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PARTIE I La mise en échec du monde diégétique

Chapitre 2 : L'apparence d'un cadre de vie paisible : le chaos sous-jacent des relations sociales

A) L'échec de l'amour

1. L'issue fatale des relations amoureuses

Dans ces deux romans, l'amour est destiné à mourir, il s'agit d'une fatalité. Toutefois, le visage heureux de l'amour nous est quand même présenté temporairement ; mais ce bonheur n'existe que pour aboutir au malheur. Nous pouvons effectivement constater que l'image-type de l'amour heureux est implantée dans l'esprit du personnage d'Augustin avant même qu'il ait rencontré Yvonne. En pensant à l'amour potentiel, il ne voit que le bonheur que ce type de relation peut lui apporter :

Alors ce fut un rêve comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il était dans sa propre maison, marié, un beau soir, et que cet être charmant et inconnu qui jouait du piano, près de lui, c'était sa femme... (GM, p. 103)

De la même façon, Armand, pourtant très cynique habituellement, ne peut s'empêcher d'être ému devant Bernard et sa sœur enlacés : « Un drap couvre à demi leurs membres enlacés. Qu'ils sont beaux ! Armand longuement les contemple. Il voudrait être leur sommeil, leur baiser. » (FM, p. 295) De façon encore plus forte, la rencontre entre Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais répond au

topos littéraire du coup de foudre. Cette scène satisfait en effet les critères identifiés par Jean

Rousset dans Leurs yeux se rencontrèrent. Nous avons tout d'abord « le foudroiement » 54 :

« C'étaient deux femmes, l'une très vielle et courbée ; l'autre, une jeune fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous les déguisements de la veille, parut d'abord à Meaulnes extraordinaire. » (GM, p. 106) Puis, nous assistons à « l'échange » 55 avec un premier regard

mutuel : « il put regarder à l'aise la jeune fille, qui s'était assise à l'abri. Elle aussi le regardait. » (GM, p. 108) Enfin, le « franchissement »56 s'effectue avec la première parole prononcée par

Meaulnes : « Vous êtes belle » (GM, p. 109). Cette scène correspond ainsi au topos du coup de

54 Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent, Paris, Librairie José Corti, 1981, p. 106 55 Ibid.

foudre, d'autant plus que les personnages sont également confrontés au phénomène de « la

reconnaissance 57 ». Lors de leur première conversation, Yvonne avoue avoir l'impression de déjà

connaître Meaulnes :

Et lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle eut ce même regard innocent et grave, qui

semblait dire :

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais. (GM, p. 107-108)

Avec la rencontre de Meaulnes et d'Yvonne, le lecteur assiste donc à une scène d'amour type, amour qui devrait engendrer un bonheur incommensurable. Cette rencontre est bien évidemment heureuse pour les deux personnages, mais il ne s'agit que des prémices d'une relation amoureuse. L'amour fantasmé permet effectivement le bonheur, mais une fois vécue, cette relation est condamnée à l'échec et au malheur.

L'amour est voué à s'autodétruire puisque « c'est le propre de l'amour, de ne pouvoir demeurer le même ; d'être forcé de croître, sous peine de diminuer ; et que c'est là ce qui le distingue de l'amitié. » (FM, p. 264). Cette autodestruction de l'amour peut être incarnée par le couple Vincent-Lilian qui après s'être aimés ne peuvent s'empêcher de se détester. Dès le début de leur relation, le mythe de l'amour idéal était déconstruit. En effet, nous pouvons remarquer que le

topos de l'amour au premier regard est détourné : « Vincent ferme les yeux comme devant une clarté

trop vive. La jubilation des regards de Lilian l'éblouit. » (FM, p. 66) L'absence d'échange de regard, et surtout l'incapacité à regarder l'autre est de mauvaise augure pour la suite de leur relation. Leur amour va donc s'effacer lentement pour laisser place à la haine : « Et savez-vous à quoi je me suis occupée depuis lors? A haïr Vincent. Oui, mon cher, l'amour nous paraissant trop fade, nous avons pris le parti de nous haïr. » (FM, p. 314) Toutefois, cet échec amoureux n'est pas propre à la relation entre Lilian et Vincent. Il concerne toutes les relations dans Les Faux-Monnayeurs comme le suggère Pierre Chartier :

Couples bourgeois, marqués par la convention, la lassitude, l'adultère (Vincent, Profitendieu, Molinier) ; couple enfin, impossible (Boris-Bronja) ; couples jeunes, à peine formés, rompus (Laura-Douviers, Laura-Vincent) ; couple diabolique, passant de l'amour à la haine, à la mort (Lilian-Vincent) ; couple âgé dont le quotidien est transformé en enfer conjugal (La Pérouse). 58

Toutes les relations amoureuses sont dans ce roman déjà détruites ou en perdition, de la même façon

57 Ibid., p. 92

que l'amour est mis à mal dans Le Grand Meaulnes.

