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PARTIE I La mise en échec du monde diégétique

Chapitre 2 : L'apparence d'un cadre de vie paisible : le chaos sous-jacent des relations sociales

C) La faible constance de l'amitié

1. La mise en avant des fins utiles de l'amitié

Habituellement, un ami n'est pas choisi en fonction de ce qu'il peut nous apporter matériellement dans la vie. L'amitié est ordinairement une relation basée sur l'affection, c'est une relation non-réfléchie et pragmatiquement inutile. Or, dans les deux romans, cette définition de l'amitié n'est plus valable. L'amitié devient une relation où chacun est utile à l'autre ; par conséquent, le caractère sentimental dominant d'ordinaire est relégué au second plan, faisant de cette relation un lien tout à fait artificiel. L'amitié est assimilée à une sorte de contrat où certains devoirs sont à honorer, sans quoi, le membre n'est pas digne de cette amitié. Avoir une telle conception de l'amitié enlève toute beauté aux gestes que l'on peut exécuter simplement par affection puisqu'en réalité nous y sommes obligés pour faire nos preuves. De plus, l'amitié peut être extrêmement nuisible : elle condamne par exemple Yvonne à passer ses derniers instants seule, seulement parce que François pense : « comme je n'étais utile à rien, je dus me décider à partir. » (GM, p. 292)

Ce genre de relation donne également l’occasion d'utiliser l'amitié comme prétexte à un service. C'est par exemple le cas d’Édouard qui s'empresse d'effectuer les dernières volontés de M. La Pérouse après qu'il lui a dit que « ça ne serait pas trop demander à votre amitié de veiller à ce que cela soit exécuté. » (FM, p. 160) Dans ce cas, l'amitié peut être un outil pour parvenir à des fins qui sont tout à fait personnelles et même parfois égoïstes. C'est par exemple au nom du pacte qu'ils

avaient fait lorsqu'ils étaient enfants que Frantz arrache Meaulnes à son bonheur avec Yvonne pour retrouver Valentine. L'amitié ne sert ici qu'à utiliser l'autre afin de satisfaire ses propres besoins sans penser à ceux de l'autre. L'image donnée par ce genre d'amitié est largement péjorative puisqu'artificielle. L'affection n'entre pas en jeu dans cette relation puisque si l'ami en question ne parvient pas à réaliser les désirs de l'autre, l'amitié prend irrémédiablement fin. Quand François échoue à retrouver le domaine perdu avec Meaulnes, ce dernier choisit de se séparer de lui : « J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que son aventure était finie » (GM, p. 197). Il est alors évident que les principes ordonnant habituellement les relations amicales sont largement mis en échec à travers cette représentation de l'amitié.

2. Le caractère exclusif de l'amitié

La vision négative de l'amitié est également renforcée par le caractère exclusif de ce genre de relation. En effet, de la même façon qu'il existe des triangles amoureux, il existe des triangles amicaux qui ont pour conséquence de mettre de côté un des membres du groupe et par conséquent, de lui causer du mal. L'amitié devient alors synonyme d'exclusion alors même qu'elle est basée habituellement sur une solidarité et une confiance mutuelle. Il est tout à fait impossible pour les personnages de posséder deux meilleurs amis par exemple, on ne peut apprécier quelqu'un autant qu'un autre, ce qui demeure un obstacle pour les relations sociales. Lucien Bercail par exemple, « Olivier l'aimerait beaucoup, s'il ne lui préférait pas Bernard. » (FM, p. 17). Cette conception de l'amitié comme étant exclusive amène non seulement un certain isolement des partenaires de cette relation amicale mais également le rejet obligatoire d'autres membres qui se sentent mis à part. C'est le cas pour Olivier quand il constate le début de l'amitié entre Édouard et Bernard : « Il se sentait à la fois supplanté dans le cœur de Bernard et dans celui d’Édouard L'amitié de ses deux amis évinçait la sienne. » (FM, p. 171). Une hiérarchie est donc forcément établie entre toutes les relations amicales et cette hiérarchie peut causer beaucoup de mal si elle n'est pas commune à tous. Malheureusement, dans Le Grand Meaulnes, François est victime de cette particularité de l'amitié. En effet, il est évident que François voue à Meaulnes une amitié sans limites tandis que ce dernier semble préférer Frantz. Une symétrie est d'ailleurs établie entre les deux personnages puisque chacun d'eux a établi un pacte avec Augustin, ce dernier devait « emmener avec lui » (GM, p. 65) François lors de ses aventures mais également répondre aux appels de Frantz (GM, p. 155). Toutefois, il est évident qu'Augustin exclut volontairement François de ses aventures qu'il préfère partager avec Frantz. En effet, François affirme qu'il fait partie du pacte de Frantz et de Meaulnes :

« C'est ce que nous avions juré à Frantz » (GM, p. 228). Cependant, Augustin de son côté n'utilise pas la première personne du pluriel : « Tu te souviens de cette promesse que j'avais faite à Frantz ? » (GM, p. 234). François est donc évincé par cette amitié. Les triangles amicaux ont autant de conséquences désastreuses que les triangles amoureux. L'amitié comme relation bénéfique est donc mise en échec dans les deux romans.

L'enjeu de cette partie était de démontrer que malgré l'illusion d'un quotidien banal, les relations sociales, elles, n'ont rien de normales. Si, dans la vie réelle, elles peuvent effectivement être le facteur de malheurs, elles sont également synonymes de plaisirs et de joies. Au contraire, dans les deux romans, autrui n'apporte pas ce qu'on attendrait de lui, que ce soit dans les relations amoureuses, familiales ou amicales. Le fonctionnement de ces relations et la représentation que les auteurs en donnent participent grandement à la mise en échec du monde diégétique dans la mesure où elles font sombrer les personnages dans un monde où on ne peut compter sur personne. Les relations sociales précipitent les personnages dans leur chute, une chute qui aboutira, nous allons le voir, à un échec moral.