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PARTIE I La mise en échec du monde diégétique

Chapitre 2 : L'apparence d'un cadre de vie paisible : le chaos sous-jacent des relations sociales

B) La représentation d'un quotidien ordinaire

Dans les deux romans, l'illusion d'un quotidien tranquille est maintenue grâce à l'instauration d'un rythme de vie stable, composé d'habitudes diverses. Dans Le Grand Meaulnes notamment, un personnage en particulier est chargé de représenter cette vie paisible et normale. En effet, François Seurel ne cesse de relever les événements qui sortent de l'ordinaire, démontrant ainsi un profond attachement au quotidien. Nous pouvons par exemple relever les deux extraits suivants : « Nous en oubliâmes même de désigner comme d'ordinaire à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux

élèves qui devaient rester pour balayer la classe. » (GM, p. 150), « Elle parlait plus vite qu'à l'ordinaire » (GM, p. 242). Nous voyons bien ici que François est particulièrement attaché à ces règles rythmant le quotidien, qui lui permettent aussi de se rassurer face au désordre ambulant causé par Meaulnes : « j'entendis le bruit habituel des voix et des pas à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. » (GM, p. 273) Dans cet extrait, le simple bruit des couverts apaise François dans la mesure où c'est un acte habituel et régulier. Par ailleurs, dans Les Faux-

Monnayeurs, nous pouvons également relever des comportements fréquents qui permettent de

donner un certain caractère cyclique à la vie. En ce qui concerne les étudiants, ils ont par exemple un rendez-vous hebdomadaire : « Là, près de la fontaine Médicis, dans cette allée qui la domine, avaient coutume de se retrouver, chaque mercredi entre quatre et six, quelques-uns de ses camarades » (FM, p. 14) Nous pouvons également noter que tous les soirs, la mère d'Olivier « venait embrasser ses deux derniers enfants dans leur lit » (FM, p. 33). Ces événements récurrents apparaissent alors comme des marqueurs chroniques de la vie tranquille.

Toutefois, les études jouent un rôle spécifique dans la régulation de la vie pour les jeunes. Nous l'avons vu, la majorité des personnages font encore partie de l'institution scolaire. Leurs journées sont rythmées en fonction des cours qu'ils reçoivent ou du travail à la maison qu'ils ont. Les personnages à la fois du roman de Gide et du roman de Alain-Fournier passent une partie de leur fin de journée en études par exemple : « le petit Caloub, une pension le bouclait au sortir du lycée chaque jour » (FM, p. 13) ou « Sitôt après l'heure d' "étude " qui suit la classe du soir » (GM, p. 272). L'heure d'étude a donc lieu tous les soirs de jour d'école, elle fait partie du quotidien et le structure. Nous pouvons également noter que l'obtention du baccalauréat constitue un objectif final pour Olivier et Bernard qui étalent leurs activités en fonction du temps restant avant l'examen. Nous en trouvons la preuve dans les extraits suivants : « il n'avait plus devant lui que trois semaines. » (FM, p. 13), « Que je te dise d'abord que j'ai séché le bachot. Tu l'auras compris sans doute en ne m'y voyant pas. Je me présenterai en octobre. » (FM, p. 167) De la même façon, dans Le Grand

Meaulnes, l'école est une instance régulatrice puissante dans le roman car elle fait à la fois office de

lieu de scolarité et de domicile pour ceux qui y sont pensionnaires. Un moment particulier de la journée apparaît comme marqueur temporel : la récréation. En effet, ce laps de temps permet aux lecteurs de situer les événements dans une journée puisque le narrateur, François, ordonne chronologiquement les événements en fonction de cette instance : « Après la dernière récréation de la journée » (GM, p. 36), « durant la dernière récréation du soir » (GM, p. 64). C'est donc la preuve que l'école est prise en tant qu'instance régulatrice du quotidien puisque « [l]a vie y est rythmée par les récréations et les heures d'études, les sorties du jeudi 52. » Faire de l'institution scolaire une

structure régulant le quotidien participe à maintenir l'illusion d'un cadre de vie ordinaire car dans la vie réelle, le quotidien s'adapte aussi à cette instance.