Nous pouvons trouver de multiples causes à l'échec de ces relations comme la tromperie, la mort ou encore le divorce. Mais, l'abandon est une cause redondante. Par exemple, Laura est abandonnée par son amant Vincent alors même qu'elle est enceinte de lui dans Les Faux-

Monnayeurs. Le personnage devient l'incarnation pathétique des malheurs amoureux : « — Il a dû

monter les dernières marches ; j'ai entendu la porte de l'appartement qui se refermait. Et ensuite elle est restée longtemps tout près, presque contre ma porte. Je l'entendais sangloter. » (FM, p. 38) La porte qui se referme dans cet extrait matérialise le rejet de la jeune femme : elle ne peut rentrer chez lui de la même façon qu'elle ne peut plus faire partie de sa vie. Parallèlement, dans Le Grand

Meaulnes, peu après le mariage d'Yvonne et de Meaulnes, celui-ci part du domicile et abandonne sa

femme de la même façon qu'il a laissé Valentine peu de temps auparavant. La seule exception que nous pouvons trouver à cet échec de l'amour est le couple composé de Frantz et de Valentine. Toutefois, nous n'assistons pas à leurs retrouvailles et le bonheur de cette relation est bien moindre face au malheur de perdre Yvonne de Galais. Par conséquent, Alain-Fournier comme Gide ont refusé le côté positif de l'amour pour n'en faire qu'une figure malheureuse, l'amour est donc mis en échec dans les deux romans. Ces échecs amoureux dans un roman français du XXème siècle sont

habituels, et les romans de Gide et d'Alain-Fournier n'y échappent pas. Mais ils s'inscrivent dans un dysfonctionnement plus général, atteignant l'ensemble des relations sociales, mais également le monde diégétique dans sa globalité.

2. Les difficultés inhérentes aux triangles amoureux

Il est possible de trouver en l'omniprésence des triangles amoureux l'une des causes de cet échec permanent de l'amour que nous venons de constater. En effet, les relations amoureuses dans

Les Faux-Monnayeurs ou dans Le Grand Meaulnes ne se réduisent pas forcément à deux

partenaires, une autre personne entre souvent dans le jeu amoureux. Ce triangle amoureux apparaît de plusieurs façons. D'une part, parfois la confusion d'une relation d'amour et d'amitié peut être à l'origine de l'insertion d'un troisième membre au sein d'une relation existante. Ce type de relation est notamment présent dans Les Faux-Monnayeurs. En effet, Olivier, en recevant la lettre de Bernard l'informant de son voyage avec son oncle Édouard dont il est secrètement amoureux, opère un transfert de son propre amour en la personne de Bernard. Il ne peut s'empêcher de penser que les deux hommes entretiennent une relation amoureuse :

« Ils couchent dans la même chambre ! » ... Que n'imaginait-il pas aussitôt ? Son cerveau s'emplissait de visions impures qu'il n'essayait même pas de chasser. Il n'était jaloux particulièrement ni d’Édouard, ni de Bernard ; mais des deux. Il les imaginait tour à tour l'un et l'autre ou simultanément, et les enviait à la fois. (FM, p. 171)

C'est précisément parce qu'il ressent de l'amour pour Édouard qu'il pense automatiquement que Bernard ressent la même chose que lui ; c'est en confondant amour et amitié qu'il crée ce trio. D'autre part, le remplacement d'un partenaire peut être à l'origine de la création d'un triangle amoureux. En effet, lorsqu'un amour a déjà échoué, il est possible que le partenaire lésé ait envie de trouver un remplaçant. C'est le cas par exemple de Bernard qui commence une relation amoureuse avec Sarah parce qu'elle est la petite sœur de Laura : « Bernard, qui dans l'obscurité n'avait pu la voir, fut frappé de sa ressemblance avec Laura. » (FM, p. 286). D'une certaine façon également, l'amitié que porte François à Augustin est si forte qu'il se retrouve aussi abandonné qu'Yvonne lors du départ de Meaulnes, c'est d'ailleurs pourquoi les personnages se sont si rapprochés, comme le montre le surnom qu'il lui donne : « ma compagne » (GM, p. 294). La confusion de l'amour et de l'amitié ainsi que le remplacement d'un ancien partenaire peuvent ainsi être des causes des triangles amoureux, triangles amoureux souvent à l'origine de l'échec des relations.

