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II. Le jeu comme médiateur

II.2. Le jeu en pratique clinique

II.2.2. Quelle place pour les jeux structurés ?

Un jeu structuré - ou jeu de société, jeu organisé, le game de Winnicott - comporte au minimum deux joueurs, des règles, une issue - victoire ou défaite le plus souvent - et un support matériel.

Dans la littérature, les jeux symboliques libres ont été beaucoup plus étudiés que les jeux structurés (89). Ces derniers y apparaissent comme pauvres, incapables de servir de support à la symbolisation. Pour Winnicott, les jeux organisés seraient une défense contre « l’aspect effrayant du jeu » et brideraient la créativité des joueurs : « (…) et l’on peut tenir les jeux (games), avec ce qu’ils

comportent d’organisé, comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu (playing) (…). Quand un organisateur est amené à diriger le jeu, cela implique que l’enfant ou les enfants soient incapables de jouer au sens créatif (…) » (83).

En pratique clinique, les jeux organisés sont surtout utilisés pour fournir des éléments d’évaluation concernant les capacités cognitives des enfants, leur niveau de tolérance à la frustration, comme aide pour forger l’alliance en début de traitement, ou comme « manœuvre de diversion » pendant qu’une discussion – qui serait le vrai outil thérapeutique – prend place au-dessus du plateau de jeu (89).

Bellinson, psychologue psychanalyste américaine, propose dans un article de 2013 une autre conception des jeux structurés.

Partant du constat que le jeu structuré est le type de jeu préféré des enfants en période de latence, elle défend la possibilité d’une utilisation thérapeutique de ce type de jeu. Le jeu structuré serait le moyen d’expression privilégié de la période de latence, comme la motricité peut l’être pour un très jeune enfant ou la parole pour un adolescent ou un adulte.

Les exigences que l’environnement a envers les enfants en période de latence sont similaires à celles des jeux de société : pouvoir rester assis, attendre son tour, partager, différer la gratification, accepter la défaite, tolérer la frustration et réfréner l’expression brute des pulsions. Les enfants adressés à un thérapeute sont en général en difficulté avec une ou plusieurs de ces contraintes, ce qui transparaît facilement dans un jeu de société.

Au centre de sa réflexion se trouve l’idée que, face à un jeu structuré, les enfants focalisent leurs projections sur la règle du jeu. L’utilisation d’un jeu structuré en thérapie pourrait donc renseigner sur les problématiques du patient, à condition que celui-ci se sente libre de se montrer créatif avec la règle.

Le choix du jeu peut déjà apporter des informations sur le patient. Choisit-il un jeu adapté à son âge ? Un choix de jeu pour enfant beaucoup plus jeune peut indiquer une certaine immaturité ou

une quête de régression. Préfère-t-il les jeux nécessitant une compétence (réflexion, rapidité) ou ceux reposant sur le hasard ? Ce choix peut fournir un indice sur la représentation que cet enfant se fait de sa capacité ou non à contrôler le cours de son existence. Veut-il jouer au même jeu encore et encore à chaque séance ou est-il prêt à se risquer hors de sa zone de confort ? Choisit-il des jeux dans lesquels existe une composante agressive ? Ceci peut indiquer à quel point il est à l’aise avec ses propres motions agressives.

Bellinson propose que le thérapeute se montre tout à fait permissif avec les entorses aux règles du jeune patient, et soit très attentif au contexte dans lesquelles ces moments de tricherie surviennent. C’est la première condition pour que le jeu structuré puisse être un outil thérapeutique. Elle postule qu’un enfant triche lorsque le déroulement du jeu menace son estime de lui, son narcissisme. L’enfant triche-t-il dès le début de la partie, seulement lorsqu’il se sent en difficulté, ou alors ne supporte-t-il pas que son adversaire prenne un avantage ? Est-ce qu’il ne se soucie que de son propre avancement dans le jeu ou cherche-t-il avant tout à ne pas être devancé par son adversaire ? Ses aménagements de la règle sont-ils un moyen d’améliorer sa propre situation, ou plutôt de gêner le thérapeute ? Dit-il quelque chose de son acte, demande-t-il la permission ? La modification ou attaque des règles est un moyen pour le patient de déposer quelque chose de lui-même, et de montrer ce qui lui est intolérable, à condition que quelqu’un l’entende et ne le réprimande pas. La deuxième condition pour que le jeu de société puisse être un outil thérapeutique est que le thérapeute puisse formuler des interprétations lorsque le patient modifie ou enfreint les règles, c’est- à-dire lorsqu’il est en difficulté. Ces interprétations peuvent porter sur les intentions, les affects du patient.

Elle observe que lorsque l’enfant a enfin trouvé un moyen d’exprimer ses difficultés dans un cadre contenant et bienveillant, il est libre de mieux fonctionner dans son environnement habituel : il triche moins avec ses pairs, avec lesquels il établit des relations moins conflictuelles, et s’oppose

moins dans sa famille. Dans un second temps, l’enfant peut commencer à prendre des risques dans le cadre sécurisant du jeu avec le thérapeute : tester un nouveau jeu, accepter des cartes désavantageuses, goûter à la défaite…

Le jeu de société pourrait donc constituer un cadre contenant, favorisant l’expression de symptômes dans la relation thérapeutique, puis permettant leur élaboration et leur travail (89).

Le développement de l’utilisation des jeux structurés en pratique clinique, après des décennies d’utilisation préférentielle des jeux libres, peut également être mis en lien avec l’évolution des profils des patients. Au début du 20e siècle, la plupart des jeunes patients de Melanie Klein étaient

des enfants structurés sur un mode névrotique, dotés d’un Surmoi très solide et actif, voire tyrannique, pour lesquels l’utilisation de jeux libres était une occasion de permettre l’expression de pulsions habituellement fermement refoulées et de libérer les capacités d’imagination.

Les enfants consultant en psychiatrie infanto-juvénile de nos jours relèvent plus fréquemment de dysharmonies évolutives, de structurations limites ou psychotiques. L’introduction de jeux à règles par les thérapeutes dans ce contexte pourrait être comprise comme une réponse à un manque de structuration chez les patients, une tentative de leur faire découvrir et tolérer les notions de tiers, de frustration, de limites.