2. Des activités et des problèmes tout à fait communs

De plus, les personnages, dans les deux romans, vivent une existence tout à fait ordinaire avec des activités communes et des problèmes auxquels chacun a pu être confronté. Dans Le Grand

Meaulnes, nous pouvons constater que les tâches ménagères par exemple prennent une grande place

dans le quotidien de la famille Seurel. Ces tâches sont profondément en lien avec la banalité du quotidien puisque François n'en parle que lorsque Meaulnes, initiateur d'aventures, est absent. Nous pouvons noter qu'après le départ d'Augustin pour Paris, le narrateur cite une multiplicité de tâches ménagères dont il n'était pas question durant le séjour de Meaulnes : les linges « pendus au corde », il faut « remplir un sceau de charbon » (GM, p. 188) Dans Les Faux-Monnayeurs, les activités ménagères ne sont pas effectuées par les personnages eux-mêmes ; leurs rangs sociaux leur permettent souvent d'employer quelqu'un pour le faire à leur place : « une servante venait chaque matin faire le ménage » (FM, p. 298). Malgré cette spécificité, nous voyons tout de même que le ménage est fait à intervalles réguliers et apparaît donc comme l'activité banale par excellence. Chez les jeunes personnages, l'activité quotidienne principale consiste principalement en révisions ; que ce soit dans Les Faux-Monnayeurs « Bernard Profitendieu était resté à la maison pour potasser son bachot » (FM, p. 13) ou dans Le Grand Meaulnes : « Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce jeudi-là, pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat d'Études Supérieures, les autres le concours de l'Ecole Normale. » (GM, p. 174). Les deux exemples choisis sont en conformité avec les entités qui rythment la vie des jeunes : l'école et la maison ; par conséquent, les deux romans sont effectivement structurés par des activités considérées comme normales dans la vie de tous les jours.

Des problèmes de la vie quotidienne font également irruption au sein des histoires respectives de Gide et d'Alain-Fournier. En effet, malgré le caractère fictionnel des récits qui aurait pu permettre une idéalisation du quotidien, les auteurs ont choisi de montrer à la fois les bons côtés d'une vie banale mais également ce qui peut arriver de plus grave. Les problèmes d'argent ont notamment une grande place au sein des deux romans. Nous pouvons prendre l'exemple de la famille Vedel dans Les Faux-Monnayeurs. La pension va plutôt mal financièrement, au point que Rachel est obligée de demander de l'argent à Édouard : « Mais n'allez pas croire que cela aille très mal, reprit-elle. Simplement c'est un moment difficile, parce que certains créanciers se montrent

impatients. » (FM, p. 237) Ce manque d'argent entraîne également selon Alain Goulet des « Problèmes de personnel (la petite bonne qui arrive de Strasbourg, le répétiteur qui veut être payé...) 53. » De la même façon, dans Le Grand Meaulnes, nous assistons à la ruine de la famille de

Galais :

Déjà M. de Galais était ruiné sans que nous le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses anciens camarades — apprenant sa disparition... ont aussitôt réclamé près de nous. Nous sommes devenus pauvres; Mme de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en quelques jours. (GM, p. 248)

L'isolement causée par la ruine, associé à la mort de Mme de Galais montre encore davantage que le

quotidien des personnages n'est absolument pas idéalisé. Les personnages sont confrontés à des soucis qui peuvent également arriver dans la vie réelle. C'est pourquoi le quotidien peint par les deux auteurs renforce l'illusion d'un cadre de vie tranquille.

Ainsi, un cadre de vie tranquille a été construit grâce à la mise en place de lieux rassurants en contraste avec l'inconnu ou encore grâce à la description d'un quotidien qui, par son rythme et ses activités, paraît tout à fait ordinaire. Toutefois, comme nous l'avons dit, dans Les Faux-

Monnayeurs, cette impression n'est que temporaire, les lieux d'ancrage deviennent vite aussi

perturbants que les lieux inconnus au contraire de l'univers de Sainte-Agathe qui reste paisible. Quoi qu'il en soit, cette représentation, temporaire ou non, cache en réalité un désordre important, désordre dont les entités relationnelles sont les premières victimes.

II – Autrui comme source de chaos : la fatalité des relations sociales

Les relations sociales sont un composant à part entière de notre existence dans la mesure où nous sommes confrontés à autrui au quotidien. De cette vie en communauté sont nés plusieurs types de relations qui peuvent être facteurs de bonheur comme de malheur. Mais, il semblerait que dans

Les Faux-Monnayeurs et dans Le Grand Meaulnes, autrui ne soit uniquement source de chaos. Les

relations amoureuses sont condamnés à échouer. La figure familiale est ébranlée. La définition de l'amitié comme relation sincère est mise à mal. Par conséquent, les bénéfices habituellement tirés des liens construits avec les autres sont dans les deux romans absents. Une nouvelle fois – nous le

répétons – il ne s'agit pas d'affirmer que les issues des relations sociales présentés dans le roman sont extraordinaires, puisque dans la vie réelle, les échecs sont également nombreux, mais dans ces mondes diégétiques, ils sont non seulement non nombreux mais inévitables. C'est pourquoi les relations sociales participent à la mise en échec du monde diégétique.