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Chapitre IV – Le recrutement des défunts

1. Le recrutement selon l’âge et le sexe des défunts

1.4. Une sélection des défunts

1.4.1. Les enfants morts en bas âge

L’hypogée II s’intègre dans un schéma de recrutement désormais connu, à savoir celui d’un lieu d’inhumation « communautaire », rassemblant hommes, femmes et enfants, mais dont les jeunes enfants sont majoritairement exclus. Il s’apparente ainsi au groupe humain inhumé dans l’hypogée des Gouttes-d’Or à Loisy-en-Brie où, sur les quelques 164 individus recensés (43 enfants, 7 adolescents et 114 adultes), seuls quelques enfants décédés en bas âge ont eu accès à la tombe, de sorte que le quotient de mortalité infantile est remarquablement faible (1q0= 24,39 ‰, d’après Bocquet-Appel, 1994 ; Bocquet-Appel et Bacro, 1997) (Fig.

31). La structure par âge de la population inhumée dans l’hypogée du Warmery-Haut, à Ay-Champagne, révèle

la même disparité, avec seulement deux enfants morts en période infantile pour un effectif d’au moins 104 individus (1q0= 19,23 ‰, d’après Blin, 2011 : 209-210) (Fig. 31). Dans ces deux tombes, le quotient de

mortalité avant 15 ans, qui varie de 163,46 ‰ au Warmery-Haut à 262,19 ‰ aux Gouttes-d’Or (il est de 271,19 ‰ au Mont-Aimé II), est inférieur aux valeurs attendues pour une mortalité de l’ère prévaccinale et préantibiotique. Cette situation, partagée par la grande majorité des sépultures collectives de la fin du Néolithique du Bassin parisien (pour revue, voir Billard et al., 2010 : 279-280 ; Chambon, 2003 : 319) – et ailleurs en Europe occidentale (voir, par exemple, Waterman et Thomas, 2011 pour le Néolithique du Portugal) – est le plus souvent interprétée comme relevant d’une pratique socio-culturelle, répandue dans les sociétés traditionnelles, consistant à exclure les jeunes enfants du lieu d’inhumation dévolu à la communauté ou l’une de ses composantes (Masset, 1975).

Figure 31. Comparaison

des courbes de mortalité immatures du Mont-Aimé I et II, des Gouttes-d’Or

(d’après Bocquet-Appel,

1994) et de Warmery-Haut

(d’après Blin, 2011). L’aire grise correspond à

un schéma de mortalité théorique (limite supérieure pour e0 = 25 ans et limite

inférieur pour e0 = 35 ans,

avec q ± 2 SE). 0 100 200 300 400 500 600 700 0 1-4 5-9 10-14 15-19 Qu ot ie nt s de m or ta li (‰ )

Classes d'âge (années révolues)

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Les données archéologiques, historiques et ethnographiques témoignent en effet que ce phénomène n’est pas propre au Néolithique européen, mais qu’il est plus global, puisqu’on le retrouve aussi bien à la Protohistoire qu’aux époques historiques et partout où la mortalité infantile est ou fût élevée (voir, par exemple, Blaizot, 2017 : 440 sqq. ; Dedet, 2018 : 31-35). La spécificité des traitements (funéraires ou autres) réservés aux enfants morts en bas âge illustre, à cet égard, la diversité culturelle des sociétés humaines : cadavre réifié et abandonné, sépulture au sein de l’habitat ou hors de l’espace des vivants, ensemble funéraire dévolu aux seuls enfants, traitement du cadavre différent de celui réservé aux autres membres du groupe (crémation versus inhumation) (sur ces questions, voir les contributions réunies dans Bacvarov Ed., 2008). Aux temps du Néolithique où les tombes collectives ont été utilisées, le traitement de la majeure partie des enfants morts en bas âge reste énigmatique, la rareté sinon l’absence de vestiges humains donnant libre cours à toutes les conjectures.

