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PARTIE I La mise en échec du monde diégétique

B) La formation comme quête principale de l'adolescence

La majorité des personnages dans les deux romans sont des adolescents, ou plus largement des jeunes. Il est vrai qu'il y a un sérieux problème de définition des bornes temporelles de l'âge adolescent. Nous voyons par exemple que Gide a tendance à qualifier Georges, âgé de quatorze ans, d'enfant : « J'ai fait venir l'enfant dans mon bureau, et quand je lui ai demandé l'explication de cet insigne, il s'est d'abord troublé. » (FM, p. 110), tandis que pour Alain-Fournier il est possible d'être « une enfant de seize ans » (GM, p. 100). De ce fait, il semblerait que les bornes temporelles de cette période de la vie soient réellement floues. C'est possiblement parce que l'adolescent est entre l'âge adulte et entre l'âge enfant. En effet, conformément à ce propos, David Roulier définit l'adolescence de la façon suivante : « L'adolescence est définie avant tout comme la double négation et de l'enfance et de l'âge adulte 44. » Nous pouvons effectivement constater ce fait dans les

deux romans puisque le personnage-adolescent rejette d'une part son côté enfant et d'autre part ne peut assumer immédiatement le statut d'adulte.

Tout d'abord, pour le personnage-adolescent, être un enfant devient une réelle honte. C'est pourquoi, être qualifié d'enfant sonne comme une insulte : « - Quelle gosse tu fais ! » (FM, p. 36) Le terme de « gosse », est connoté péjorativement, il met en avant l’immaturité propre de l'enfant. La qualification d'enfant est en réalité le support d'une multitude de critiques implicites : attribuer à quelqu'un ce statut alors qu'il n'en est plus un le rabaisse profondément. L'enfant est attachant car il est encore jeune, mais chez quelqu'un qui a dépassé cet âge, avoir de tels défauts devient insupportable. Dans Le Grand Meaulnes, le personnage de Frantz est l'incarnation même de ce petit homme qui se comporte comme un enfant qui ne veut pas grandir ; irritant alors ceux qui ont passé le cap de la maturité. François Seurel affirme d'ailleurs à son propos :

De cœur, sans doute, il était plus enfant que jamais : impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement vieilli... (GM, p. 262)

Cet extrait montre ainsi que l'adolescent se doit d'être plus mature qu'un enfant, sans toutefois être aussi mature qu'un adulte.

adolescent n'est pas souhaitable puisque précisément il y a des étapes à suivre pour devenir réellement adulte. Faire l'adulte en étant adolescent devient alors source de critique. Dans les deux romans étudiés, nous avons effectivement un personnage qui représente cette catégorie d'adolescents. Dans Le Grand Meaulnes, c'est Jasmin Delouche qui incarne ce rôle comme l'affirme Anna Matras : « ils se contentent d'imiter leurs aînés, ce qui devient matière à raillerie de la part de ces derniers 45. » Le jeune homme « faisait l'homme, il répétait avec vanité ce qu'il entendait dire

aux joueurs de billard, aux buveurs de vermouth » (GM, p. 57) Nous voyons bien ici que l'image qu'il se donne n'est pas conforme à son jeune âge, boire de l'alcool et jouer au billard ne fait pas de lui un adulte et participe davantage à lui constituer une mauvaise réputation. De la même façon, Ghéridanisol est l'objet de critique visant sa volonté de paraître adulte : « Son voisin, que j'ai longuement observé, semble avoir pris pour règle de vie le Ne quid nimis des Anciens. Ne pensez- vous pas qu'à son âge, c'est là une devise absurde ? » (FM, p. 252) L'adage en soi n'a rien de ridicule puisqu'il prône la tempérance ; toutefois nous constatons bien que la phrase oppose « Anciens » à « son âge », c'est parce que Guéridanisol n'est pas adulte que cette devise ne peut lui convenir. De ce fait, il est clair que l'adolescent est présenté dans les deux romans comme n'étant plus un enfant mais pas encore un adulte. L'adolescence est donc une période de la vie entièrement tournée vers l'avenir, vers l'atteinte d'un nouveau stade. C'est pourquoi nous pouvons la définir comme une période transitoire. Plus enfant mais pas encore adulte, l'adolescence est une période constitutive de la vie avec des enjeux très forts.

