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d Séance 23 (14.03.2018), ou le début de la fin de l’illusion groupale

III. Illustration clinique : l’activité « jeux de société » d’un CATTP pour

III.2. Présentation de l’activité « jeux de société » :

III.3.3. d Séance 23 (14.03.2018), ou le début de la fin de l’illusion groupale

Présents : Gordon, Oscar, Thomas, Vincent, Justine. Soignants : VD, FV. OB est absente.

Il n’y a pas eu de séance la semaine précédente, l’unité fermant pour la moitié des vacances scolaires d’hiver.

Temps interstitiel en salle d’attente.

Oscar arrive le premier, suivi par Thomas et Vincent. Ils parlent calmement entre eux. Lorsque nous repassons, Gordon est arrivé, et les adolescents nous annoncent fièrement avoir échangé leurs prénoms : Thomas dit s’appeler Oscar, Oscar Vincent, etc.

Temps de discussion et collation.

Les adolescents continuent à parler de leur échange de prénoms, insistant pour que nous le respections. Ils décident d’échanger nos prénoms aussi – ce contre quoi nous protestons. Il règne entre eux une ambiance jubilatoire dont nous nous sentons exclues.

Tous disent aller bien. Lorsque nous demandons à l’un comment il va, un autre répond à sa place, poursuivant ainsi leur décision d’être échangés. Ensuite, ils décident d’inverser les noms des boissons et des gâteaux tout en les distribuant. Tous parlent volontiers, et joyeusement. Vincent en particulier est inhabituellement volubile, parlant de ses goûts et passions. La conversation se poursuit sur leur invention commune de la séance 19, « Saint Nain » : ils sont ravis de constater que les dessins qu’ils ont fait en lien avec cette invention n’ont pas été effacés du tableau présent dans la salle.

A ce moment-là ils sont autonomes, ils n’ont pas besoin de nous pour soutenir une conversation fluide. Nous sommes impressionnées par l’évolution du groupe sur ce point en quelques mois, mais nous nous sentons également quelque peu inutiles en ce début de séance.

Justine arrive en retard. Elle ne cherche pas à participer à la conversation, et les adolescents ne cherchent pas à l’intégrer dans leur échange de noms.

Nous parlons rapidement de la dernière séance, à laquelle seuls Vincent et Justine étaient présents, mais les autres ne se montrent pas très intéressés. Thomas se désole que nous ne puissions pas jouer au Loup-garou (nous ne sommes que 7). Je leur rappelle qu’ils avaient projeté de créer de nouveaux personnages pour ce jeu, mais ce projet ne les tente plus aujourd’hui. Après un temps d’hésitation ils décident de jouer à Bang ! ®, que Thomas ne connaît pas encore.

Temps de jeu.

La mise en place est fluide. Justine s’installe entre VD et moi, comme souvent, respectant son exclusion du groupe des garçons. Thomas veut être à côté d’Oscar, comme à son habitude.

À la distribution des cartes, Oscar est Shérif et en est très fier. Gordon trouve aussitôt le moyen de nous rappeler une fameuse séance d’octobre lors de laquelle il a été Shérif. Oscar et Thomas font immédiatement alliance, Oscar ne doutant pas un instant que Thomas est dans le même camp que lui.

Lors du premier tour, alors qu’il faut expliquer l’effet d’une carte à Justine, VD prend comme exemple « si je prends une carte à Gordon...» et Gordon s’exclame « Me prendre une carte ? Mais c’est violent, V ! ». Peu après, quelqu’un lui prend effectivement une carte et il proteste avec indignation. Lorsque c’est son tour, il joue coup sur coup plusieurs cartes qui lui permettent de piocher des cartes supplémentaires, comme pour compenser sa perte. Puis il passe à l’attaque, faisant perdre plusieurs points de vie à tout le monde « On m’a pris une carte, alors je me venge »,

explique-t-il. La perte est extrêmement difficile à vivre pour Gordon, et il n’évolue pas sur ce point

depuis que nous le connaissons. Sa notion de faire-semblant est très fragile.

Vincent et Gordon se font très vite éliminer. Les deux étaient Hors-la-loi. Gordon se plaint à chaque attaque qu’il est « blessé », « mourant », « presque mort », mais prend étonnamment bien le coup de grâce. On ne l’entend plus après son élimination, mais il suit la partie avec intérêt. Vincent, par contre, se plaint de n’avoir presque pas pu jouer. On lui propose de devenir le conseiller de Justine : il le fait avec plaisir, mais en cherchant carrément à jouer à sa place, ce contre quoi elle proteste. Plus tard il se met en retrait, allant jusqu’à baisser son bonnet jusqu’à son menton pour cacher son visage. Il parle alors à VD - assise à côté de lui - de difficultés sentimentales qui le plongent dans la perplexité. Les autres joueurs faisant beaucoup de bruit, personne n’entend leur conversation. VD lui offre une écoute aussi attentive que possible dans le contexte du jeu.

Rapidement je suis identifiée comme 3e Hors-la-loi, et éliminée sans pitié par Oscar et Thomas

(aidés de VD et Justine), qui prennent un plaisir évident à me bombarder de cartes « bang » et à voir mes points de vie baisser.

