemple, Myers-Scotton, 1995 ; Myers-Scotton et Jake, 1995). Le modèle MLF (déjà discuté à la section 4.1.4) envisage toute alternance codique à l’intérieur d’un même constituant syntaxique comme un processus d’insertion : l’insertion d’un ou plusieurs « morphèmes de contenu » (« content morphemes ») de la langue enchâssée dans un cadre de « morphèmes de système » (« system morphemes ») fourni par la langue matrice. L’insertion d’une unité seule représente le cas non marqué ou prototypique du modèle; un mécanisme d’exception est nécessaire pour expliquer des séquences plus longues (« EL islands »), à l’intérieur desquelles la langue enchâssée peut elle aussi fournir une partie du cadre.

On retrouve également la notion d’insertion dans la typologie de Muysken (2000), basée en partie sur le modèle de Myers-Scotton. Muysken distingue trois processus de juxtaposition des codes : l’insertion d’une unité du code A dans une phrase construite selon la grammaire du code B (l’insertion prototypique dans le modèle MLF), l’alternance entre les grammaires du code A et du code B (semblable à la notion d’îlot dans le modèle MLF), et la lexicalisation congruente (« congruent lexicalisation »), où les deux grammaires sont suffisamment similaires pour que les deux codes puissent contribuer du matériel lexical en même temps pour « vêtir » une même structure grammaticale.

L’insertion figure également dans des approches qui ne sont pas axées sur la syntaxe, comme celle de Auer (1995) en analyse conversationnelle. Auer distingue quatre patrons de changement de langue, selon ce que chacun implique pour l’interaction en cours :

- le nouveau choix de langue, où un locuteur change de langue pendant son tour de parole, et de là, l’interaction continue dans cette nouvelle langue;

- la négociation du choix de langue, où les deux locuteurs57 utilisent chacun une langue différente. Ils

pourraient ou non finir par converger sur une seule langue à utiliser comme « langue de l’interaction »;

- le non-choix de langue, où le premier locuteur change souvent de langue pendant son tour de parole, de sorte qu’il n’y a pas clairement une langue de l’interaction. Le deuxième locuteur peut ensuite choisir la langue qu’il préfère ou bien continuer lui aussi dans le non-choix;

- l’insertion, c’est-à-dire une alternance de codes visant une unité en particulier (« unit-focused switching », p. 126), qui représente une interruption momentanée dans la langue de l’interaction plutôt qu’un changement de celle-ci.

Cependant, aucune de ces approches n’est tout à fait adéquate pour la présente étude. Une définition de l’insertion comme étant la production de matériel extracodique sans changer de grammaire de production n’est pas compatible avec l’approche de la présente étude, selon laquelle il n’y a pas deux grammaires distinctes dont l’interaction doit être expliquée, mais bien un répertoire de ressources lexicales, morphologiques, syntaxiques, discursives, etc., acquises par l’expérience avec l’usage et associées par cette même expérience à un ou des codes communicatifs. La définition de Auer (1995) pourrait convenir, mais il n’en reste pas moins que la notion d’insertion elle-même ne capte pas bien la distinction qui est recherchée ici : il importe peu qu’une unité soit insérée ou non dans un cadre grammatical ou discursif quelconque. Plutôt, il importe qu’il soit possible d’identifier l’unité en question comme celle étant effectivement l’objet – ou plutôt, pour ainsi dire, l’objectif, s’il y en a un – de l’occurrence d’alternance codique en question.

Pour ces raisons, je vais plutôt parler d’unités « isolables ». Par là, j’entends des unités pour lesquelles il y a peu de chances qu’elles aient fait l’objet d’une alternance codique par anticipation ou par enchaînement, autrement dit, des unités qui, on peut en être relativement certain, ont occasionné l’occurrence d’alternance codique dont elles sont l’objet. Cela comprend les insertions selon la définition de Auer (1995), c’est-à-dire les occurrences d’une unité seule, ainsi que les unités qui amorcent une occurrence plus longue, mais qui sont séparées du reste de l’occurrence d’une façon qui réduit les chances que ce soit une alternance par anticipation. Les longues pauses, les fins de phrase syntaxique (indiquées par une prosodie de fin de phrase déclarative, exclamative ou interrogative) et les changements de tour de parole ont tous été considérés comme des indicateurs d’isolabilité. Cependant, les bribes, les répétitions, les reformulations, les interruptions et les chevauchements n’ont pas été considérés comme suffisants pour constituer l’isolabilité, car ils n’indiquent pas avec le même degré de certitude la séparation de l’unité en question de ce qui suit ou qui aurait pu suivre, dans l’esprit du locuteur.

Il importe de souligner ici que la notion d’isolabilité est une catégorie d’analyse imposée sur les données. Tout comme l’exclusion des unités dont l’association par les locuteurs à l’un ou l’autre code est plutôt difficile à établir (voir la section 4.1.4), l’isolabilité est employée dans le but de restreindre la présente étude à l’analyse des occurrences les moins ambiguës possible – tout en admettant qu’une certaine ambiguïté est

incontournable, car il est impossible pour un analyste externe de déterminer avec certitude pourquoi et comment un locuteur donné a procédé à la formulation d’un énoncé donné. Restreindre l’analyse à des unités isolables n’implique en rien que de tels usages ont un statut particulier auprès des locuteurs, ou que des usages non isolables ne donneraient pas lieu à des observations significatives. Force est d’admettre que cette restriction, quoique nécessaire en vue des objectifs de la présente étude, a nécessairement des conséquences sur l’analyse, notamment en ce qu’elle donne une prépondérance à des unités qui sont plus souvent employées comme insertion ou en début de phrase dans le corpus étudié.

4.2.2 Les occurrences en anglais

Comme il a été mentionné dans la section 4.1.2, pour l’insertion d’une unité seule du code B dans un discours du code A, le retour à l’utilisation du code A par la suite a été considéré comme la fin de l’insertion et non comme une nouvelle juxtaposition de codes. Ainsi, comme les occurrences d’alternance codique repérées dans le corpus Beaulieu et le corpus PFC consistent uniquement en des insertions d’une unité de l’anglais dans un discours autrement en français (cf. la section 4.3), il n’y a dans les faits pas d’occurrences d’alternance codique vers le français dans ces deux corpus. Pour que l’analyse soit la plus comparable possible pour les trois sous-corpus, il a été décidé de cibler les occurrences d’alternance codique vers l’anglais. Des occurrences en français figurent toutefois dans l’analyse lorsqu’il s’agit de comparer les usages des unités ciblées avec ceux des éléments français du même paradigme lexical multicodique (cf. la section 2.4.2). Il est à noter, cependant, qu’en raison du manque d’occurrences comparables d’alternance codique en français pour les deux corpus de l’Alberta, ces comparaisons ont pu être faites avec le corpus FAC seulement.

4.3 Repérage des occurrences d’alternance codique dans le