2. La construction de soi comme objet de quête

Durant l'adolescence, la construction de soi est réellement nécessaire pour parvenir à l'âge adulte. L'adolescent doit déterminer qui il est et trouver sa place dans la société. Se connaître soi- même et surtout se trouver devient l'objet d'une réelle quête pour les personnages-adolescents. En effet, par définition, la quête peut être entendue comme la poursuite d'un but final ; elle amène donc irrémédiablement la question de la réussite ou de l'échec. En l’occurrence, cette réussite et cet échec concernent le passage à l'âge adulte en soi mais également la personne que l'on devient comme étant conforme ou non à ce dont on rêvait. Les enjeux de cette quête sont d'ailleurs ressentis par les adolescents en question dans les deux romans. Dans Les Faux-Monnayeurs, lors d'une conservation avec Lucien Bercail, Olivier Molinier déclare à propos d'un projet littéraire : « si tu réussis cela, ça sera épatant. » (FM, p. 18) La question de la réussite ne concerne pas dans cet extrait le passage à

45 Anna Matras, La crise d'adolescence dans : Unterm Rad d'Hermann Hesse, Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier,

l'adulte, toutefois, il montre que les adolescents jugent une action en fonction de ses enjeux et de sa réussite. De la même façon, Augustin Meaulnes attache une grande importance au fait de se sentir accompli : « sentait grandir en lui le désir exaspéré d'aboutir à quelque chose et d'arriver quelque part, en dépit de tous les obstacles » (GM, p. 71). L'enjeu propre à une quête, qu'elle concerne l'âge adulte ou non, est donc bien cerné par les adolescents qui vivent pour atteindre ou non certains buts finaux.

Par ailleurs, cette conquête de soi propre à l'adolescence peut être également vue à travers la thématique du voyage extrêmement présente dans les deux œuvres. Les adolescents peuvent être comparés à des voyageurs qui voguent sans but précis comme l'affirme Alain Goulet dans un article qui définit Les Faux-Monnayeurs comme « le roman d’adolescents tourmentés considérés dans l'élan de leur existence, qu'ils abordent sans boussole et qui se cherchent » 46. Cette analyse de la

thématique du voyage comme métaphore de la conquête de soi peut, par exemple, prendre appui sur l'omniprésence du champ lexical maritime dans Le Grand Meaulnes. En effet, Meaulnes en rentrant du domaine perdu est « telle une épave qu'eût ramenée la haute mer » (GM, p. 51). L'épave peut correspondre à Meaulnes lui-même, ou plus exactement à l'ancien Meaulnes, celui qu'il laisse en partant de Sainte-Agathe. L'adolescent se construit au fil des pages. Dans Les Faux-Monnayeurs, le voyage apparaît explicitement comme la conquête de soi-même. Comme l'affirme Pierre Masson dans un article nommé « Le mouvement perpétuel » : « Voyager pour se connaître, c'est l'obligation que Gide impose à ses personnages » 47. C'est d'ailleurs à travers un voyage – en Angleterre – que

Sarah part à la conquête d'elle-même après avoir refusé la vie religieuse que lui imposait sa sœur Rachel :

« Je ne peux pas croire à ton ciel. Je ne veux pas être sauvée. »

Elle décida tout aussitôt de repartir pour l'Angleterre, où la recevrait son amie. (FM, p. 341)

Par cette décision, elle montre qui elle ne veut pas être. Son voyage lui permettra justement de cerner sa propre identité indépendamment des volontés de sa famille. Dans les deux romans, la construction de soi propre à l'adolescent est représentée comme une véritable conquête de sa personne, conquête qui fait de la formation l'objectif principal de l'adolescence. Mais cette quête est largement mise en danger par le profond lien établi entre l'adolescent et l'aventure.

46 Alain Goulet dans Tant pis pour le lecteur paresseux... Trois lectures des Faux-monnayeurs d'André Gide, dir. Victor-Arthur de Piégay, Paris, Les éditions du murmure, 2012, p. 40