Ensuite, le Shérif et ses deux adjoints doivent identifier le Renégat. Oscar et Thomas, après avoir hésité entre VD et Justine, décident qu’il s’agit de cette dernière, sans élément bien concret. Légèrement agacée par la façon dont ils mettent à l’écart Justine, je suggère à Oscar que le Renégat pourrait être Thomas, mais il n’y croit pas, il insiste que c’est « une des filles ». Ils chuchotent et rient entre eux en la regardant, parlent avec jubilation de leurs « gros fusils surpuissants ». À ce moment-là du jeu, je me sens légèrement mal à l’aise et reste extrêmement vigilante à leurs propos, car il me semble qu’il règne une excitation d’ordre sexuel. La façon dont ils s’acharnent dans le jeu sur Justine en soulignant la différence des sexes entre eux, ainsi que des termes à double sens, me font penser que leurs propos pourraient déraper à tout moment. Je redoute notamment des propos à caractère franchement misogyne, voire même une allusion à un viol collectif. Je me tiens donc prête

à les reprendre très fermement, voire à les exclure de la séance s’ils dépassent le cadre, mais ces hypothétiques propos ne surviennent finalement pas.

L’ambiance est légèrement tendue. Nous avons l’impression qu’ils ne font rien pour que la partie s’achève, et leur faisons remarquer plusieurs fois qu’il ne reste plus beaucoup de temps. Thomas s’excite de plus en plus, se désorganise, devient pénible pour le groupe. Oscar l’élimine subitement, ce qui est totalement en contradiction avec sa stratégie jusqu’à présent. Il explique « j’avais envie de tuer quelqu’un, et Thomas était presque mort donc c’était l’occasion ». Thomas, ne supportant pas d’observer un jeu dans lequel il n’est plus actif, se détourne de la table pour dessiner des armes au tableau.

Justine est rapidement éliminée par les efforts combinés d’Oscar et VD, ce qui conclut la partie par une victoire du Shérif et de ses adjoints.

Pendant qu’Oscar et Gordon rangent le jeu, Vincent et Thomas dessinent au tableau.

Temps de discussion et au revoir.

Ils parlent du jeu, qu’ils ont tous apprécié, sauf Vincent qui estime ne pas avoir pu en profiter. Leurs mots de fin de séance ont tous une connotation agressive : « hors-la-loi », « attentat », « vengeance », « trahison ». Chacun quitte cependant la séance de très bonne humeur, sans trace de la tension perceptible en fin de partie.

Commentaire

Lors de ce groupe on peut voir plusieurs signes d’illusion groupale : ambiance jubilatoire, indifférenciation, fantasmes de toute-puissance et d’autosuffisance, mais aussi des signes de redifférenciation et notamment de confrontation à la différence des sexes évoquant une amorce de sortie de cette phase.

Le mouvement d’indifférenciation des uns et des autres est bien visible dans l’échange des prénoms entre les 4 garçons. La toute-puissance et le fantasme d’autosuffisance sont apparents lorsqu’ils insistent pour que nous respections l’inversion de leurs prénoms et prétendent même échanger les nôtres, lorsqu’ils cherchent à faire durer la partie, comme s’ils définissaient les règles du groupe eux-mêmes.

Cependant ils font maintenant une différenciation entre eux et les adultes, comme s’ils redécouvraient notre différence. Justine est depuis plusieurs semaines exclue de leur sous-groupe, mais elle y joue un rôle important, puisque c’est elle qui l’organise en marquant sa limite. Lors de cette séance ils ne se contentent pas de l’ignorer : elle reçoit beaucoup d’agressivité pendant le jeu. Justine confronte les adolescents à la différence des sexes, d’où cette tension d’ordre sexuel mêlée d’agressivité que j’ai perçue dans le jeu, intense au point de me conduire à imaginer qu’affleuraient chez eux des fantasmes de viol à son égard. Il est à noter que je n’ai initialement pas pensé à parler de ces fantasmes en synthèse, ne les incluant dans le récit de la séance que plusieurs semaines plus tard. Cette omission, proche d’un oubli, est certainement à comprendre comme un acte manqué, signe de l’intensité de ces fantasmes et du refoulement dont ils ont fait l’objet.

Peut-être que la mise à l’écart de Justine par les adolescents et leur motivation à l’éliminer dans le jeu peut être comprise comme un déni énergique de cette différence des sexes qui crée une tension, contredit leur fantasme d’indifférenciation, et les dérange. Ce serait une tentative de prolonger le plus longtemps possible la phase d’illusion groupale. Pendant cette phase le groupe fait office de soutien narcissique pour chacun de ses membres, ils se sentent exister dedans. Ils y font des expériences de solidité, de continuité, d’assise narcissique et des expériences identitaires qu’ils auto-définissent. Ils sont portés par l’expérience de ces moments vécus pendant lesquels ils se sentent soutenus, tout-puissants. Ils n’ont donc aucune envie que cette phase s’achève (48).

Il semble que j’ai également été prise dans ce déni de la possible fin de l’illusion groupale, car initialement j’ai considéré cette séance comme une parfaite illustration de cette phase, ne voyant pas

ou oubliant aussitôt les signes de sortie. Ce n’est qu’après la fin de l’observation, une fois les éléments d’agressivité envers Justine réintégrés grâce à la relecture de mes toutes premières notes, que j’ai pu accéder à une autre lecture de ce qui s’est joué lors de cette séance.