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PARTIE II – Le lecteur comme pilier des œuvres

Chapitre 3 : Le lecteur comme co-créateur des œuvres

A) Des romans à trous

1. Des histoires laissées pour compte

Nous avons déjà pu constater que les deux romans comportaient un système de narration très complexe qui demande une remise au clair perpétuelle du lecteur, mais parfois, aucune réponse n'est possible. Dans ce cas, le lecteur a la possibilité de prendre la place de l'auteur pour combler les manques du récit et d'ailleurs il se doit de le faire selon Umberto Eco : « le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc, alors le texte n'est pas autre chose qu'une machine présuppositionnelle

130. » Dans Le Grand Meaulnes comme dans Les Faux-Monnayeurs, il y a des « des pans entiers

gardés secrets » 131. Par exemple, dans le roman d'Alain-Fournier, la mort du petit frère de Meaulnes

est racontée succinctement : « elle avait perdu le cadet de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un soir au retour de l'école, pour s'être baigné avec son frère dans un étang malsain » (GM, p. 28). Ce récit laisse planer quelques doutes sur la responsabilité de Meaulnes dans cette mort dans la mesure où nous ignorons pourquoi son frère est décédé en allant dans un étang. Certes, il s'agissait d'une eau malsaine, mais Meaulnes y est allé également et en est ressorti vivant. Les conditions sont donc floues et la question reste en suspens tout au long du roman. Le lecteur est alors amené à imaginer une multiplicité d'histoires pouvant suppléer à ce manque de détails. Nous pouvons trouver un cas similaire dans Les Faux-Monnayeurs, lorsque nous apprenons la mort de Lilian grâce à une lettre du frère d'Armand :

129 Gérard Langlade, « Le sujet lecteur auteur de la singularité de l’œuvre » dans Le sujet lecteur. Lecture subjective et

enseignement de la littérature, dir. Annie Rouxel et Gérard Langlade, Rennes, Presses universitaires de Rennes,

2004

130 Umberto Eco, op.cit., p. 27 131 Pierre Suire, op.cit., p. 173

Un hideux nègre qui l’accompagnait, remontant avec lui la Casamance, et avec qui j’ai un peu causé, parle d’une femme qui l’accompagnait et qui, si j’ai bien compris, a dû se noyer dans le fleuve, certain jour que leur embarcation a chaviré. Je ne serais pas étonné que mon compagnon ait favorisé la noyade. (FM, p. 361-362)

Le jeune homme suppose que Vincent l'a tué, mais nous n'en avons aucune certitude. Par conséquent, la vérité concernant cette mort demeure mystérieuse et fait appel à l'imagination du lecteur.

Par ailleurs, si dans ces cas, les informations sont volontairement mises sous silence par les narrateurs, parfois, c'est l'ignorance même du narrateur qui laisse des trous à combler dans les romans. Plusieurs fois, François avoue lui-même son absence de connaissance concernant certains événements. C'est notamment le cas lorsqu'il s'agit de reporter les souvenirs d'enfance de Meaulnes : « Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais où » (GM, p. 309). C'est l'une des limites due au fait que le narrateur soit personnage et non omniscient. L'ignorance du narrateur lui permet également de poser des questions auxquelles il n'a pas de réponses, incitant de cette façon les lecteurs à répondre à sa place. Par exemple, lorsque Frantz révèle son identité lors de la représentation théâtrale, François se demande : « pourquoi, ce soir-là, lui avait-il plus soudain de se faire connaître à nous et de nous laisser devenir la vérité tout entière ? » (GM, p. 171) C'est une question qui reste en attente tout au long du roman. Seul le lecteur peut alors rompre cette suspension en élaborant dans son esprit une réponse. Similairement, dans Les Faux-Monnayeurs, le narrateur feint parfois d'ignorer certains détails de l'histoire : « Je ne sais trop comment Vincent et lui se sont connus. » (FM, p. 43) Mais il s'agit d'une volonté générale de l'auteur, qui « a l'intention d'ébaucher systématiquement des pistes secondaires inutiles qu'il ne poursuivra pas » 132. L'ignorance du narrateur permet ainsi de couper court au récit et de respecter

cette volonté. Mais l'absence de connaissance n'est pas la seule excuse utilisée pour ne pas terminer un récit. Édouard, par exemple, estime qu'on ne peut raconter deux événements trop longs à la suite. Un récit en exclut alors un autre : « J'ai raconté ma rencontre avec Georges si longuement que j'ai dû m'arrêter au moment où Olivier entrait en scène. » (FM, p. 96) Évoquer l'entrée d’Olivier suscite la curiosité du lecteur sans pour autant la satisfaire, le lecteur est donc conduit à combler les manques du récit lui-même. En laissant certains manques au sein même des intrigues romanesques, Alain-Fournier et André Gide font du lecteur un collaborateur qui peut finaliser l'écriture de l’œuvre à sa guise. C'est également pour cette raison que les chapitres finaux du Grand Meaulnes et des

