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III. Illustration clinique : l’activité « jeux de société » d’un CATTP pour

III.4. Evolution

III.4.1. Evolution des adolescents sur le plan individuel

Il est bien sûr impossible de déterminer tout à fait ce qui relève du groupe « jeux de société », étant donné que les adolescents participent pour la majorité à deux groupes hebdomadaires, qui s’inscrivent dans une prise en charge globale comportant différents d’autres leviers thérapeutiques (entretiens familiaux, accompagnement parental) qui agissent en synergie, en parallèle à la poursuite du suivi individuel de chaque adolescent.

III.4.1.a. Gordon

Nous n’avons pas observé beaucoup d’amélioration clinique chez cet adolescent, qui nous semble désormais présenter une schizophrénie hébéphrénique en phase prodromique.

Sur le plan thymique, Gordon était le plus souvent hypomane pendant les premiers mois de l’observation. À partir de janvier nous avons observé un apaisement de sa défense maniaque jusqu’à une thymie neutre. Il s’est progressivement émoussé sur le plan affectif.

Sur le plan relationnel, il est resté agréable avec les autres, prévenant, n’a jamais présenté la moindre opposition. Il s’est cependant mis en retrait, abandonnant ses attitudes de prestance, et s’est appauvri tant sur le plan verbal qu’affectif.

Son incurie s’est encore accentuée, au point de devenir extrêmement dérangeante, et doit être considérée comme un signe de désorganisation comportementale.

Dans le contre-transfert, Gordon est pour nous attachant, il suscite inquiétude et sollicitude.

Il est toujours déscolarisé et présente toujours le même repli social, restant cloîtré à domicile avec sa mère, ne sortant qu’avec son éducatrice ou pour venir en activité.

Les temps d’entretiens familiaux ont révélé qu’il existe dans cette famille un climat incestuel. Le concept d’incestualité, tel que développé par Racamier, désigne une ambiance, un climat « où

souffle le vent de l’inceste », sans qu’un acte incestueux génital ne soit accompli. Les familles dans

lesquelles règne un climat incestuel sont marquées par la confusion des générations et l’indifférenciation des individus (118), ce qui est le cas ici. Madame peut par exemple dire, tout en demandant à ce qu’on aide Gordon, qu’elle ne veut pas qu’il change, car en grandissant il ressemble de plus en plus à son défunt mari, et que c’est pour elle agréable de « le revoir ». Gordon est donc mis en position de remplacer son père pour sa mère, situation qui, bien qu’elle ne soit pas actée sur le plan génital, signe le fait que l’interdit de l’inceste n’est pas intégré. Gordon ne parle jamais de son père. Ce dernier n’est présent que dans le discours de Madame, mais en tant que son défunt mari et non en tant que père de Gordon. La fonction paternelle est inexistante. La phrase de la mère de Gordon est également un message tout à fait paradoxal à adresser à son fils : « va mieux, mais ne change rien ».

Les entretiens familiaux de bilan du CATTP et les entretiens individuels avec ses référents CMP restent difficiles pour Gordon : la verbalisation et la confrontation – bien que prudente – à des

éléments de réalité suscitent chez lui beaucoup d’angoisse et de retrait défensif, plus rarement de la colère. Ses mécanismes de défense reposent principalement sur le déni, le clivage, la mégalomanie et la persécution.

Il investit beaucoup le médiateur jeu, qui fait émerger chez lui un riche matériel clinique, difficilement accessible en entretien individuel.

Lorsqu’il est pris dans la régression favorisée par la situation groupale et par le jeu, il donne accès à une vision du monde marquée par la méfiance et la persécution. Lorsqu’il doit élaborer une réflexion stratégique, sa pensée est souvent vague, énigmatique, insaisissable tout en étant assez stéréotypée. Plus rarement, elle peut être franchement incohérente avec un relâchement des liens logiques. Il ne comprend pas que nous ne suivions pas ses raisonnements, qu’il nous répète patiemment à l’identique. Cette désorganisation intellectuelle est discrète et inconstante : elle n’est pas retrouvée en entretien individuel, ne se révèle qu’en activité « jeux de société », lorsqu’il est soumis à une sollicitation intellectuelle prolongée.

Il est incapable de supporter la perte. Toute perte dans un jeu (cartes ou points de vie dans Bang ! ®, argent au Monopoly ®) provoque chez lui une grande angoisse. Il vit le jeu sans filtre, sans décalage, ne semble avoir que peu d’accès à une aire transitionnelle intermédiaire qui puisse jouer le rôle de tampon entre réalité interne et externe : plusieurs fois, dans des jeux à rôles, nous avons dû lui rappeler que ce n’est pas lui qu’on attaque, mais son personnage.

Ce tableau clinique correspond à un trouble schizotypique, mais qui semble cependant, au vu de l’ampleur des signes négatifs, très proche d’une évolution vers une schizophrénie hébéphrénique. Le diagnostic de schizophrénie se doit d’être prudent à l’adolescence : de nombreux signes cliniques considérés comme prodromiques de schizophrénie se retrouvent à une fréquence significative dans une population d’adolescents normaux (119), et peuvent s’intégrer dans de

nombreuses catégories diagnostiques. La stabilité dans le temps de ces signes prodromiques chez Gordon est cependant très inquiétante, même en l’absence de symptomatologie productive délirante ou hallucinatoire.

L’éventuelle instauration d’un traitement antipsychotique devra répondre à une considération soigneuse du rapport bénéfice-risque, dans le souci d’une part de limiter la durée de psychose non traitée qui est négativement corrélée au pronostic (120), mais d’autre part de ne pas infliger un diagnostic stigmatisant et un traitement potentiellement lourd d’effets indésirables sans certitude diagnostique (121).

Le médiateur « jeux de société », en permettant de mettre en lumière des signes cliniques inaccessibles en entretien individuel, a donc constitué une aide au diagnostic. Sur le plan thérapeutique, ce médiateur est somme toute bien adapté pour lui : il permet à Gordon de jouer avec la relation, les notions d’identités, de perte, le changement, et de réaliser un travail d’habiletés sociales soutenu.

Si l’on considère sa pathologie et son mode de vie en 2015 lorsqu’il a intégré le CATTP, la prise en charge de Gordon n’est pas un échec : il a investi un lieu de soin, des soignants et d’autres adolescents, qu’il fréquente régulièrement et avec plaisir. Les temps d’activité sont l’occasion pour lui de faire un travail soutenu d’habiletés sociales, de vivre des expériences émotionnelles riches et de se confronter - à son rythme - à ses problématiques. Ils contribuent certainement à lutter contre sa tendance au repli à domicile, et à ce qu’il conserve de relativement bonnes compétences sociales. Ces avancées laissent espérer qu’à l’âge adulte il pourra chercher à poursuivre des soins, et à conserver des investissements extérieurs.

Il nécessiterait un étayage plus soutenu. Il est envisagé, en parallèle à la poursuite de son suivi, de l’adresser à un hôpital de jour en clinique pour adolescents.