De façon évidente, l'existence de triangle amoureux ne va pas sans un sentiment de jalousie ou de rivalité. Cette jalousie peut être visible par exemple au sein du triangle amoureux formé par Bernard, Olivier et Édouard : à la suite de la réception de la fameuse lettre, « l'abominable serpent de la jalousie se déroulait et se tordait » (FM, p. 171) dans le cœur d'Olivier. La création de cette rivalité indissociable du triangle relationnel peut constituer un réel danger pour les partenaires amoureux. Par ailleurs, l'insertion du troisième membre est parfois à l'origine de l'échec amoureux des deux autres. Par exemple, Frantz est responsable de la rupture entre Valentine et Augustin puisqu'il est l'ancien amant de la jeune fille, et ainsi une ombre qui plane sur cette relation. De plus, il est évident qu'un seul couple peut émerger du trio, l'échec est donc obligatoire pour l'un des membres. Souvent, l'un des personnages doit faire un choix entre deux personnages qui lui vouent un même amour. C'est le cas d’Édouard dont Olivier et Laura sont amoureux. En effet, nous pouvons noter la ressemblance de deux scènes impliquant chaque duo. D'un côté, Laura est secouée de « sanglots » et supplie Édouard : « Emmenez-moi. Emmenez-moi. » (FM, p. 134). Parallèlement, après le désastre de sa bagarre avec Dhurmer, Olivier le supplie à son tour : « Alors, tout frémissant de détresse et de tendresse, il se jeta vers Édouard et, pressé contre lui, sanglota : "Emmène-moi" » (FM, p. 292). Cette même scène jouée tour à tour par Laura et Olivier montre qu'ils partagent tout deux le même amour. Mais Édouard ne peut en choisir qu'un, l'échec est donc inévitable pour l'un

d'eux. L'échec des relations amoureuses peut donc prendre forme à travers l'omniprésence des triangles amoureux. Toutefois, il est également possible de voir dans le désir l'un des responsables de cet échec constant.

3. Le désir, un moteur de l'action dangereux

Le désir, dans les deux romans, est souvent à l'origine des actions amoureuses. Or le désir, par définition, n'est pas rationnel ; une action qui en découle n'est pas réfléchie mais instinctive. La nature insatiable du désir apparaît comme un danger, tout particulièrement pour une relation amoureuse. Une fois le désir assouvi, un autre survient et gâche ce qui avait été bâti auparavant. Édouard, par exemple, après avoir obtenu l'amour d'Olivier ne peut s'empêcher de passer à un autre jeune homme : « Je suis bien curieux de connaître Caloub » (FM, p. 378). Similairement, Bernard et Augustin abandonnent respectivement Sarah et Yvonne, après avoir assouvi leur désir sexuel. De plus, les relations basées sur la passion ont encore davantage de chance d'échouer puisque l'excessivité des désirs pousse la relation dans une direction loin de l'harmonie de l'amour et plus proche du chaos. C'est par exemple le cas de la relation de Lilian et Vincent dont les scènes amoureuses montraient une attirance charnelle plutôt qu'un amour chaste : « Puis elle sauta au cou de Vincent, qui sentit tout le long de son corps la souplesse de ce corps brûlant à l'étrange parfum de santal, et Lilian l'embrassa sur le front, sur les joues, sur les lèvres » (FM, p. 58). C'est cet excès de désirs également qui pousse Valentine à rompre avec Frantz car elle ne peut croire en l'existence d'actes si passionnels : « Et par les chemins, dans la cour, cachés dans les bosquets, des enfants inconnus nous auraient fait fête, criant : " Vive la mariée ! " ... Quelles folies ! N'est-ce-pas ? » (GM, p. 313) Ainsi, cette mise en échec constante de l'amour peut être expliquée à la fois par la présence de triangles amoureux mais également par la nature du désir qui comporte en germe l'échec d'une relation.

B) L'ébranlement de la figure familiale