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b Séance 19 (07/02/2018), ou l’apparition de la créativité

III. Illustration clinique : l’activité « jeux de société » d’un CATTP pour

III.2. Présentation de l’activité « jeux de société » :

III.3.3. b Séance 19 (07/02/2018), ou l’apparition de la créativité

Présents: Oscar, Gordon, Thomas, Vincent, Justine. Soignants: VD, ES, FV. Une nouvelle adolescente, Justine, intègre le groupe ce jour.

Temps interstitiel en salle d’attente.

Pour son premier groupe, Justine est accompagnée jusqu’en salle d’attente par sa mère, qui semble anxieuse de nous confier sa fille. Oscar, Gordon et Thomas jouent au baby-foot. Lorsque sa mère part, Justine semble mal à l’aise. Les adolescents lui ont dit bonjour mais ne cherchent pas à lui parler, ni même à l’inclure dans leur jeu. Craignant que Justine ne se sente mal accueillie, je reste

quelques minutes en salle d’attente et tente de bavarder avec elle, alors qu’habituellement je prends soin de laisser les adolescents profiter de ce temps sans adulte.

Dès que Vincent arrive – avec quelques minutes de retard - nous partons en salle d’activité.

Temps de discussion et collation.

Nous faisons un tour de présentation pour Justine, demandons aux adolescents de lui présenter le groupe et les règles. Thomas s’impatiente, réclamant plusieurs fois le début du jeu.

Thomas commence à servir à boire au groupe avec l’aide de Gordon, mais pas à tout le monde : il s’arrête après s’être servi, et est très surpris lorsqu’on le reprend sur ce point. Les besoins et envies du reste du groupe ne lui étaient pas du tout venus à l’esprit.

Tous disent aller bien. Gordon, Vincent et Justine n’ont pas d’anecdote à rapporter au groupe. Oscar en rapporte une brièvement. Thomas, lui, nous annonce qu’il a un nouveau projet professionnel (ouvrir une boutique d’insectes), puis parle interminablement de la fourmi qu’il élève, sans se rendre compte que les autres sont rapidement lassés. Son discours, sublogorrhéique, n’a pas véritablement valeur d’échange avec les autres.

C’est donc une conversation de début de séance laborieuse : trois ne parlent pas, un monologue, seul un adolescent partage réellement quelque chose avec le groupe. Nous tentons de lancer un autre tour de discussion en demandant aux autres s’ils ont des idées de projets professionnels, mais seuls Vincent et Justine s’en saisissent.

Au moment de choisir le jeu, Thomas propose le Loup-garou puisque nous sommes 8, mais à ma grande surprise les autres n’approuvent pas. Vincent en particulier proteste : « On va pas jouer tout le temps à la même chose, c’est chiant ». Quelqu’un propose le Saboteur ®, tous sont d’accord. Oscar et Gordon échangent alors des souvenirs des parties de Saboteur ® auxquelles ils ont joué dans le groupe de l’année précédente, qu’ils n’avaient pas évoqué depuis longtemps.

Temps de jeu.

Justine s’installe entre VD et moi, ES est à côté de moi. Nous avons donc les femmes d’un côté de la table, et les garçons de l’autre. Peut-être Justine se sent-elle encore intimidée par ce groupe de garçons qui l’ont laissée seule en salle d’attente.

Oscar explique les règles, plutôt bien. Thomas ne connaît pas le jeu, il préfère lire les règles plutôt que d’écouter Oscar.

Nous faisons 3 parties de Saboteur ®.

Au début l’ambiance me paraît très lourde et triste. Peu de paroles sont échangées, le jeu se déroule très calmement. Je m’ennuie, et dois faire un effort pour rester psychiquement présente sans me défendre par une évasion dans mes pensées.

Vincent attire dès le début l’attention sur le fait qu’il ne triche pas : il demande aux autres de cacher mieux leur jeu lorsqu’il a vue sur leurs cartes et fait remarquer qu’il a pris une carte de trop, proposant de ne pas en prendre au tour d’après.

Le jeu s’anime un peu avec le début des hostilités et des suspicions (qui sont les Saboteurs ?). Lors de la 2e partie l’ambiance est plus vive, tous lancent des accusations, chaque geste est qualifié de «

suspect » avec humour, des théories s’échafaudent, on entend quelques rires.

Lors de la 3e partie, Oscar et Thomas commencent à imaginer une nouvelle religion, basée sur le

culte d’une divinité de leur invention nommée « Saint Nain ». Ils prient Saint Nain de leur donner de bonnes cartes, invoquent la volonté divine de Saint Nain pour justifier leurs actions, parlent d’écrire une Bible du Saint Nain. Thomas dessine au tableau le symbole du Saint Nain (la « croix minière »). Il s’excite beaucoup, ne parle plus qu’avec une voix et intonation théâtrales évoquant un sermon ou une messe, se lève, va même jusqu’à danser. Oscar se contient un peu plus mais rit

beaucoup, nous ne l’avons jamais vu aussi animé. Ils font énormément de bruit, nous avons des difficultés à nous entendre. Sur le plateau de jeu ils imaginent des routes, un « rond-point » au milieu duquel construire leur chapelle.

Gordon et Vincent rient, mais ne participent pas. Gordon a l’air étonné et dépassé par ce qui se passe sans lui. Justine est isolée mais ne semble pas en souffrir, elle joue en silence mais avec plaisir, et triche discrètement.

