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CHAPITRE II – TECHNICISATION AGROCHIMIQUE ET DÉGRADATION DE LA CAFÉICULTURE

3. Axiologie de la technoscience : structure et dynamique des conflits de valeurs

3.3. Risques, faits et valeurs

Malgré les limites du modèle Lisbonne ainsi que du modèle technique, la perception et la gestion des risques se solde le plus souvent par un inévitable recours au savoir scientifico-technique qui a été à l‘origine des problèmes. Ces risques, en termes axiologiques, sont l‘expression de ce qui est devenu mauvais, inéquitable, affreux, préjudiciable dans l‘activité technoscientifique. C‘est pourquoi, comme le souligne Beck (2008, p. 49) : « On ne peut jamais réduire les énoncés sur les risques à de simples constats de fait. Car ces risques comportent aussi des éléments théoriques et

normatifs constitutifs ». La constatation des risques demande une interprétation causale,

théorique, afin qu‘elle apparaisse, ajoute Beck (2008, p. 50), « comme le produit du mode de production industriel, comme une conséquence systématique des processus de modernisation ». D‘un autre côté, les risques dont parle Beck dans la société du risque, comme ceux causés par l‘utilisation de pesticides et d‘engrais chimiques, demandent à être compris dans leur caractère d‘« invisibilité », ainsi que dans un monde tramé par d‘écosystèmes où ils prennent de voies « indéterminables » et « imprévisibles ».

L‘usage de ces substances chimiques dans l‘agriculture ne se prête pas à un contrôle absolu. Tel est le cas, par exemple, des phénomènes de résistance aux pesticides constatés chez les insectes, chez les champignons et chez les adventices (voir infra, chapitre VI, point 2.). À cet égard Bensaude-Vincent (2005, p. 232–233) précise :

Qu‘il s‘agisse de risques chroniques dus à la toxicité de substances chimiques sur l‘environnement ou sur les animaux et humains ou de risques accidentels (dangers d‘explosion, notamment), on dispose désormais de tout un arsenal de données, d‘évaluations, de normes et de certificats. Mais les processus chimiques ne sont jamais entièrement sous contrôle. Tout comme les phénomènes naturels, et parce qu‘ils mettent en jeu des forces de la nature, ils évoluent selon leur propre rythme en fonction des circonstances, des hasards ou contingences. C‘est seulement a posteriori que l‘on peut recomposer l‘enchaînement des causes et des effets qui a déclenché la catastrophe. Et encore, en cherchant à dresser une liste de tous les scénarios envisageables, on se rend compte de l‘étendue

de contrôle du risque. Ces mesures s‘appliquent premièrement aux travailleurs, en ce qui concerne la limite du temps d‘exposition, ainsi que l‘apprentissage à l‘adoption de comportements sécuritaires durant l‘épandage des pesticides, y compris la correcte utilisation de l‘équipement de protection personnelle. Deuxièmement, ces mesures s‘appliquent aux appareils d‘épandage, par exemple, au fonctionnement efficace des pulvérisateurs. Quant à l‘environnement, les mesures de contrôle développées sont surtout limitées au comportement sécuritaire vis-à-vis du stockage final des emballages des pesticides, ainsi qu‘au type d‘appareils d‘épandage : dans certains pays, par exemple, on a déjà restreint la pulvérisation aérienne des cultures en argumentant qu‘elle atteint aveuglément beaucoup plus d‘organismes et d‘écosystèmes que sa cible effective.

Chapitre III – Agrotechnologie et conflits de valeurs : un cadre d‘analyse axiologique

153 de notre ignorance, des zones d‘ombre qui résistent aux prévisions comme au calcul des probabilités.

Ce panorama des risques, qu‘on a la certitude de subir, mais, inversement, l‘incertitude de pouvoir percevoir et gérer, implique « un horizon normatif de sécurité perdu, de confiance brisée » (Beck, 2008, p. 51). D‘après nous, pour répondre à cette situation il convient de faire appel à la pluralité de valeurs et d‘agents, en insistant sur leur incommensurabilité, et d‘avoir recours à la délibération sur la priorité des valeurs pour un accompagnement avec sagesse de l‘activité agrotechnologique. Cet appel est désigné par Beck comme l‘« Éthique implicite » de la société du risque :

Constater l‘existence de risques, voilà la forme que prend l‘éthique, et avec elle la philosophie, la culture, la politique – dans les centres de la modernisation – dans l‘économie, les sciences naturelles et sciences humaines, entre rationalité de la vie quotidienne et rationalité des experts, entre intérêt et réalité. On ne peut plus agir en spécialiste et isoler ces constatations en faisant abstraction de l‘un ou de l‘autre des paramètres, ni les développer et les fixer par rapport à des critères de rationalité spécifiques. La démarche présuppose une interaction qui transcende les frontières entre disciplines, entre catégories de citoyens, entreprises, administrations et domaines politiques ou – ce qui est plus vraisemblable – elle finit par se répartir entre ces différents domaines en prenant la forme de définitions contradictoires et de conflits de définitions (2008, p. 52).

