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PARTIE I La mise en échec du monde diégétique

Chapitre 2 : L'apparence d'un cadre de vie paisible : le chaos sous-jacent des relations sociales

A) Un lieu de vie sans extravagance

1. Des lieux d'ancrage facilement identifiables

Tout d'abord, dans les romans de Gide et d'Alain-Fournier, il est tout à fait possible de situer l'action, rendant ainsi l'histoire plus réaliste. En effet, que ce soit dans Le Grand Meaulnes ou dans

Les Faux-Monnayeurs, le cadre de vie des personnages existe réellement, ou reproduit un lieu réel.

La vraisemblance est alors optimale et introduit le lecteur dans un monde ordinaire proche du sien. Par exemple, Paris, ville commune aux deux romans, se trouve être le lieu de vie des personnages gidiens. Quant à lui, Le Grand Meaulnes se déroule essentiellement à Sainte-Agathe comme l'affirme lui-même le narrateur : « Nous habitions les bâtiments du Cour Supérieur de Sainte- Agathe » (GM, p. 23). Sainte-Agathe est certes une ville fictive mais en réalité, il s'agit de la reproduction d'une ville réelle nommée Epineuil-le-Fleuriel, comme l'ont affirmé tous les biographes d'Alain-Fournier. Le lieu de vie inséré dans le roman d'Alain-Fournier et dans celui de Gide sont donc bien réels et permettent de donner l'impression d'un cadre de vie tout à fait banal. En choisissant des lieux d'action existants, les auteurs rendent l'espace géographique rassurant et tranquille. En effet, orchestrer l'histoire dans des lieux inconnus ou merveilleux auraient donné aux lecteurs l'impression d'un quotidien extraordinaire, c'est par exemple le cas avec le domaine perdu dans Le Grand Meaulnes. Le lieu conditionne généralement le type de vie que l'on peut y mener.

La localisation spatiale ne concerne pas seulement le lieu de vie ; nous savons où sont les personnages à chaque étape. Par exemple, Les Faux-Monnayeurs sont divisés en trois parties dont chacune porte le nom d'une ville : nous retrouvons Paris, Saas-Fée puis à nouveau Paris. Associer les différentes parties du roman à des lieux précis permet de suivre le roman comme une espèce d'itinéraire géographique. A l'intérieur même de ces parties, nous retrouvons également quelques lieux de référence qui permettent de situer l'action : nous pouvons relever « jardin du Luxembourg » (FM, p. 14), « Vizzavone » (FM, p. 207) ou encore « Angleterre » (FM, p. 39). Toutefois, André Gide laisse quand même une marge d'appréciation au lecteur, il ne l'enferme pas dans un lieu précis au kilomètre près, il le guide de façon à savoir à peu près où il se trouve. Comme l'affirme Geneviève Idt, « Il réduit ainsi le décor à quelques noms » 49. C'est pourquoi Gide n'indique pas la

rue où Bernard loge : « La rue de T..., où Bernard Profitendieu avait vécu jusqu'à ce jour, est toute proche du jardin du Luxembourg. Là, près de la fontaine Médicis, dans cette allée qui la domine » (FM, p. 14). Au contraire, dans Le Grand Meaulnes, la peinture géographique de l'action est beaucoup plus précise. Les lieux sont définis au kilomètre près. Nous pouvons relever plusieurs

exemples : « vers La Gare, à trois kilomètres » (GM, p. 23), La Ferté d'Angillon, « à quatorze kilomètres de Sainte-Agathe » (GM, p. 28). Ainsi, « [l]'espace romanesque est donc délimité avec précision, étroitement rattaché au réel 50. » Par cet attachement au réel, nous sommes

tentés d'imaginer une vie quelconque au sein de ces lieux de vie, c'est pourquoi ils participent à l'instauration d'une image d'un cadre de vie paisible.