Sans pour autant vouloir donner une interprétation universelle à un phénomène dépassant largement le contexte chrono-culturel considéré ici, il n’est pas inopportun de rappeler que, dans de nombreuses sociétés traditionnelles, le jeune enfant, dont l’identité doit se construire (enfant sans nom, non encore initié…), et qui n’est pas encore agrégé à la famille et au groupe en général, est imparfaitement sociabilisé (voir, entre autres, Godelier, 2004 : 252, 256 ; Thomas, 2000 : 188-193 ; Van Gennep, 1909 : 216, 226). Tantôt étranger, tantôt ambigu, sans âme et sans esprit, il occupe une place intermédiaire entre individualité à naître – l’enfant n’est pas encore une personne à part entière – et collectivité, entre vie terrestre et vie sociale, entre au-delà et monde des vivants (Erny, 1972 : 35-37, 43 ; Thomas, 1982 : 83, 91, 105). Il est alors compréhensible que, appliquant l’un des principes de la relation entre individu et société – mais aussi parce que dans les sociétés archaïques l’on meurt plus durant la prime enfance qu’à tous autres âges de la vie –, l’enfant en bas âge ait pu être exclu du lieu d’inhumation destiné aux seuls individus pleinement intégrés dans l’ordre social. Pour autant qu’elle soit vraie dans le contexte considéré, cette supposition contiendrait alors une contradiction. L’accès à la tombe collective – sous-entendu celle de la collectivité – est (sans doute) soumis à l’intégration sociale, qui coïncide le plus souvent avec des étapes biologiques de la vie (par exemple, le sevrage, qui peut être lié à la denture déciduale ; Erny, 1972 : 22 sqq.), mais la réalité apparaît plus complexe. En effet, l’ensemble des jeunes enfants n’étaient pas exclus des sépultures collectives néolithiques : ils l’étaient majoritairement, mais pas exclusivement (sinon rarement), puisque quelques-uns y ont presque toujours été inhumés et, parmi eux, des enfants morts autour de la naissance – qui ont peut-être eu accès à la tombe en même temps que leur mère biologique, morte en couches ou des complications de l’accouchement (mortalité obstétrique), comme cela a pu être avancé par certains auteurs (Billard et al., 2010 : 280) –, mais pas seulement. D’autres étaient plus âgés (et d’âges différents), mais toujours représentés en nombre insuffisant. Ce n’est donc pas une règle absolue que d’exclure les jeunes enfants, soit parce qu’elle n’est pas respectée scrupuleusement ou, plus probablement, parce qu’elle comporte des exceptions et ne s’applique pas à tous pareillement. Les critères nous échappent cependant. Ce constat révèle sans doute un aspect particulier de l’organisation des sociétés du Néolithique, dans lesquelles, à âges égaux, tous les enfants n’avaient certainement pas le même statut. Le sexe des enfants, qui nous est largement inconnu, est peut-être un critère de sélection. Toutefois, l’identification du sexe par méthode moléculaire de quelques-uns des enfants inhumés dans les hypogées I et II du Mont-Aimé montre que des garçons et des filles ont eu accès aux caveaux. Les sources ethnologiques offrent d’autres possibilités26,

26 Par exemple, dans son ouvrage consacré à la vie quotidienne dans un village baoulé (Côte d’Ivoire), V. Guerry rapporte

les faits suivants : « Dans une famille, les trois premiers enfants qui meurent sont féa, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas droit

aux funérailles solennelles. On compte les morts d’une famille par rapport à la mère et non par rapport au père (…). On ne fait aucune exception à cette règle ; un ancien a beau être notable, s’il est féa, il n’aura pas de funérailles (…). La tombe (du féa) a été creusée, non au cimetière, mais à l’endroit où l’on jette les ordures » (Guerry, 1970 : 81-82).

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indiscernables par l’archéologie. Quoi qu’il en soit, la situation décrite témoigne que les sépultures reflètent surtout l’image plus ou moins transposée, voire idéale, d’un groupe social, plus qu’une réalité démographique.

Fait remarquable, le groupe humain inhumé dans l’hypogée I du Mont-Aimé ne partage pas cette particularité. En effet, la tombe a non seulement accueilli presque autant d’enfants que d’adultes (et d’adolescents), mais surtout un grand nombre d’enfants décédés en bas âge y ont été inhumés : un tiers des défunts étaient âgés de moins de cinq ans. Et parmi ces derniers figurent des individus d’âges au décès variés, morts en période périnatale, post-néonatale et au-delà. La comparaison du groupe inhumé dans l’hypogée I avec celui de l’hypogée II montre que la différence entre les effectifs des enfants de moins de 1 an est statistiquement significative (test exact de Fisher ; p = 0,004). En revanche, la représentation des enfants plus âgés ne l’est ni pour le groupe des 1-4 ans (χ2 = 0,778 ; ddl = 1 ; p = 0,378) ni pour celui des 5-14 ans (χ2 =

0,232 ; ddl = 1 ; p = 0,630). La situation observée pour l’hypogée I est singulière. Elle ne trouve en effet guère d’écho parmi les tombes collectives néolithiques, où le déficit des jeunes enfants est patent (pour revue, voir Chambon, 2003 : 317, 319).

