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LA TERRITORIALISATION DE LA GESTION DE CRISE : REFLEXIONS ET ORIENTATIONS DE

1. La gestion de crise : temps, espace, acteurs

1.1. Rupture et temporalités différentielles

1.1.1. Modèles de compréhension de la crise

Le temps est une dimension inhérente des sociétés et désignerait à la fois la succession, la simultanéité et la durée d’évènements [Barreau H., Costa De Beauregard O., non daté]. Il qualifierait, d’une certaine façon, le changement dans le monde et semblerait être une propriété universelle qui s’impose à tous [Pascal B., 1658]. Il convient, toutefois, de sortir d’une conception « naïve » [Lussault M., 2013, p. 988] de ce dernier. Celui-ci ne doit, en effet, pas uniquement être compris comme un simple déroulement chronologique qui échappe à l’Homme et aux sociétés. Au contraire, plusieurs temps peuvent coexister. Il existerait ainsi, d’une part, le temps universel, biologique sur lequel nous n’avons aucune prise et, d’autre part, des

temporalités différentielles qui, le plus souvent, s’opposent : temps de l’économie, temps de la politique, temps de la religion… Il y aurait, de ce fait, différentes métriques permettant de mesurer de façon spécifique la durée d’un évènement en fonction des acteurs et de leurs particularités.

Reconnaître la pluralité des temporalités face à un évènement est un enjeu clef de la recherche. Tout phénomène social, à l’instar d’une crise, possède au moins deux rythmes. Un rythme collectif qui se situe au niveau de la société dans sa globalité et un rythme individuel. Il coexisterait ainsi de la synchronie et de la diachronie. La synchronie fonde l’analyse uniquement sur une succession de faits. Il s’agit d’une lecture statique dans laquelle les faits sont embrassés dans leur ensemble. La diachronie, quant à elle, propose une lecture dynamique insistant sur la continuité des faits [Bauer L., 2001]. Elle met l’accent sur les changements et les moments de transformation (bifurcation, résilience…) [Aschan-Leygonie C., 2000 ; Pumain D., 2003]. Dans le travail proposé, l’attention est portée sur les actions des acteurs et lieux en charge de gérer une crise. La synchronie accorde, en ce sens, une attention particulière aux temporalités collectives tandis que la diachronie s’attèle à analyser le temps à l’échelle des lieux et acteurs directement en prise avec la crise et la gestion.

Un grand nombre de travaux [Picon B., 2006a ; Strassel C., 2013 ; Robert J., D’Ercole R., 2014] porte sur le fait de savoir si la crise n’est qu’un épiphénomène ou si elle s’étend sur un temps beaucoup plus long. Pour certains auteurs, la crise doit obligatoirement être une situation au cycle temporel marqué et relativement court [Picon B., 2006a]. Partant du principe qu’elle est une période d’incertitude et d’exceptionnalité dans le cours du temps, si la crise se prolonge et dure, ne devient-elle pas alors la norme et n’est donc plus une situation remarquable ? Christophe Strassel se demandait, par exemple, en 2013 si la crise économique qui sévissait en Europe depuis 2008 en était encore une : « est-ce d’ailleurs une crise, tant elle semble s’être installée dans la durée ? » [p. 13]. Dans cette acceptation, les médias peuvent avoir un poids considérable dans la « construction des savoirs contemporains », ces derniers déformant l’effet crise par un besoin d’immédiateté et d’instantanéité né du « culte de l’évènementiel » [Picon B., 2006b]. Or, d’autres auteurs, en accord avec le sens premier de la crise, insistent sur le fait que celle-ci peut avoir un cycle temporel long faisant écho aux activités de gestion mises en place pour traiter le(s) problème(s) qu’elle a révélé(s) dans l’organisation d’une activité et/ou d’une société [Robert J., D’Ercole R., 2014]. La crise est alors perçue comme un phénomène

L’opposition entre ces deux propositions repose sur deux clefs de lecture privilégiées. D’un côté, l’étude des crises relève d’une analyse centrée sur le ou les aléa(s), sur les perturbations, qui concourent à sa survenue. Dans cette perspective, les principaux bouleversements sont observables à court terme. De l’autre côté, le cycle long met l’accent sur les réactions et réponses d’une société à un phénomène perçu comme une crise. La lecture par l’évènement peut, à ce titre, paraître trop succincte pour saisir la pluralité des temporalités et des actions qui ont organisé une crise. La lecture par l’acteur peut, en revanche, offrir une compréhension plus fine par l’attention apportée au processus de gestion et à ses conséquences sociales, spatiales et temporelles. Elle invite à mettre en exergue les acteurs et leurs niveaux d’action tout comme leurs interactions et les évolutions que les crises induisent ou génèrent. L’avantage d’une telle démarche est d’offrir la possibilité de repérer les actions spécifiques d’acteur(s) ainsi que les différentes phases de gestion conduisant à la résorption de la crise. En schématisant, la gestion de crise peut être appréhendée comme un système d’acteurs qui se mobilisent, se coordonnent et agissent pour apporter et adopter des solutions destinées à résoudre les problèmes que cette dernière soulève. La seule description des évènements perturbateurs, ne prenant aucunement en considération la gestion, ne semble donc pas permettre d’embrasser l’entièreté de la crise dite des farines animales. Elle autorise seulement à comprendre le contexte dans lequel la décision d’interdire ces produits fut prise.