2. Des lieux de vie mis en contraste avec l'inconnu intriguant

Les lieux d'ancrage dans les deux romans « constituent les repères privilégiés du monde réel, familier et protecteur 51. » Pour un adolescent, le quotidien se résume souvent à l'école et au

domicile familial ; c'est pourquoi Sainte Agathe apparaît comme l'incarnation d'un quotidien tranquille :

tel est le plan sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie — demeure d'où partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures. (GM, p. 23-24)

En décrivant les murs de la maison comme des boucliers permettant de briser les vagues, Alain- Fournier met alors en avant le caractère protecteur de ce lieu. Cette impression de quotidien paisible est également renforcée par leur différence constitutive avec les lieux inconnus. La séparation entre lieux familiers et lieux inconnus s'effectue par une distance géographique. Cet éloignement permet de rendre les lieux de vie hermétiques à l'angoisse propre à l'inconnu. Si les personnages des Faux-

Monnayeurs vivent à Paris, dans Le Grand Meaulnes, la vie à la campagne fait apparaître cette ville

comme étant profondément inquiétante : « la vue glauque et trouée de Notre-Dame de Paris » (GM, p. 144). Cette description retranscrit l'inquiétude ressentie par les personnages face à un territoire étranger. De la même façon, dans Les Faux-Monnayeurs, l'histoire se déroule essentiellement dans les beaux quartiers de Paris. De ce fait, quand l'ange emmène Bernard dans des quartiers défavorisés, l'inexploré devient alors également synonyme de sentiments négatifs :

Puis l'ange mena Bernard dans de pauvres quartiers dont Bernard ne soupçonnait pas auparavant la misère. Le soir tombait. Ils errèrent longtemps entre de hautes maisons sordides qu'habituaient la maladie, la prostitution, la honte, le crime et la faim. C'est alors seulement que Bernard prit la main de l'ange, et l'ange se détournait de lui pour pleurer. (FM, p. 335)

50 Adeline Lesot, op. cit., p. 43 51 Ibid., p. 44

Tout ce qui n'est pas habituel se révèle être un possible danger ; l'inconnu contraste avec le caractère rassurant des lieux de vies, qui, de cette façon, sont présentés comme des lieux majoritairement normaux.

Par ailleurs, la plupart des événements qui impliquent une rupture du quotidien sont placés en dehors des lieux de vie habituels. Par exemple, l'aventure de Vincent et Laura – un adultère qui bouleverse l'ordre établi - peut être consommée dans une ville lointaine comme Pau, mais non à Paris même. C'est pourquoi, de retour à Paris, Vincent semble hésiter entre deux possibilités, y rester en abandonnant Laura ou s'enfuir avec elle : « Vincent jurait d'abord de ne pas l'abandonner ; il lui proposait de partir n'importe où avec elle, en Amérique, en Océanie » (FM, p. 56). Toutefois, en ce qui concerne Les Faux-Monnayeurs, ce genre d'événements pénètre peu à peu Paris avant de transformer la ville en véritable chaos. Nous pouvons néanmoins noter que ce renversement s'opère à partir de la troisième partie du roman, soit au retour des personnages à Paris. C'est donc possiblement les lieux inconnus qui ont contaminé Paris. Par ailleurs, un exemple pertinent peut également être relevé au sein du Grand Meaulnes : c'est en dehors de Sainte-Agathe que la fête extraordinaire se déroule. Le domaine des Sablonnières apparaît comme un endroit si lointain à cause de sa différence avec le cadre tranquille de Sainte-Agathe, que les personnages ne pensent pas pouvoir le retrouver. C'est également pour cette raison que Meaulnes vient de l'extérieur de la ville : « Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d'Angillon, à quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. » (GM, p. 28) En tant que cause profonde du bouleversement du quotidien, Augustin Meaulnes ne pouvait être originaire de ce lieu. Par conséquent, la représentation de l'inconnu apparaît comme un moyen pour les deux auteurs de renforcer cette illusion d'un cadre de vie tranquille, illusion qui est également maintenue grâce à l'apparence d'un quotidien ordinaire.

B) La représentation d'un quotidien ordinaire