Du point de vue axiologique que nous avons soutenu jusqu‘à présent, les « conflits de définition » dont parle la citation précédente sont surtout motivés par de conflits de valeurs, en tant que ces définitions reposent sur la suprématie d‘un certain type de valeurs par rapport aux autres. C‘est le cas, par exemple, du modèle technique. Ainsi, dans notre analyse, la construction sociale de risques peut être interprétée comme la résultante des conflits de valeurs. En conséquence, l‘évaluation empirique de la pluralité des valeurs qui sont en jeu dans notre étude de cas se traduit par une autre manière de percevoir et de gérer les risques dans la mesure où elle permettrait la délibération publique et l‘accompagnement avec sagesse.

Conclusion du chapitre III

La technicisation agrochimique de la caféiculture s‘est révélée être l‘un des principaux facteurs d‘explication des crises multiples qui ont affectées les producteurs colombiens dans les domaines personnel, économique, sociale, politique, écologique, entre autres. Nous avons proposé

Première partie – L‘usage d‘agrochimiques de synthèse dans la caféiculture : une crise de valeurs

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d‘envisager cette situation comme l‘expression d‘une crise de valeurs, d‘une non satisfaction de valeurs sous-estimées. Nous avons aussi soutenu que l‘activité technoscientifique traduit un certain agencement des valeurs qui est caractérisé par ce qu‘Isaiah Berlin nomme un monisme axiologique. Ainsi, l‘implantation d‘une agriculture spécialisée destinée à l‘exportation, en fonction de facteurs de production externes aux agroécosystèmes, manifeste la survalorisation des valeurs techniques d‘efficacité et des valeurs économiques de rentabilité, par rapport à des valeurs, par exemple, écologiques, telles que la biodiversité.

Il n‘est pas possible d‘envisager les valeurs minimisées par la caféiculture technicisée, et dont la minimisation ou l‘insatisfaction sont à l‘origine de la situation de crise, du point de vue du monisme axiologique qui instaure un régime de commensurabilité et de réductibilité entre les valeurs. Cette approche réductionniste a amené les caféiculteurs à choisir entre des valeurs considérées comme comparables et appréciables en termes quantitatifs. La délibération a pris ainsi la forme d‘une analyse coût/bénéfices pour déterminer ce qui est plus utile, par exemple, entre maximiser la productivité des parcelles ou maximiser la résilience de l‘agroécosystème.

Nous sommes alors parvenus à la conclusion que la crise des valeurs et les risques associés à la technicisation de la caféiculture ne peuvent être analysés que si l‘on les étudie dans la perspective d‘un pluralisme axiologique, basé sur l‘idée d‘incommensurabilité entre les valeurs. Cette approche pluraliste exige également de considérer l‘accomplissement des sous-systèmes de valeurs, non en termes d‘une évaluation comparative (meilleur, pire ou aussi bon que...) ou bivalente (accompli ou inaccompli), mais suivant un principe de gradualité où chaque lieu d‘instanciation devient sa propre référence.

En envisageant la complexité de ces conflits dans la perspective du pluralisme axiologique, nous sommes entraîné vers une remise en question de l‘utilité collective attribuée au développement technoscientifique de la caféiculture en Colombie. Cette remise en question tient à ceci que nous accordons aux différents types de valeurs concernées la même importance en tant qu‘elles constituent différentes façons d‘estimer l‘activité agricole. Cette approche aboutit à la reconnaissance des multiples perceptions, expériences et vécus des acteurs par rapport aux interventions techniques. La revendication des valeurs ne prend sens que lorsqu‘opère l‘incommensurabilité entre elles. Donc, c‘est dans ce cadre conceptuel pluraliste qu‘il est possible de mener une analyse et une évaluation véritablement complexe, qui est exclue par les approches monistes ou réductionnistes, telles que les perspectives conséquentialistes fondées sur

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la maximisation. Mais cela ne signifie pas que nous n‘accordons aucun mérite au conséquentialisme, il s‘agit plutôt de reconnaitre ses limites par rapport à la complexité des conflits de valeurs qu‘entraîne l‘agir technoscientifique, notamment dans la configuration de l‘agrotechnologie en fonction du forçage des écosystèmes cultivés.

Dans ce qui suit, nous allons dessiner les contours de la pluralité des sous-systèmes de valeurs qui constituent le système axiologique à l‘œuvre dans les divers types de fermes caféières du Quindío.

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