1.4.2. Les adolescents et les jeunes adultes : surmortalité ou sélection ?

Le recrutement du Mont-Aimé I se singularise aussi par une proportion anormalement élevée d’adolescents et de jeunes adultes. On retrouve de semblables anomalies, quoique moins marquées, dans l’hypogée II du Mont-Aimé. Dans l’hypogée II des Mournouards, les adolescents sont sensiblement surreprésentés (5q15= 254 ‰ ; Blin, 2011 : 242). Cette récurrence, dans des tombes mitoyennes ou

géographiquement proches, n’en est que plus troublante. Et pourquoi des adolescents et de jeunes adultes, autrement dit des individus dans « la force de l’âge », ayant atteint la maturation biologique (puberté), qui coïncide avec la maturation sociale dans de nombreuses sociétés traditionnelles (Erny, 1972 : 22 sqq.).

Une telle situation témoigne d’une sélection des défunts sur des critères d’âge ou, autre éventualité, d’un épisode de mortalité répondant, le cas échéant, à une cause commune et sélective. L’excès de jeunes femmes dans l’hypogée I (soit deux à trois individus en surnombre) pose d’emblée la question de la mortalité maternelle, c’est-à-dire des décès par causes obstétricales directes ou indirectes survenus au cours de la grossesse, après l’accouchement, voire plus tardivement (mort maternelle tardive ; Saucedo et al., 2013). Par ailleurs, la proportion élevée d’adolescents et de jeunes adultes (dans les deux hypogées) ne s’oppose pas non plus à l’idée de victimes de violences perpétrées dans un conflit armé. Si, dans le contexte des hypogées de la Marne, on connaît quelques rares exemples de blessures mortelles ou non par flèche ou autre projectile en silex27 (Cordier, 1990 ; Guilaine et Zammit, 2001), et que l’idée de guerre a été très tôt avancée par J. de Baye

(1880) – mais sur des critères discutables28 –, puis reprise par C. Masset (1975) et J.-P. Bocquet-Appel (1994)

27 Cinq individus adultes avec chacun une blessure mortelle ou non, causée par des armatures de flèches fichées dans des

vertèbres de trois d’entre eux (Le Razet à Coizard, La Pierre-Michelot à Villevenard et dans une tombe non précisée –

hypogée II – de cette même commune), dans un humérus et au niveau de l’os zygomatique pour les deux autres

(respectivement Hypogée I et II d’Oyes) (d’après Cordier, 1990 ; Guilaine et Zammit, 2001).

28 J. de Baye voyait certains hypogées comme les réceptacles de guerriers morts au combat (De Baye, 1880) : « Lorsque

les morts étaient en grand nombre, ils étaient superposés avec soin et en contact immédiat les uns avec les autres (…). Il y’a lieu de conjecturer que les sujets inhumés dans ces grottes purement sépulcrales étaient les victimes d’un ou plusieurs combats et qu’ils avaient été déposés presque simultanément après la lutte. En effet, des hommes seuls avaient été ensevelis ensemble, et tous étaient adultes et jeunes (…). Les flèches à tranchant transversal abondaient dans ces sortes de sépultures (…). Les projectiles se trouvaient sur tous les points du corps. » (p. 174). L’auteur distingue une autre catégorie de sépultures, bien différente des précédentes, à l’intérieur desquelles les « inhumations, où tous les membres de la famille

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sur la base d’arguments paléodémographiques, aucun des décès survenus aux Mont-Aimé I et II ne peut être distinctement rapporté à une mort violente. D’un autre côté, la situation décrite se rapprocherait des profils de mortalité en contexte d’épidémie décrits pour certains cimetières d’époque historique, qui se caractérisent par une proportion élevée d’adolescents et de jeunes adultes (Castex, 2007), mais elle s’en distingue par d’autres aspects, en particulier la représentation des enfants de 5 à 14 ans, plus conforme à un schéma de mortalité archaïque. On ne connaît cependant que peu de choses des épidémies survenues au Néolithique, tant des agents pathogènes que de leur morbidité et leur mortalité. On remarquera, cependant, que ni les cimetières d’épidémies d’époque historique ni les rares exemples de sites néolithiques interprétés comme des massacres (dont l’emblématique fosse rubané de Talheim dans le Bade-Wurtemberg en Allemagne ; Wahl et König, 1987), ne sont représentatifs d’une mortalité archaïque, puisque les enfants décédés en bas âge y font sinon complètement du moins grandement défaut : une forme de sélection des défunts s’est sans doute aussi opérée en situation d’urgence, maintenant ainsi les codes en vigueur. Alors, conflit, épidémie, mortalité obstétrique, misère physiologique, surmortalité féminine aux âges de la procréation, ou autres causes ? On se perd en conjectures. L’interprétation n’est d’ailleurs peut-être pas unique.