2. La fin non-définie des romans

La possibilité de l'intervention du lecteur dans le processus d'écriture peut être également prouvée à travers la particularité des chapitres finaux des deux romans. Il se trouve que Le Grand

Meaulnes tout comme Les Faux-Monnayeurs ne se clôturent pas tout à fait. En effet, les

informations données lors de ces dernières lignes ne sont pas toujours précises et laissent l'imagination du lecteur se construire des réponses. Dans le roman d'Alain-Fournier, l'épilogue présente le retour de Meaulnes au domaine des Sablonnières, désormais seulement occupé par François et la fille de Meaulnes. Mais le jeune homme ne rentre que parce qu'il a rempli sa mission, il a réussi à réunir à nouveau Frantz et Valentine : « Je les ai ramenés, les deux autres... Tu iras les voir dans leur maison. » (GM, p. 328) Cet épilogue nous annonce donc les retrouvailles du couple sans pour autant nous laisser entrevoir un instant de leur bonheur. François, durant ce chapitre, leur rend bien visite, seulement la narration s'arrête au moment où il arrive proche de leur maison :

Et en effet, au début de la matinée, lorsque je m'en allai, tout pensif et presque heureux vers la maison de Frantz qu'Yvonne de Galais m'avait jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une manière de jeune ménagère en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanchés qui s'en allaient à la messe... (GM, p. 328)

La frustration est optimale pour le lecteur puisque la scène est coupée juste avant que nous puissions enfin voir ce couple heureux ensemble. L'histoire d'amour entre Frantz et Valentine est à l'origine même de l'histoire du Grand Meaulnes puisque ce sont leurs noces qui ont été l'occasion d'organiser la fête magique durant laquelle Meaulnes a rencontré Yvonne. Pourtant, durant tout le roman, nous ne les avons jamais vu ensemble. La fin du roman matérialise donc la frustration du lecteur qui ne peut qu'imaginer pour satisfaire sa curiosité. Il devient un pendant de l'auteur. De la même façon, Les Faux-Monnayeurs demande au lecteur de participer à l'écriture du roman dans la mesure où il s'achève en donnant une multiplicité d'informations qui laisse présager d'autres événements à venir, événements que le lecteur peut imaginer. Les dernières lignes du roman d'André Gide peuvent correspondre à une sorte de bilan des intrigues qu'opère Édouard à travers son journal. En effet, nous apprenons par exemple que Bernard est rentré au domicile familial : « J'apprends par Olivier que Bernard est retourné chez son père ; et ma foi, c'est ce qu'il avait de mieux à faire. » (FM, p. 378) Il s'agit précisément de la conclusion de l’œuvre dans la mesure où le roman commençait justement avec la fugue de ce même personnage. Toutefois, c'est une information donnée sans précision, nous ignorons dans quelles conditions ce retour s'est effectué.

Informer le lecteur de manière si succincte attise sa curiosité sans l'apaiser : une nouvelle fois, le lecteur est libre de participer à l'écriture du roman pour l'achever véritablement.

Si les événements racontés dans les chapitres finaux respectifs des deux œuvres stimulent la curiosité du lecteur en étant flous, les dernières phrases des romans, elles, laissent véritablement en suspens la suite de l'histoire. En effet, Le Grand Meaulnes et Les Faux-Monnayeurs se terminent avec une fin ouverte, c'est-à-dire, une fin qui laisse la place à une suite en initiant une nouvelle intrigue. Dans Les Faux-Monnayeurs, Édouard affirme finalement : « Je suis bien curieux de connaître Caloub » (FM, p. 378). Faire de cette réflexion la phrase ultime montre bien que la fin de ce roman laisse la possibilité au lecteur d'imaginer de nouvelles aventures mettant en scène une possible relation amoureuse entre Édouard et Caloub. Dans Le Grand Meaulnes, François a, une nouvelle fois, une posture très proche du lecteur dans la mesure où il termine son récit en prétextant imaginer une suite alors même qu'il connaît les véritables événements : « Et déjà je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures. » (GM, p. 329) En tant que lecteur, nous sommes donc conduit à suivre cette dynamique de lecture et à écrire dans nos esprits le prolongement de cette histoire. La construction des chapitres finaux des romans d'Alain-Fournier et d'André Gide pousse ainsi le lecteur à devenir co-écrivain. Mais le lecteur prend également cette place de collaborateur étroit avec l'écrivain lorsqu'il choisit sous quelle perspective il interprète l’œuvre.