Fig. 13 La temporalité de la seconde crise de l’ESB à reconstruire à la lumière de sa gestion

S’intéresser aux temps permet, en outre, de montrer l’évolution de l’organisation et de la coordination des lieux et acteurs mobilisés pour gérer une crise [Elissalde B., 2000]. La gestion

par des relations qui forment un ensemble d’interactions » [Sanders L., Durand-Dastes F., 2004, p. 2]. L’interprétation de la gestion en tant que système spatial permet de questionner les dynamiques organisationnelles liées à l’action publique [Gwiazdzinski L., 2012] : quelle(s) structure(s) ? quelle(s) temporalité(s) ? quel(s) changement(s) ? Par cette orientation, notre objectif est de montrer que la gestion d’un problème national ne s’opère pas obligatoirement de manière linéaire et univoque. Tous les acteurs et lieux nécessaires à la résorption de la crise ne sont pas nécessairement mobilisés en même temps, la gestion se construisant, sans doute, étape par étape. Cet aspect questionne d’ailleurs, de nouveau, les relations entre le local et le national. La crise semble, de ce fait, avoir une temporalité nationale, liée à la gestion de l’ensemble des problématiques, et autant de temporalités locales que de lieux mobilisés par les pouvoirs publics.

1.1.2. La crise comme rupture propice au(x) changement(s)

En tant que phénomènes perturbateurs, les crises marquent véritablement une rupture dans le déroulement du temps et l’organisation d’une société et/ou d’une personne. En fonction des situations, cette rupture peut s’exprimer de manière différente. Elle peut, par exemple, marquer la fin d’utilisation de produit(s) devenu(s) indésirable(s), l’abandon d’une activité décriée ou le changement d’un modèle politique et/ou économique. La crise peut ainsi prendre l’image d’un système rompant le cours ordinaire des évènements. Toutefois, cette rupture est aussi créatrice de changement. Elle oblige les acteurs qui s’y confrontent à innover et trouver des solutions censées éviter sa résurgence future. L’exemple de la gouvernance bancaire post-2008 développée dans le chapitre précédent35 est particulièrement illustratif de cette idée. L’ampleur du dérèglement financier mondial représente une rupture dans le sens où sa survenue n’avait pas été anticipée et qu’il toucha l’organisation bancaire de nombreux Etats. Cette rupture força les gestionnaires à faire preuve d’adaptation pour développer un système de régulation inédit censé garantir un meilleur contrôle des transactions financières.

La crise est, par conséquent, un objet temporel rendant compte tout autant des changements d’organisation et de structuration des sociétés que de leur capacité d’adaptation. Il convient, dans ce travail, d’isoler en quoi la seconde crise de l’ESB marque un changement, une rupture durable dans l’organisation de l’industrie agroalimentaire. Il peut, en outre, être intéressant de

       

questionner la structuration de l’action publique déployée au sein de ce système pour atteindre l’objectif fixé au début de la crise. Dans le cadre des farines animales, l’objectif était de trouver de nouveaux exutoires permettant d’éliminer les farines animales qui continuaient et continuent d’être produites chaque semaine. Il s’agit donc d’analyser si cet objectif fut atteint après plusieurs phases temporaires ou si les solutions furent trouvées et mises en application presqu’immédiatement après la décision du 14 novembre 2000.

1.1.3. Evolutions et changements de l’organisation et de la coordination des lieux mobilisés

pour la gestion d’une crise

Introduire du temporel dans l’étude nécessite de comprendre ce qu’il se passe dans ce système. La focale doit, en particulier, mettre en lumière comment les acteurs opèrent le ou les changement(s) à travers leur(s) rôle(s) et action(s) sur l’espace géographique. En effet, ces derniers « construisent, dans un contexte donné, des arrangements spatiaux de réalités

coexistantes (appelés à évoluer avec le temps car l’espace est marqué par son historicité, il

n’est pas une substance immuable) qui expriment leurs « arts et techniques » » [Lussault M.,

2007, p. 52]. L’espace géographique n’est ainsi pas neutre face aux évènements qui se déroulent dans et par lui. Analyser les évolutions et transformations revient à saisir ces bifurcations [Aschan-Leygonie C., 2000] dans les stratégies et les modes d’organisation de l’espace. Les territoires impliqués dans la gestion sont, de ce fait, marqués par des dynamiques temporelles multiples. Pour autant, ces dynamiques « ne se résument pas qu’au recouvrement ou à

l’annulation de spatialités obsolètes par des spatialités émergentes. Elles impliquent plutôt un

travail collectif sur des spatialités héritées. Un passé jugé dépassé n’est pas pour autant jeté par-dessus bord. Il est plutôt réactualisé, à l’instar d’une « reprise d’héritage » » [Debarbieux B. et Vanier M., 2002, p. 32].

L’espace géographique impose, de ce fait, des normes puisqu’il enregistre, en quelque sorte, tous les aménagements qu’il a connus. La gestion de crise est, de la sorte, dictée par des contraintes et des aménagements anciens. C’est pourquoi il convient de chercher si ces héritages, identifiés comme des ressources pour l’action, sont réactualisés lors de la crise et/ou si cette dernière bouleverse complètement les espaces et lieux en place. Néanmoins, réactualisation et bouleversement ne sont pas obligatoirement antinomiques. Ils permettent tous deux de se « focaliser sur les moments de changements » [Djament-Tran G., 2009, p. 304] dans

résistance des acteurs en fonction des dynamiques et des perspectives « offertes » par la crise. Cette dernière offre, de plus, l’opportunité de produire une analyse sur les « « temporalités différentielles » des acteurs considérés » [Buléon P. et Di Méo G., 2005, p. 37].

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