En fin de partie, le groupe parle d’écrire la « Bible de Saint Nain », de sculpter des tablettes de pierre et de construire une chapelle dans le jardin de l’unité pour leur culte.

Il reste 20 minutes, nous proposons un Uno ®. Thomas propose que nous y jouions avec des règles de son invention, ce que le groupe refuse. Gordon et Oscar évoquent les records de cartes supplémentaires à piocher, parlent de SD et de son record de 20 cartes, l’été précédent. C’est la deuxième fois qu’ils mentionnent le groupe de l’année précédente aujourd’hui, sans que je comprenne pourquoi.

Pendant la partie de Uno ® le groupe parle encore de Saint Nain. Vincent gagne, suivi de Justine, nous arrêtons la partie lorsqu’il est l’heure.

Temps de discussion et au revoir.

Thomas et Oscar continuent à rire en évoquant leur nouvelle « religion », ils ne semblent pas vouloir passer à la phase de clôture de la séance. À un moment Vincent, se sentant peut-être exclu, demande sèchement à Thomas de se calmer.

Tous disent avoir apprécié la séance : ils parlent de changement, de nouveauté, d’excitation, de joie. Leurs mots de fin de séance sont en rapport avec la création « Saint Nain », sauf pour Justine qui dit simplement le nom du jeu.

Commentaire

Pendant plusieurs séances nous avons joué au même jeu (le Loup-garou) d’une façon répétitive, un peu chronique. Jusqu’à présent il y avait un fort mouvement de fusion groupale autour de ce jeu idéalisé, synonyme du fait d’être tous ensemble, mais dans quelque chose d’un peu rigide. Il est intéressant qu’ils veuillent un changement, trouver une autre façon d’être bien tous ensemble. En fait il s’agit du même type de jeu, il repose sur des identités et rôles cachés, mais il est moins angoissant que le Loup-garou car on ne peut pas y mourir.

En début de séance le groupe est triste et laborieux puis, après avoir pu déposer leur tristesse, les adolescents développent une certaine créativité et évoquent le projet de créer quelque chose pour l’éternité : une religion, un saint, une chapelle à installer dans l’unité qui y resterait pour toujours. Ils inscrivent le groupe dans une temporalité en rappelant les parties de Saboteur ® de l’année précédente et les records de cartes piochées au Uno ®, puis en créant quelque chose pour l’avenir. Nous ne les avions encore jamais entendus se projeter dans les prochaines séances. Ils investissent également l’unité au niveau spatial, notamment le jardin, espace qui n’est accessible qu’au groupe de l’activité « jardinage » et qui reste mystérieux pour les adolescents de notre groupe.

Leur création et leur ludisme peuvent être compris comme une défense maniaque, et aussi comme une manière de divertir les adultes, de les sortir de leur ennui. L’ennui ressenti par les adultes est le produit des affects dépressifs que les adolescents ont projeté sur eux. Ces adolescents fonctionnent avec des mécanismes de défense primaires, archaïques : déni, clivage. Le groupe est pour eux un espace pour projeter leurs éléments béta sur les adultes, qui l’élaborent dans leurs psychismes et ressentent leurs effets par des affects un peu pénibles, notamment l’ennui. Les adolescents, une fois déchargés de leurs affects dépressifs et de leur angoisse, sont libres de mieux fonctionner : ils peuvent alors aller rechercher les adultes avec des éléments du côté de la pulsion de vie. Les soignants font office pour eux de « circulation psychique extra corporelle » (63), de fonction alpha, le tout fonctionnant comme un cycle dans lequel les adolescents interviennent aussi.

Dans cette séance, le groupe de l’année précédente est évoqué deux fois par les adolescents qui en faisaient partie. Une hypothèse possible est que dans ce contexte d’instabilité - depuis un mois le groupe a vécu deux arrivées et un départ d’adolescents - le rappel de cet ancien groupe les rassure, et que trouver des points communs entre l’ancien et le nouveau renforce un sentiment de continuité d’exister dans le groupe.

En février le groupe est maintenant plus stable, les règles du jeu ne sont plus le sujet de discussion : elles sont globalement bien respectées et les petits écarts (qui sont surtout du fait de Justine désormais, et plus rarement de Vincent) ne gênent pas le déroulement des parties.

Les adolescents continuent à déposer leur dépression, leur vide, à investir la parole, et la créativité continue régulièrement d’apparaître dans leur rapport au médiateur.

La créativité a pour caractéristique, entre autres, d’être la production de quelque chose d’authentique et de nouveau. En parvenant à créer quelque chose d’authentique, qui n’appartienne qu’à eux, ils sont dans un processus de subjectivation. La subjectivation pourrait être définie comme un processus visant à rendre un individu sujet de lui-même, séparé des autres tout en étant en relation avec eux. Cette notion est à rapprocher de celle de vrai-self de Winnicott : l’état dans lequel le sujet se sent pleinement lui-même, avec plaisir, et la position dont peut émerger le geste créateur (69).

La séance 21 est une bonne illustration de la façon dont le jeu peut être approprié par le groupe pour servir de support à la créativité commune.

III.3.3.c. Séance 21 (21.02.2018), ou pourquoi les adolescents aiment jouer au Loup-